Théâtre

Lili 54-82, un roman-photo

Sociologue

Leila et Julien, qui ne se sont pas revus depuis la fin de la guerre d’Algérie, se retrouvent dans un hôtel sur la côte, pas très loin d’Alger, sans doute en Grande Kabylie, au printemps 1982, juste après l’arrivée au pouvoir des socialistes en France.
Sociologue, Luc Boltanski est aussi poète. Il fait l’honneur de confier à AOC la publication de sa première pièce de théâtre, actuellement mise en scène par Murielle Bechame à la Cartoucherie de Vincennes, Théâtre du Soleil.

 

 

Personnages présents sur la scène

Leila

Julien

La patronne de l’hôtel

Principaux personnages secondaires évoqués (hors scène)

Du côté de Leila :

Lili ; Le professeur (oncle de Lucie) ; Le frère de Leila ; Maurice (fiancé de Leila, mort pendant la guerre) ; Jean, (ex-mari  de Leila) ; Les enfants de Leila ; Le père de Leila.

Du côté de Julien :

Lili ; Le frère de Julien ; Le professeur ; Lucie ; Pierre (mari de Lucie) ; Les enfants de Lucie ; Les anciens camarades de Julien ; La mère de Julien.

Sur scène ne sont présents que Leila, Julien et la patronne de l’hôtel. Les personnages secondaires sont seulement évoqués par Leila et Julien et cela, particulièrement, quand ils commentent des photographies sur lesquelles ils figurent.

L’action de ce mélodrame a lieu dans un hôtel, sur la côte, pas très loin d’Alger, sans doute en Grande Kabylie, au printemps. On est en 1982, juste après l’arrivée au pouvoir des socialistes en France. Les événements évoqués se situent entre 1954 et 1982. Leila et Julien ne se sont pas revus depuis 1962, fin de la guerre d’Algérie. Ils se retrouvent dans cet hôtel où ils se sont rendus, séparément, à la demande du professeur. Mais ils ne savent pas exactement pourquoi le professeur a voulu qu’ils fassent ce voyage. Le professeur leur a demandé également d’apporter toutes les photos qu’ils pourraient retrouver. Ils ne savent pas pourquoi. Le professeur doit venir les rejoindre. Mais ils ne savent pas exactement quand.

Tout se passe au cours d’un après-midi et d’une soirée.

Les photos jouent un rôle majeur dans Lili 54-82. La plupart des dialogues sont provoqués par des photographies.

Lili 54-82, Un roman photo a été créée le 10 février 2018 par la compagnie Arcat à la Cartoucherie de Vincennes, Théâtre du Soleil, dans une mise en scène de Murielle Bechame, avec, dans le rôle de Leila, Murielle Bechame, dans le rôle de Julien, Marc Chouppart, et dans celui de la patronne de l’hôtel, Bouraouïa Marzouk.

 

 

… la violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d’acte. Comme la guerre moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient. Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre distance. Rien n’est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l’extériorité de l’autre comme autre ; elle détruit l’identité du Même.

Emmanuel Lévinas
Totalité et infini (préface)

 

Séquence 1

JULIEN. – On peut rester ici. Si tu veux. Dans ma chambre. Ou on peut aller dans la tienne. Ou, toi dans ta chambre, moi dans la mienne. Comme tu veux. Si tu préfères être seule.

Je ne savais pas ce que tu voulais. Si tu voulais une chambre ou deux chambres. Alors, j’ai demandé au professeur de retenir deux chambres.

LEILA. – Allons au salon, dans la pièce qu’ils appellent le « jardin d’hiver ».

JULIEN. – Ou dehors, près de la mer.

LEILA. – Il y a du vent, allons au salon.

NOIR

 

Séquence 2

Ils regardent une photo. Deux adolescents, un garçon et une fille, courent sur une plage.

LEILA. – Le garçon, c’est toi ?

JULIEN. – Oui.

LEILA. – Et la fille ? C’était ton amoureuse ?

JULIEN. – Oui.

LEILA. – C’est Lili ?

JULIEN. – Non, c’est Lucie. Lili, je ne l’ai jamais revue.

LEILA. – C’était où ?

JULIEN. – Pas loin d’ici.

LEILA. – C’était quand ?

JULIEN. – Juste avant. Ou peut-être déjà la guerre, dans la montagne. On ne savait pas. À peine. Rien qui nous concerne.

LEILA. – Vous étiez là pour les vacances ?

JULIEN. – Oui, Les vacances. Chez l’oncle de Lucie. Le professeur.

LEILA. – Qui a pris la photo ?

JULIEN. – Je ne sais pas. Peut-être lui. Il nous accompagnait souvent. Son parasol, un livre, sa pipe. À l’écart du rivage. Sur les dunes. Près des roseaux.

NOIR

 

Séquence 3

LEILA. – Tu vois, tu es ici chez moi. J’y venais quand j’étais petite. Alors, fais comme chez toi.
Tu n’étais jamais revenu, par ici ?

JULIEN. – Je n’étais pas revenu.

LEILA. – Ici, c’est mon pays. C’était chez moi.

JULIEN. – Approche toi de la fenêtre. Je veux te voir en pleine lumière.

LEILA. – Tu m’avais oubliée ?

JULIEN. – Non. Mais j’avais perdu ton visage. Ton visage n’a pas changé.

LEILA. – Je ne sais pas, Julien. Je n’ai pas de miroir.

JULIEN. – Tu ne te regardes jamais dans la glace ?

LEILA. – Non. Jamais. Et cela te fait peur, de me revoir ?

JULIEN. – J’ai peur. Je suis heureux. C’est la même chose.

LEILA. – Moi, j’aurais eu peur de me revoir.

NOIR

 

Séquence 4

LEILA. – Tu as une photo de Lili, cet été-là, sur le bateau ?

JULIEN. – Non. J’aurais bien aimé la photographier, mais je n’ai pas osé. Je la croisais sur le pont. Elle était en première classe avec ses parents et moi en seconde. Le salon était commun, et le pont avant, aussi.
C’est là dans ce salon que je l’ai vu danser. C’est dans le salon, ce soir-là, que je l’ai entendue chanter. L’orchestre, qui enchaînait jusque-là des airs de danse, sambas et tangos, s’est lancé, tout à coup, dans une musique arabo-andalouse. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être en l’honneur des personnalités arabes présentes sur le bateau. Le père de Lili était un notable très connu. Alors, Lili, qui connaissait cet air, s’est mise à chanter. L’orchestre l’a accompagnée. Les gens qui étaient là, les autres passagers, ont fait un cercle et se sont mis à danser en se tenant par la main. Et elle, Lili, est venue se placer au centre de ce cercle. Elle a continué de chanter et elle a dansé. Je la regardais. Je ne voyais qu’elle. J’étais bouleversé. Ses parents étaient furieux. Ils avaient honte. Honte de toute cette beauté et ils l’ont arrachée au cercle.
Dès lors, pour moi, tout était changé. Profondément changé.

LEILA. – Tu l’as aimée d’un coup ? À cet instant ?

JULIEN. – Ce n’est pas que je l’aimais. J’avais quinze ans. Je ne savais pas ce que c’était que l’amour.

Mais tout était changé. J’ai su immédiatement que tout était changé.

LEILA. – Mais tu n’as pas de photo de Lili ? En ce temps-là, pendant ce voyage ?

JULIEN. – Non. Je n’ai pas de photo de Lili. Mais, si tu veux, j’ai une photo de Lucie et moi. Une photo de ce voyage.

LEILA. – Montre-la-moi.

JULIEN. – À l’arrivée, sur la passerelle. La photo a été prise par son oncle. Par le professeur. Lucie avait compris ce qui se passait. Elle me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. Elle aussi était bouleversée. Mais pour d’autres raisons.

LEILA. – Quelles raisons ?

JULIEN. – Elle était à côté de moi. Elle avait tout vu. Elle avait compris. Elle avait compris avant moi, que nous étions perdus. Elle l’a su à l’instant.

LEILA. – Elle ne sourit pas. Vous avez l’air tristes.

JULIEN. – Je n’ai pas de photo de Lili. Mais je me suis longtemps souvenu de son visage. Puis il s’est confondu avec d’autres visages. C’est comme cela quand on évoque un visage trop souvent, trop longtemps. Alors, il disparaît. Mais l’impression demeure, l’impression qu’il faisait.
Pour imaginer son visage, regarde-toi dans la glace, là. Malgré tout, fais ce geste. Ton visage, c’est son visage. Ton visage, autrefois et maintenant.

NOIR

 

Séquence 5

LEILA. – À Alger, c’était toujours quelque chose comme la vie ordinaire. Au moins, quelque chose comme la vie. On était très jeunes. On allait aux cours. On lisait. Moi, je lisais beaucoup, souvent la moitié de la nuit.
Et il y avait le théâtre. La troupe était sympathique, bonne, on s’entendait bien. On répétait une pièce, une adaptation de Pavese.
On passait beaucoup de temps dans les cafés. L’été, le week-end, on allait à la plage. Et il y avait l’amour. Pourtant c’était la guerre.

JULIEN. – Tu avais un amoureux ?

LEILA. – Oui. Un Français. Pascal. Un communiste. Un mathématicien. Agrégé de maths. Il faisait sa thèse. Je pensais l’épouser. Mais ils l’ont tué.
Après sa mort, des collègues à Paris ont organisé la soutenance de cette thèse inachevée. Des centaines de personnes sont venues. Ils avaient publié une brochure à cette occasion.
J’ai gardé la photo qui était sur la brochure. Regarde. C’était mon amoureux.

JULIEN. – Il a l’air plus vieux que toi.

LEILA. – Oui, il était plus vieux. Dix ans de plus.

JULIEN. – Comme il a l’air sérieux !

LEILA. – C’était un garçon très sérieux. Il travaillait beaucoup. Il partageait un appartement avec sa mère.
Mais on sortait souvent. Il adorait le cinéma.
C’était la guerre et en même temps, c’était la vie.
Jusqu’à la bombe. Après la bombe c’est devenu infernal. L’enfer, pendant des mois. Personne n’était plus en sûreté nulle part. Celui avec qui tu avais pris un verre la veille, avec qui tu projetais d’étudier tel ou tel livre, etc., le lendemain, il avait disparu.
C’est à ce moment-là qu’ils ont pris Pascal. Il n’y était pour rien. Il n’était même pas au courant. Il écrivait seulement dans le journal clandestin du Parti et, le reste du temps, c’étaient les maths. Et aussi, c’était moi.

JULIEN. – On sait comment il est mort ?

LEILA. – On n’a jamais su. Même aujourd’hui on ne sait pas. Cela ne se dit pas. Même aujourd’hui.

NOIR

 

Séquence 6

LEILA. – Là, à côté de toi, près de la voiture, c’est ton frère ?

JULIEN. – Oui. Il était plus âgé que moi. C’était pendant des vacances, en Irlande. La guerre avait commencé. Mais il était encore sursitaire.

LEILA. – Il est toujours en vie ? Tu le vois souvent ?

JULIEN. – Oui, de temps en temps. Nous ne vivons pas loin de l’autre.

LEILA. – Qu’est ce qu’il fait ?

JULIEN. – Il étudie les langues anciennes. Il est très savant.

LEILA. – Il est marié, il a des enfants ?

JULIEN. – Non. Quand il est revenu, d’abord, il n’a rien fait. Il ne pouvait plus rien faire. On lui proposait des postes et il les refusait. Comme si le présent, tout le présent, était un crime. C’était comme une grande peur. Puis, les langues anciennes. Les langues anciennes ne font plus de mal à personne.

BLANC

 

Séquence 7

JULIEN. – Tu veux savoir ce que mon cousin a vu ? Tu veux savoir ce qui l’a perdu ?

LEILA. – Non, je le sais.

JULIEN. – C’était l’envers de ce que l’on voyait, nous, ici, tous les soirs, à la télévision. Entre salon de l’auto et défilés de haute couture, le décompte des fellagah mis hors de combat. La nuit, ils partaient en opération. Lui, il ne savait pas se servir d’une arme. Il vidait son chargeur. Mais il était quand même avec eux. Il faisait semblant de participer. Ils entraient dans un village, et après…

LEILA. – Semblant ?

JULIEN. – Lui, il ne faisait rien. Il n’y était pour rien. Mais il était là.

LEILA. – Oui, tais-toi.

JULIEN. – Ce que tu ne sais pas, c’est que, quelques mois plus tard, alors qu’il était dans un bureau, à Alger, son unité entière a été détruite dans une embuscade. Donc, si on veut, ses camarades.

LEILA. – Ça va comme ça. Arrête.

NOIR

 

Séquence 8

LEILA. – Pourquoi tu t’es intéressé à ces histoires-là ? Ce n’était pas ton histoire.

JULIEN. – Je me souviens, très précisément. C’était l’hiver. Ma première année de fac. Je marchais place du Panthéon. Et j’avais acheté un journal. En ce temps-là, devenir adulte, c’était acheter le journal. Le journal, c’était la réalité. Alors, j’avais acheté le journal. Et on était le lendemain de Sakhiet-Sidi-Youssef. En première page, il y avait des photos. Les ruines, les corps, aussi des enfants. La réalité. Le soir, des étudiants manifestaient. Pour moi, la première fois. C’était sans réfléchir.

LEILA. – Après tu as fait autre chose. Tu as fait quoi exactement ?

JULIEN. – C’est-à-dire, pas grand-chose.

LEILA. – Mais pourquoi tu faisais ce pas grand-chose ?

JULIEN. – Pourquoi ?

LEILA. – Oui.

JULIEN. – Pour ne pas rien faire ou seulement attendre. Faire quelque chose de réel.
On ne voulait pas avoir honte, pas trop honte. Cela n’était plus rien d’être communiste. Ils ne faisaient jamais rien de trop. On voulait être plus forts, plus purs, plus justes. Comme dans les histoires de boy-scouts, des histoires héroïques que je lisais en vacances dans la famille de ma mère, en Bretagne. Des gens très bien, seulement un peu vichystes ; on avait passé l’éponge. Des histoires très bien aussi, de quoi rêver. On voyait bien que ce que l’on faisait jusque-là, ce n’était rien, cela ne servait à rien.
Ce qui se passait, ça nous faisait mal. C’était loin et c’était près. On ne voulait plus avoir honte.

LEILA. – Nous non plus on ne voulait plus avoir honte. Mais notre honte était précise. On voulait des choses précises. Et on faisait des choses précises.

NOIR

 

Séquence 9

JULIEN. – Tu te souviens du 13 mai 1958 ? Où tu étais le 13 mai 1958 ?

LEILA. – J’étais revenue dans la famille depuis quelques jours. Là où j’étais, on ne pouvait plus me garder. Quelqu’un m’avait reconnue. Et puis, ça risquait un peu moins. Les grandes rafles étaient moins fréquentes.

JULIEN. – Tu as compris tout de suite ce qui se passait ?

LEILA. – C’était impossible de ne pas savoir. Nous habitions près du port, donc, pas très loin du centre. La ville était pleine de cris, de pétards ou de coups de feu en l’air, on ne savait pas. La ville était pleine de fureur, c’est-à-dire de joie. Leur joie. Ils montaient en masse vers le Forum. Puis on a vu la fumée sortir du Gouvernement général.

JULIEN. – Vous aviez peur ?

LEILA. – Oui, on avait peur. Les paras étaient partout. On pensait que les ratonnades allaient commencer.

JULIEN. – Parce que l’armée avait pris le pouvoir ?

LEILA. – L’armée l’avait depuis longtemps. La peur de l’armée, c’était la routine. Mais là, ce n’était plus seulement l’armée. Ni la guerre, d’ailleurs. C’était tout le monde. C’était des gens, quand même, que jusque-là, on côtoyait. Des gens qu’on connaissait par leur nom. Des cafetiers, des employés municipaux, les supérieurs de mon père. On pensait qu’ils allaient envahir les maisons. Qu’ils allaient forcer les portes, entrer et nous tuer.

JULIEN. – Mais vous aussi vous aviez tué n’importe qui, avec les bombes.

LEILA. – Oui.

JULIEN. – Et alors, ils ne l’ont pas fait, ils ne vous ont pas tués ?

LEILA. – Cette fois-là, ils ont fraternisé. Ça s’appelait comme ça. À la suite du putsch les camions de l’armée sont partis aux environs et ils ont ramassé n’importe qui, des vieux, des femmes, parfois avec leurs enfants. Ils les ont conduits sur le Forum, massés entre les rangs des parachutistes. Ils leur ont mis entre les mains des banderoles : « Vive Soustelle ; « Vive Massu » ; « Vive Salan ». Vive ceux qui nous tuaient. Autour, les Français, en foule, fraternisaient. Et tu sais ce qu’ils criaient, pour fraterniser ? Ils criaient « Vive les bougnoules ! ». C’est à mourir de rire. Et nous, on se terrait.

NOIR

 

Séquence 10

JULIEN. – Dans le groupe où j’étais on pensait faire de la politique. On allait à des réunions. Cela durait des heures. J’étais très sourd, en ce temps-là. Je n’entendais rien. Encore plus que maintenant, avant l’opération. Je m’ennuyais. Souvent, j’essayais d’écrire. Ou je rêvais. On m’appelait le sourd. Je faisais le sourd. C’était devenu un jeu.

LEILA. – Pourquoi tu es devenu sourd ?

JULIEN. – Je suis myope aussi. C’est la naissance. On n’y peut rien.

NOIR

 

Séquence 11

JULIEN. – Regarde. C’est une photo de groupe. C’est moi qui l’ai prise. Je l’ai retrouvée par hasard. Tu vois, là, c’est Jacques. Là, c’est Michel. Elle c’est une fille que j’aimais bien. Toujours sérieuse. Toujours en socquettes. Elle, c’est Jane. J’aimais surtout sa mère, morte l’année dernière, une Américaine, un genre de beatnik. Le grand, là, c’est Bernard. Et lui, Daniel. Un comédien à l’époque.

LEILA. – Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

JULIEN. – Certains sont allés un peu en prison. D’autres sont partis à Alger, après la guerre. Puis ils sont rentrés. Daniel a laissé tomber le théâtre, s’est marié et est devenu informaticien. Bernard a fait du journalisme politique puis de la politique. Plusieurs ont fait de la politique. Dans cette histoire, ils avaient rencontré des hommes politiques. Et quand les circonstances ont changé, ils ont fait de la politique. C’était naturel.

LEILA. – Et toi, tu n’as pas fait de politique ?

JULIEN. – Tu sais bien que non.

LEILA. – Tu avais changé d’opinions ?

JULIEN. – Non, mais tout avait changé. Je ne pouvais pas suivre. Pas seulement à cause de mes oreilles. Je ne savais pas. Entrer dans la course, y croire. Je ne sais pas courir. Et je ne sais peut-être pas croire.

LEILA. – Et eux, ils y croyaient ?

JULIEN. – Oui. Je crois qu’ils y croyaient. Et même, ils croyaient en eux. Ils voulaient être aux affaires. Et maintenant, ils y sont.

LEILA. – Alors, tu n’as rien fait.

JULIEN. – Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce que j’aurais dû faire ?

NOIR

 

Séquence 12

JULIEN. – Et lui, il était comment, ton mari ?

LEILA. – Tu ne l’as jamais vu ?

JULIEN. – Non.

LEILA. – On le voyait souvent, dans les journaux, à Alger.

JULIEN. – Mais moi, j’étais à Paris. Ou ailleurs. Ailleurs, personne ne lit la presse d’Alger.

LEILA. – À Alger, il était très connu. Il était le symbole de la réconciliation. Il était la paix. Avec sa femme algérienne, arabe, sa femme FLN. Mais arabe comme il faut. De bonne famille. Qui sait oublier. Qui sait recommencer. Tout devait être nouveau.
Il était de toutes les réceptions. Il aimait beaucoup ça. Il avait de très beaux costumes. Il est grand, tu sais, c’est un bel homme, une tête de plus que toi. Il mettait une heure à choisir ses cravates.
Mes parents l’adoraient. Il s’entendait bien avec tout le monde. Même les Russes. C’était l’époque où les Russes arrivaient. Il était de toutes les affaires, de tous les accords. Un vrai diplomate.
Si tu veux voir des photos, c’est pas ça qui manque. Là, il inaugure le chantier d’une usine métallurgique. Il a un casque de chantier. Cette usine, on a vu ensuite que c’était plutôt une erreur. Mais enfin, on était une jeune nation.
Et celle-là. C’est celle que je préfère. Dans le désert. Au fond, les puits de pétrole. Il porte un chapeau de paille à larges bords. Une écharpe blanche autour du cou. Ça lui va bien. Tu trouves pas ? C’était impossible, tu vois, de ne pas l’aimer.

NOIR

 

Séquence 13

LEILA. – Elle faisait quoi, Lucie, dans votre groupe ?

JULIEN. – À cette époque, elle se faisait appeler Sophie.

LEILA. – Mais elle faisait quoi ?

JULIEN. – Elle avait un petit appartement, dans le XVe. Ses parents avaient de l’argent. Et l’appartement servait de bureau à un des chefs. Il se faisait appeler le Noir, parce qu’il était très noir, presque comme un noir. Il venait travailler là l’après-midi. Il y laissait ses papiers.

Le jour de la rafle, quand on a appris par la radio qu’ils étaient tous pris, on eu peur. On ne savait pas quoi faire. On a mis tous les papiers dans un sac et on est partis chez le professeur. Il n’habitait pas loin. Un petit studio qu’il avait loué en arrivant à Paris.
Il les a regardés, vite. Il a dit qu’on ne pouvait pas garder ça et il a tout brûlé, dans sa salle de bains. C’était chic, quand même, de sa part. On lui doit une fière chandelle.
Ensuite, nous sommes partis chez une amie de ma mère. Une juive. Elle savait ce que c’était que se cacher. Elle avait survécu un an, cachée dans une clinique psychiatrique où elle faisait la folle.
Elle nous a gardés trois semaines dans une petite chambre, sous les toits. On était bien. On lisait. On écoutait de la musique. Elle avait beaucoup de disques. De bons disques.

LEILA. – Tes parents étaient au courant ?

JULIEN. – Oui. Ils sont retournés dans l’appartement de Lucie, le lendemain, pour prendre le chat. Dans l’affolement, on avait oublié le chat. Une chatte siamoise. C’était moi qui en avait fait cadeau à Lucie. C’était sa chatte.
Regarde, là, elle dort, dans son panier. Mais c’était plutôt une salle bête. Mordeuse, griffeuse, sauvage. On l’aimait beaucoup.

NOIR

 

Séquence 14

LEILA. – Celle que je vais te montrer maintenant, tu ne vas pas en revenir ! Regarde.

JULIEN. – Comme tu es belle ! Qu’est ce que c’est que cette robe longue, et ce décolleté, et quelles épaules, les plus belles épaules que je connaisse, la plus belle peau que je connaisse. C’est un photographe professionnel qui a pris la photo ?

LEILA. – Oui. C’était pour un journal. Elle a été prise avant la réception, pour les trois ans de l’indépendance. Jean s’énervait. On était en retard.

JULIEN. – Tu étais comme une fleur dans la nuit.

NOIR

 

Séquence 15

JULIEN. – Tu ne m’as jamais parlé de ton père. Comment il était ?

LEILA. – Il a été tué. Pourquoi tu veux que je te parle de lui ?

JULIEN. – Pour te connaître.

LEILA. – Nous nous connaissons depuis longtemps.

JULIEN. – Mais c’est comme si je ne te connaissais pas, j’ai hâte de te connaître.

LEILA. – Nous avons si peu de temps.

JULIEN. – Dis-moi, quand même.

LEILA. – Mon père, il était très bien. C’était un homme très bien. Très fidèle. Très droit. Il était fonctionnaire. Il travaillait à la douane, sur le port. Il avait un poste important, au moins pour un Arabe. Il n’était pas pauvre. On n’était pas une famille pauvre. Il avait des terres dans l’Aurès. Une grande famille.

JULIEN. – Il t’aimait ?

LEILA. – Bien sûr qu’il m’aimait. Il voulait que je fasse des études. Que je devienne quelqu’un. Il était discret, pudique.

JULIEN. – Il ne t’embrassait pas ?

LEILA. – Si, il nous embrassait. Mais pas très souvent.

JULIEN. – Mon père non plus ne nous embrassait pas très souvent.

LEILA. – Il ne vous aimait pas ?

JULIEN. – Si. Il nous aimait beaucoup. Mais sans doute était-il pudique, lui aussi. C’était un juif de l’Est. Ses parents venaient d’Ukraine. Il était médecin. Ses parents, mes grands-parents, étaient des immigrés. Des immigrés de fraîche date. Ils n’avaient rien. Alors, comme mon père travaillait bien à l’école, ils ont rêvé qu’il devienne médecin. Et il a travaillé dur pour devenir médecin.

LEILA. – C’est un bon métier. Il n’était pas content ?

JULIEN. – Non, il n’était pas content.

LEILA. – Pourquoi ?

JULIEN. – Il avait peur des malades. Il avait peur de voir les gens malades. Ça le faisait souffrir.

LEILA. – Et les gens lui faisaient confiance ? Moi, je ne lui aurais pas fait confiance.

JULIEN. – Si, ils lui faisaient confiance. Et ils avaient raison. Mais il avait peur de leur confiance.

NOIR

 

Séquence 16

JULIEN. – Dans ma famille, on n’a perdu personne, pendant la guerre, la nôtre, au moins personne que l’on connaissait de la famille, parce que, en France, il n’y avait que nous, ma grand-mère, mon père, ma mère, nous trois, et personne d’autre. Et nous, on est passés à travers.

LEILA. – Pourquoi ?

JULIEN. – Par un heureux concours de circonstances, si tu préfères. Par des circonstances plutôt favorables. On a échappé à la sélection. Ma mère avait de l’argent, des biens, en province, de la famille. Dans une ville de l’Ouest. Un architecte, un juge, un ingénieur. Ma grand-mère avait des amis, un ancien militaire, chez qui elle est allée. C’est lui qui l’a sauvé. Donc, c’étaient des Français. C’est grâce à eux.
Mais les autres, ceux que j’ai connus enfant, ils n’avaient pas eux-mêmes été sélectionnés – sinon je ne les aurai pas connus –, mais ils avaient tous perdu tout, ou presque, surtout les étrangers.
Alfred, qui était hongrois, d’origine, sa femme et ses deux enfants. Zina, une Allemande, son mari. Mais pas sa fille, qui avait à peu près mon âge, restée chez une amie française.
L’homme que Zina a épousé ensuite, un homme de Salonique, sa femme, ses trois enfants, son père et sa mère. Cécile, une Russe, son père, son fiancé. Melina, une Arménienne, son mari, ses frères, tous ses proches. Pierre, lui il était français, mais pas assez, et communiste, sa mère, un fils, deux de ses frères.
Tu veux que je continue.

LEILA. – Je vais te raconter une histoire. C’était tout au début. Pour nous, dans la famille, c’est comme cela que ça a commencé. J’avais une nourrice que j’adorais, Heïti. Une cousine de ma mère, une cousine de la campagne. À ce moment-là, elle était repartie dans son village. Autour, les montagnes, avec des maquis, mais pas encore très importants. Pas bien armés. Un peu plus bas, dans la vallée, un poste militaire français. Les maquis trouvaient de la nourriture au village. Les gens leur donnaient à manger. Ils descendaient la nuit. Parfois c’étaient les mêmes. Des paysans le jour, des maquisards la nuit.
Un soir les militaires sont arrivés dans le village. Ils ont fait sortir tout le monde des maisons. Tout a été brûlé. Et les gens aussi, Heïti ma nourrice, Moussa son frère, Aïcha sa femme, Myriem et Sarah, leurs filles et tout le monde.
On l’a appris un peu plus tard, Youssef, le fils de ma tante avait réussi à s’échapper. Il a traversé par les montagnes jusqu’à Alger. Et il s’est caché quelque temps chez mes parents.

Le soir, je dormais sur le divan. J’avais les yeux fermés, comme quand on dort. Je faisais semblant de dormir. Et il leur racontait. J’entendais tout. Mes parents avaient du mal à le croire. Alors, il entrait dans les détails, pour les convaincre. J’entendais tout. J’aimais tellement ma nourrice. Toute la nuit, ensuite, dans mon lit, j’ai pleuré. Ce que je ne savais pas alors c’est que c’était déjà une histoire banale.

NOIR

 

Séquence 17

LEILA. – Après la guerre, avec Jean, nous venions souvent à Paris. Toujours en avion. Nous laissions les enfants à ma mère.

JULIEN. – Je ne t’ai jamais vue. Tu n’as jamais cherché à me voir.

LEILA. – Tu étais toujours en voyage. C’étaient de courts séjours et bien remplis, crois-moi. Jean venait surtout pour son travail.

JULIEN. – Et c’était quoi, son travail ?

LEILA. – Mais tu sais bien. Je ne sais pas bien. Il allait au Quai. Il écrivait des rapports. Il y avait parfois des dîners. Il connaissait bien le chargé d’affaires. C’était le même pour le Maghreb et le Moyen-Orient, donc, tu as dû le connaître. Un arabisant. Il dirige un institut au Caire, depuis qu’il est à la retraite.

JULIEN. – Oui. Je vois qui c’est.

LEILA. – Jean est vraiment quelqu’un de très intelligent. Il sait regarder, écouter, négocier, et aussi ne pas voir quand il ne faut pas voir. Il était très apprécié. Ses informations étaient prises au sérieux. On lui faisait confiance. Des deux côtés.

JULIEN. – Et il t’a oubliée.

LEILA. – Non. C’est moi qui suis partie. Quand il a repris le poste, à Paris. Je ne voulais pas vivre à Paris. Je ne voulais vivre nulle part. Nulle part où il était.

JULIEN. – Vivons ensemble.

LEILA. – Mais nous sommes ensemble. Ici, c’est ensemble.

JULIEN. – Après. Vivre ensemble.

LEILA. – Après quoi ?

JULIEN. – Après ici.

LEILA. – Tu es fou. Qui voudrait vivre avec toi.

JULIEN. – Toi.

LEILA. – Tu es fou. Qui voudrait vivre avec moi.

NOIR

 

Séquence 18

JULIEN. – Tu sais que je n’ai jamais vu un mort. En vrai. Aucun mort. Même ma grand-mère, même mon père, et puis ma mère. Je n’ai pas voulu les voir.
Mais j’en ai vu beaucoup en images, en photos. Après la guerre, quand j’étais enfant, il y avait partout des images de morts.
J’avais vu des images d’Hiroshima, après la bombe. Dans un numéro de Sciences et vie sur la bombe. Les brûlures sur les gens. La ville rase. Juste une tour de fer qui restait au milieu. C’étaient des photos en noir et blanc.
Et, vers quatorze ou quinze ans, à la télévision, j’ai vu Nuit et brouillard, d’Alain Resnais. Cela passait, ce soir-là, à cause d’un anniversaire, je crois. On l’avait regardé en famille. J’étais allongé sur le lit de ma mère.
Même maintenant, je peine à te dire. Peut-être c’était pire parce que le film était beau. Les images étaient belles et le commentaire aussi. C’était impossible de dormir ensuite. Pendant plusieurs jours. Mon père m’a donné quelque chose, quelque chose pour dormir, pour que je me calme. Ensuite je n’ai plus rien voulu voir.

NOIR

 

Séquence 19

JULIEN. – Le professeur, comment il faisait, dans ces années-là, pour ne pas avoir d’ennuis ? Comment il faisait pour passer au travers, pour rester en vie ?

LEILA. – Je ne sais pas. Il aurait pu avoir des ennuis. Il était très intelligent et séduisant aussi. Il avait des amis, des entrées, dans beaucoup d’endroits différents. Je n’ai jamais bien su qui le protégeait. Il était courageux aussi.

JULIEN. – Mais avec vous, avec les clandestins, il avait des contacts ?

LEILA. – Oui. Certainement. Je ne sais pas bien avec qui. Les frontières n’étaient pas complètement étanches. Même aux pires moments. Il y avait, des médiateurs, des intermédiaires, c’était nécessaire. C’était nécessaire pour tout le monde. Des gens qui pouvaient faire passer un message, qui pouvaient organiser une entrevue. Des gens à qui des gens différents, qui n’avaient aucune confiance les uns dans les autres, pouvaient faire confiance. C’est toujours comme ça. Jean, quand il est resté à Alger après son service, faisait ça, lui aussi. D’ailleurs ils se connaissaient. Ensuite, Jean, c’est devenu son métier.

JULIEN. – Mais alors, pourquoi le professeur est-il rentré à Paris ?

LEILA. – On lui offrait un poste. Mais, de toutes façons, il fallait qu’il parte. À la fin, la dernière année, l’OAS assassinait qui elle voulait. À Alger, mais aussi ailleurs et parfois à Paris. Des Arabes mais aussi des Français. Les plus visés étaient, précisément, les intermédiaires, les gens entre-deux. C’est-à-dire les gens sans lesquels les arrangements devenaient impossibles. Tu pouvais être tiré n’importe où. En rentrant chez toi. La nuit, dans ton sommeil. N’importe quand. Alors il est revenu à Paris. Puis il est parvenu à me faire venir. On peut dire que je lui dois la vie.

NOIR

 

Séquence 20

LEILA. – Un jour, avec Maurice, on était restés tout l’après-midi à la terrasse d’un café. On regardait les gens passer. Les femmes, enveloppées, les enfants, les jeunes, ceux qui erraient sans travail, les étudiants et aussi les patrouilles.
C’était le printemps. Il avait plu pendant deux semaines et là, il faisait beau. D’où on était, on voyait la baie, le port, les bateaux.
On ne faisait rien. On était bien. Lui qui travaillait tout le temps, il ne faisait rien. Et je crois qu’il était bien, lui aussi.
Un photographe est passé. Un photographe ambulant. Le genre qui fait fuir. Mais là, on a eu envie qu’il nous prenne en photo. Qu’il prenne ce que préfèrent les photographes de ce genre, un couple, des amoureux. On voulait une photo d‘amoureux, de vrais amoureux, d’amoureux d’images, jeunes, insouciants. Ou, comme des touristes. Tu vois, on était dans notre ville sans touristes, dans notre ville en guerre. Et nous voulions être les touristes. Nous n’avions pas peur. On était heureux.
Ça semblait encore possible, c’était avant.

NOIR

 

Séquence 21

JULIEN. – Tu sais parler arabe ?

LEILA. – Tu sais bien que je sais.

JULIEN. – Mais tu sais encore ? Alors, dis-moi quelque chose en arabe.

Elle dit quelque chose en arabe.

JULIEN. – Qu’est-ce que cela veut dire ?

LEILA. – Je ne te le dirai pas.

JULIEN. – C’est quelque chose d’important ?

LEILA. – Oui. Pour moi c’est important. Et pour toi aussi, peut-être.

JULIEN. – Et je ne dois pas le savoir ?

LEILA. – Non. Tu ne dois pas.

JULIEN. – Tu ne me fais pas confiance ?

LEILA. – Non. Aucune confiance. Personne, peut-être, ne t’a jamais fait confiance. Tu n’inspires pas confiance.

JULIEN. – Tu n’as jamais eu confiance en moi ?

LEILA. – Non, jamais.

JULIEN. – Même autrefois, à l’époque. À l’époque où on s’est rencontrés, où on était amoureux ?

LEILA. – On peut être amoureuse sans avoir confiance.

JULIEN. – C’est pour ça que tu es partie ?

LEILA. – Je suis partie parce que je pensais que je voulais parler arabe. Puis, c’est l’arabe qui est parti. Les mots ne me restaient plus dans la bouche.

JULIEN. – Tu sais que j’ai essayé d’apprendre. Pendant quelque temps, j’ai pris des cours. Je voulais devenir ethnologue, dans le sud, au Mzab.

LEILA. – Mais tu ne l’as pas fait.

JULIEN. – Non. J’ai appris d’autres choses. Pas les langues.

LEILA. – Et, finalement, tu es parti, pourtant.

JULIEN. – Oui. Quand tu es partie, je suis parti. Mais au Moyen-Orient, je parlais français ou anglais. Pas arabe. Finalement, je n’ai jamais appris l’arabe.

LEILA. – Moi non plus.

NOIR

 

Séquence 22

JULIEN. – Regarde, là, tu vois, à côté, c’est Pierre. Le garçon que Lucie a épousé, finalement. Il était beau, tu ne trouves pas ? Il était beau et romanesque et audacieux. Il avait une voiture. Une vieille traction noire qu’il conduisait très vite. C’était lui qui faisait les coups les plus durs.

LEILA. – C’était quoi, selon vous, les coups les plus durs ?

JULIEN. – Dur pour nous, si tu veux, en tout cas. Par exemple, une nuit, ils avaient jeté un cocktail Molotov contre une permanence de fachos.

LEILA. – Ah bon ?

JULIEN. – Un jour, ils nous ont demandé de faire des repérages autour d’un type. Un assassin. Pour le descendre. Il a tout de suite dit oui.

LEILA. – Et il l’a fait.

JULIEN. – Oui et non. Finalement ils ont laissé tomber le projet.

LEILA. – Et toi ?

JULIEN. – Non, à moi, ils n’ont rien demandé. Peut-être n’avaient-ils pas assez confiance. Mais Lucie était au courant et elle me l’a dit.
De toutes façons, je ne l’aurais pas fait. Je trouvais que cela ne rentrait pas dans ce qu’on avait dit qu’on pouvait faire.

LEILA. – Tu avais peur ?

JULIEN. – Oui, j’avais peur.

NOIR

 

Séquence 23

LEILA. – En ce temps-là, je croyais que la vie était un drame. Et qu’elle ne durait pas. Mais ce n’est pas un drame. Et elle dure.

JULIEN. – Je savais qu’elle dure. Je me souviens d’un soir. Tu étais déjà partie. J’avais dîné chez mes parents. C’était au moment de leur dire au revoir. Je les regardais, et leur amour m’a terrifié. Et la vie m’est apparue, dans sa durée. Toute cette durée. Toute cette vie. Et eux qui allaient mourir. Je ne savais rien faire. Je ne savais pas comment je voulais vivre.

LEILA. – Tu voulais vivre ?

JULIEN. – Bien sûr. Mais toute cette durée inconnue qui était là, devant moi. J’avais si peur de ne pas savoir faire. Tu peux tenir un soir, une semaine, peut-être, sans faire de connerie, sans faire trop de mal, mais toute une vie.

Le lendemain, je devais partir à Senlis, retrouver Lucie, pour le week-end. C’était bien avant son mariage. Et je lui ai téléphoné, au milieu de la nuit, pour lui dire que je ne viendrais pas.

LEILA. – Elle était triste, elle a pleuré ?

JULIEN. – Oui, je crois.

LEILA. – Et tu n’as pas téléphoné, plus tard dans la nuit, le lendemain à l’aube, pour lui dire que si, que si, quand même, que tu voulais, quand même.

JULIEN. – Non.

LEILA. – Tu ne l’as plus revue ?

JULIEN. – Si, mais plus tard. Plusieurs années plus tard. Elle était déjà mariée. Ses enfants étaient déjà nés.

LEILA. – Tu l’as revue par hasard ?

JULIEN. – Non, ce n’était pas par hasard. Je l’ai revue parce que je voulais la revoir.

LEILA. – Et elle aussi voulait ?

JULIEN. – Oui, je pense qu’elle voulait me revoir.

NOIR

 

Séquence 24

JULIEN. – Regarde, c’est Lucie. Beaucoup plus tard. Avec ses deux enfants. Un matin d’été. Nous nous promenions dans la forêt d’Ermenonville.

LEILA. – Les enfants sont blonds. Tu tiens la petite fille par la main. Qui a pris la photo ?

JULIEN. – Un promeneur. Nous le lui avions demandé.

LEILA. – Lucie, tu l’aimais ?

JULIEN. – Oui. Je l’aime toujours.

LEILA. – Elle t’aimait aussi ?

JULIEN. – Oui, elle n’a jamais cessé de m’aimer.

LEILA. – Vous vouliez vous marier, dis, vous vouliez vous marier ?

JULIEN. – Oui. On avait pensé à se marier.

LEILA. – Lili, alors, tu n’y pensais plus ?

JULIEN. – Mais tu es arrivée.

LEILA. – Tu as parlé de moi à Lucie ?

JULIEN. – Oui. Et je lui ai montré ta photo.

LEILA. – Pour la rendre jalouse ?

JULIEN. – Non. Mais je t’aimais. Pour qu’elle comprenne.

LEILA. – Vous aviez fait l’amour avant qu’on se rencontre ?

JULIEN. – Oui. Comme sur cette photo, là, où elle dort dans le lit. C’est l’après-midi, les volets sont fermés. La pièce est un peu sombre. Mais on voit bien son visage quand même. Elle sourit en dormant.

LEILA. – Alors vous étiez heureux ensemble ?

JULIEN. – Ah, ça, tu peux le dire !

LEILA. – Puis elle s’est mariée ?

JULIEN. – Je suis parti six mois. Et quand je suis revenu elle était mariée. C’était un ami. Nous étions très proches l’un de l’autre. Lucie et moi, on l’aimait bien tous les deux. Et voilà.

LEILA. – Après son mariage, vous avez encore fait l’amour ?

JULIEN. – Oui, une fois, longtemps après. J’étais arrivé le soir après le dîner. Je venais souvent. Je ne savais pas que son mari était absent. J’ai dormi dans la chambre d’ami, comme d’habitude. La chambre avec le papier peint, ancien, les vieux meubles un peu déglingués. Celle qui n’avait pas été refaite. Je m’y sentais bien.
Puis, au petit matin. Je ne me souviens plus si c’est elle qui est venue dans ma chambre ou moi dans la sienne. Très tôt. C’était l’été, le soleil se levait. Les enfants dormaient. Quand ils se sont réveillés, j’ai fait le petit-déjeuner. La radio était ouverte. On faisait semblant de danser. Les enfants riaient. Puis, nous sommes partis nous promener et pique-niquer. C’est ce jour-là que la photo a été prise. Celle que je t’ai montrée tout à l’heure.
Et le soir, je suis parti.

LEILA. – Tu es rentré à Paris ?

JULIEN. – Oui. Je suis rentré à Paris. Je suis allé au théâtre. À cette époque-là, j’y allais presque tous les soirs.

NOIR

 

Séquence 25

LEILA. – Qu’est-ce que tu regardes comme ça par la fenêtre ? Qu’est-ce que tu vois ?

JULIEN. – Il y a des chevaux. Deux pouliches et leurs poulains. Ils s’avancent vers la mer.

LEILA. – Ouvre la porte. Appelle-les.

JULIEN. – Oui, ils ont fait demi-tour. Ils courent maintenant dans notre direction.

LEILA. – Ils espèrent que nous leur donnerons quelque chose à manger.

JULIEN. – Nous n’avons rien.

LEILA. – Si du sucre, sur le plateau à thé.

JULIEN. – Celle-là, elle n’a peur de rien !

LEILA. – Empêche-la de rentrer dans la pièce.

JULIEN. – Donne-lui un sucre pendant que je ferme le battant du bas.

LEILA. – Tu es trop gourmande, pousse ta grosse tête, pousse-toi, tu me bouscules.

JULIEN. – Présente-lui le sucre dans le plat de ta main. Comme cela tu ne risques rien.

LEILA. – Qu’elle est belle, quelle belle chevelure de soie. Que tu as de beaux yeux, ma fille.

JULIEN. – Laisse-moi prendre une photo de toi. Comme ça. Prends la pose, ma…, ma Lili. Prends la pouliche par le licou, mon amour. Et souris-moi, s’il te plaît. Souris ma Lili.

NOIR

 

Séquence 26

LEILA. – Mais tu es fou, Julien. Lili, ce n’est pas moi ! Nous ne nous ressemblons pas. Lili, je l’ai très bien connue.

JULIEN. – Comment ça ? D’où vous vous connaissez ? Depuis combien de temps vous vous connaissez ?

LEILA. – Je l’ai connue quand nous étions toutes petites. À l’école.

JULIEN. – À l’école, mais quelle école ?

LEILA. – C’était une école française. Les familles voulaient tellement qu’on soit françaises. Qu’on fasse de bonnes études. Ils y croyaient vraiment. Les miens ont changé pendant les événements. Mais pas les parents de Lili. Ils sont restés du mauvais côté. Jusqu’au bout. Ils n’ont pas réussi à fuir, à la fin de la guerre. Tu vois la suite.

JULIEN. – Et Lili ?

LEILA. – Elle était devenue folle. Quand ils l’ont sortie de prison, après la guerre, elle était folle.

JULIEN. – À cause de la bombe ? À cause de ce qu’on lui a fait ?

LEILA. – Oui. À cause de ce qu’on lui a fait. Mais pas la bombe. C’est moi qui ai déposé la bombe. C’est elle qui a été arrêtée.

JULIEN. – C’est toi ?

LEILA. – Oui c’est moi. Presque personne ne le savait. Et ils n’ont pas parlé. Et ils sont morts. Excepté deux. Mon frère et le professeur.
Et toi. Je sais que tu le savais.

JULIEN. – Je savais Lili, c’est aussi toi.

BLANC

 

Séquence 27

LEILA. – Tu le savais ?

JULIEN. – Non.

LEILA. – Je sais que tu le savais. Je l’ai toujours su. Tu sais que je savais.

JULIEN. – Celui qui le savait ne m’en a jamais rien dit.

LEILA. – Alors, comment le savais-tu ?

JULIEN. – Je ne le savais pas.

LEILA. – C’est pour cela que tu m’aimais ? Dis, c’est à cause de ça ?

JULIEN. – Tais-toi.

BLANC

 

Séquence 28

JULIEN. – Pour dire les choses comme elles sont, Lili, vous l’avez abandonnée.

LEILA. – Et toi, t’aurais fait quoi ?

JULIEN. – Je ne sais pas.

LEILA. – À un moment, ils ont pensé faire quelque chose, un coup, pour la délivrer. Son cousin et ceux de son groupe. Mais on était trop faibles. On ne savait même pas dans quel centre elle était. Il y avait différents centres de tri. Et surtout, les villas. Des villas comme ça, avec des fleurs, des volets verts, des allées bien propres. Ça se passait dans les caves.

JULIEN. – Alors, ils ont gagné.

LEILA. – Oui, à ce moment là, ils avaient gagné. Cette bataille-là, ils l’ont gagnée. La ville était à eux.

JULIEN. – C’est vers cette époque, ou un peu après, que j’y suis allé, avec mes parents. Ils voulaient revoir Hervé. Tout était calme, normal, ou presque. Cet été-là, on est restés une semaine à l’hôtel. Il faisait chaud. J’étais heureux de revoir mon cousin. On allait à la plage.
Regarde, c’est nous, à la plage. La femme, au milieu, qui a la robe de plage, c’est ma mère.

LEILA. – Tu ne te rendais compte de rien ?

JULIEN. – Je crois que je ne voulais pas trop voir.

BLANC

 

Séquence 29

JULIEN. – Mais pourquoi des filles, des jeunes filles, des filles comme vous, des étudiantes ?

LEILA. – Ça changeait quoi ?

JULIEN. – Mais pourquoi ils vous ont demandé ?

LEILA. – Ils n’ont pas demandé. C’est Lili, d’abord, qui a proposé.

JULIEN. – Pourquoi ils ont accepté ?

LEILA. – Mais c’est quoi, ton « ils » ? C’étaient mon frère, son cousin, nos amis d’enfance.

JULIEN. – Je ne comprends pas.

LEILA. – Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

JULIEN. – Je ne comprends pas pourquoi vous avez fait ça.

LEILA. – Disons qu’à l’époque, encore, ils se méfiaient moins des filles, des jeunes filles. Des jeunes filles bien, si tu veux, comme nous, des étudiantes. Des filles avec un sac – une sacoche ou un sac de plage. C’est ensuite, qu’ils ont mis quelqu’un, à toutes les entrées – les cinémas, les bureaux, les cafés, et encore, pas tous –, pour faire ouvrir les sacs.

JULIEN. – Mais pourquoi avoir fait ça. Pourquoi Lili ne l’a pas fait ? Pourquoi toi ?

LEILA. – Parce que Lili était trop connue, à cause de ses parents. Trop en vue.

JULIEN. – Mais pourquoi as-tu acceptée ?

LEILA. – Je ne sais pas. C’était la guerre. Tu ne sais pas ce que c’est que la guerre.

BLANC

 

Séquence 30

JULIEN. – Quand tu as su que Lili était prise, qu’est-ce que tu as fait ?

LEILA. – Je me suis cachée. Mon frère m’a trouvé un endroit, je dirais pas sûr, rien n’était sûr. Dans une villa, à Bab-el-Oued. Chez des Français. Figure-toi que je faisais semblant de faire le ménage.

JULIEN. – Chez le professeur ?

LEILA. – Oui. Chez le professeur.

JULIEN. – Tu l’aimais ?

LEILA. – Je ne l’aimais pas. C’était mon professeur. Il m’a sauvée.

JULIEN. – Et tu n’as pas pensé à te dénoncer ?

LEILA. – Pour quoi faire ? Cela n’aurait servi à rien. Ils en auraient torturé deux au lieu d’une.

JULIEN. – Oui.

NOIR

 

Séquence 31

JULIEN. – Pourquoi tu ne me parles jamais de ton frère ? Il est vivant ?

LEILA. – Oui, si on veut, il est vivant.

JULIEN. – Qu’est-ce qu’il fait ?

LEILA. – Je ne sais pas. Il fait des affaires. De l’argent. Ça n’a pas d’importance. Des affaires avec l’Afrique. Et avant, il a fait de la politique.

JULIEN. – Quel genre d’affaires ?

LEILA. – Je te dis que je ne sais pas. Des métaux. Des mines. Du pétrole. Peu importe.

JULIEN. – Il est marié ?

LEILA. – Oui. Je ne sais pas. Il l’a été. Non.

JULIEN. – Je ne comprends pas.

LEILA. – Bon. Il était le fiancé de Lili. Il devait épouser Lili, après la guerre.

JULIEN. – Lili.

LEILA. – Oui. Lili.

JULIEN. – Il l’a abandonnée.

NOIR

 

Séquence 32

Ils écoutent de la musique de jazz.

JULIEN. – Tu te souviens de Art Blakey et les Jazz Messengers, Moanin, 1959 ?

LEILA. – Oui, je m’en souviens.

JULIEN. – Nous écoutions du jazz tout le temps. En travaillant, le soir, la nuit.

LEILA. – C’était pareil pour nous.

JULIEN. – Quand le professeur est arrivé à Paris, nous sommes sortis, un soir, dîner avec mon frère, dans un restaurant du quartier latin. J’étais intimidé et excité, parce que c’était mon professeur. Mon frère l’avait connu à Alger.
Et, après le dîner, j’ai proposé que nous allions dans une cave, au Storyville, rue de la Huchette. J’y allais de temps en temps et je voulais leur montrer quelque chose qu’ils ne connaissaient pas. En ce temps-là, j’avais l’air très jeune. Presque un enfant. Maigre, avec un visage qui ne parvenait pas à vieillir. Je pensais que personne ne pouvait me prendre au sérieux. Alors, je mettais un ciré noir, des lunettes noirs, comme dans les films de Cassavetes, comme dans Shadows, même la nuit, même dans les caves, ou surtout. J’étais déjà très myope alors, avec les lunettes noires, je ne voyais rien. C’était sans importance.
Donc, je les ai emmenés dans cette cave. Je ne sais plus qui jouait. Il y avait des patrouilles dans la rue. C’était encore un quartier d’immigrés.

LEILA. – Nous y sommes allés ensemble.

JULIEN. – Oui, peu de temps avant qu’elle ne ferme.

LEILA. – Tu as une photo de toi à ce moment-là ? Juste avant que je te connaisse ?

JULIEN. – Oui, regarde. Elle a été prise la nuit. Avec de l’Ilford 500 poussée au développement. Une image à gros grains, comme dans les films que j’aimais.

LEILA. – Tout frisé, tout noiraud. On aurait pu te prendre pour un Arabe.

JULIEN. – C’est arrivé plusieurs fois. La nuit, arrêté par des patrouilles, pendant le couvre-feu, sous les ordres du préfet Papon.

LEILA. – Et qu’est-ce que tu faisais ?

JULIEN. – Je protestais que je n’étais pas arabe. Je montrais mes papiers. Heureusement, mon nom n’a rien d’arabe.

LEILA. – Tu avais peur ?

JULIEN. – Bien sûr que j’avais peur.
Regarde, encore une photo de cette période.
Tu vois, là, je suis avec Jacques. Jacques était aussi dans notre groupe. Il nous impressionnait parce qu’il avait une chambre à lui, sous les toits, avec un vasistas, en haut d’une maison dans l’île Saint-Louis. Et une incroyable collection de disques de jazz. Il avait tout. Il avait plus d’argent que nous. Je crois qu’il était homosexuel. Je pensais que son ami lui donnait cet argent, ces disques, cette assurance.

LEILA. – Embrasse-moi.

JULIEN. – La première fois que je t’ai embrassée c’était là, dans cette rue, une nuit, tu te souviens, après le concert. Je crois que je n’étais pas très fort pour embrasser.

LEILA. – Embrasse-moi.

JULIEN. – Dis-moi que tu ne m’aimes pas.

duLEILA. – Non, je ne t’aime pas. Et tu ne m’aimes pas non plus. Tout est terminé, rien n’a commencé. Tu ne me dois rien, je ne te dois rien. Mais tu es là, alors embrasse-moi.

JULIEN. – Comme tes lèvres sont belles, laisse-moi embrasser ton cou. Rien n’est plus doux que la peau de ton cou.

LEILA. – Ce que tu veux. Je ne désire rien.

JULIEN. – Moi non plus, chérie, ma très chère, ma chérie.

NOIR

 

Séquence 33

LEILA. – Tu voulais écrire, quand je t’ai connu. Tu disais que tu voulais devenir écrivain. Qu’est-ce que tu as écrit ?

JULIEN. – Je suis devenu journaliste. Quand on est journaliste, on écrit.

LEILA. – Oui, mais pas le même genre de livres. Pas le genre de livres que tu voulais écrire.

JULIEN. – Et toi, quand je t’ai connue, tu voulais faire du théâtre. Tu voulais être actrice.

LEILA. – Pas actrice. Actrice de théâtre. Comédienne.

JULIEN. – Et qu’est-ce que tu as joué ?

NOIR

 

Séquence 34

LEILA. – Toi, au moins, tu es alcoolique. Tu t’es perdu, tu voulais te perdre. C’est plus facile.

JULIEN. – Je ne suis pas alcoolique.

LEILA. – Si tu es alcoolique. Tu ne l’étais pas quand je t’ai connu. Tu l’es devenu. C’est tout. Mais moi je ne suis pas alcoolique, ni droguée, ni rien. Tu vois, je n’ai aucune excuse.

JULIEN. – De quoi tu voudrais qu’on t’excuse ?

LEILA. – Regarde-moi.

JULIEN. – Tu es belle.

LEILA. – Et toi, tu m’excuses à cause de ça ?

JULIEN. – Je n’ai pas à t’excuser.

LEILA. – Parce que tu ne me connais pas. Parce qu’on n’a rien de commun. Jean, il ne m’excuse pas.

JULIEN. – De quoi il ne t’excuse pas ?

LEILA. – De l’avoir perdu, d’avoir perdu.

JULIEN. – Qu’est-ce que tu as perdu ?

LEILA. – J’ai presque tout perdu. Disons pas tout, pas encore tout. Mais presque. J’ai perdu mes enfants.

JULIEN. – Tu ne les vois plus ?

LEILA. – Il me les laisse quinze jours, huit jours, par-ci par-là, pendant les vacances. Si tu veux, il me les prête. Et encore, quand je suis chez ma mère, il lui  fait confiance.

JULIEN. – Tu as aimé avoir des enfants ?

LEILA. – Oui.

JULIEN. – Tu aimes les enfants ?

LEILA. – Ce sont mes enfants.

JULIEN. – Montre-moi leur photo.

LEILA. – Je n’en ai pas.

JULIEN. – Ce n’est pas vrai.

LEILA. – Je ne veux pas.

JULIEN. – Je voudrais les connaître.

LEILA. – Je pense que tu ne les connaîtras jamais.

JULIEN. – Pourquoi ?

LEILA. – Je ne veux pas que tu les connaisses. J’aurais horreur qu’ils me voient avec toi.

JULIEN. – Pourquoi ?

LEILA. – J’aurais honte.

NOIR

 

Séquence 35

LEILA. – Quand je suis partie, tu aurais dû rejoindre Lucie. Même épouser Lucie. Tu aurais dû décider que tout cela était fini. D’ailleurs, c’était fini. C’est toujours fini. Vous auriez fait un très bon couple. Un couple bien assorti, comme on dit. Avec des goûts communs, des opinions communes, des habitudes semblables. Elle t’aurait protégé de toi-même. Tu ne te serais pas mis à boire. Tu serais entré dans l’enseignement. Tu vas me dire, l’ennui, peut-être. D’accord. Mais pour toi c’était mieux que la destruction. Et puis, cinq ans plus tard, c’était déjà Mai 68. Cela t’aurait distrait. Vous auriez participé, vous vous seriez séparés, vous vous seriez retrouvés, etc. Des histoires, quoi. Quelque chose à quoi se raccrocher. Quelque chose de sûr. Même ça, mon pauvre Julien, tu l’as raté. En cure de sommeil, quand tout le monde dehors, vivait, manifestait, discutait, s’amusait.

JULIEN. – Sais-tu qu’elle occupe maintenant un poste important, dans un cabinet. C’est grâce à elle que j’ai encore un boulot.

NOIR

 

Séquence 36

JULIEN. – Avec ton mari, ça c’est passé comment ? Comme avec moi, du jour au lendemain, et pas même une lettre ?

LEILA. – Non, doucement. Sans que nous ne nous en rendions compte, au moins au début.

Ça a commencé par le mensonge. J’avais pris l’habitude de mentir. De mentir pour rien. Des petits mensonges. Si j’étais allée chez le dentiste, je lui disais que j’étais allée chez le coiffeur et si j’étais allée chez le coiffeur, je lui disais que j’étais allée chez le dentiste.

JULIEN. – Tu ne voulais pas qu’il sache où tu étais ?

LEILA. – Je ne voulais pas qu’il ait toujours raison. Je voulais qu’il se trompe.

JULIEN. – Tu le trompais ?

LEILA. – Oui. Je le trompais tout le temps. Mais pas avec des hommes. Je n’allais pas avec des hommes. Je le trompais avec n’importe qui. Avec la femme de ménage. Avec les types qui ramassaient les ordures. Les gens que je rencontrais. Avec mes enfants. Surtout avec mes enfants. Je le trompais tout le temps, avec mes enfants. Mais c’étaient aussi ses enfants, quand même.

JULIEN. – Tu aurais mieux fait de le tromper avec moi.

LEILA. – Ça arrivait parfois, mais, bien sûr, tu ne le savais pas. Puis j’ai pris l’habitude de disparaître. D’abord, pas longtemps, un après-midi, une journée. Je disparaissais, et le soir, je racontais n’importe quoi.

JULIEN. – Qu’est-ce que tu faisais ?

LEILA. – Je me promenais. J’allais au cinéma. Parfois je me cachais au fond d’une église pour pleurer à mon aise. C’était avant les fugues.

JULIEN. – Tu as fait des fugues ?

LEILA. – Oui. Comme une adolescente. Au début c’était court. Un soir. Je revenais le lendemain. Je revenais sans rien dire. Je pense qu’il pensait que j’avais un amant. Mais, en ce temps-là, il avait encore peur de me perdre.

JULIEN. – Et tu savais pourquoi tu faisais ça ?

LEILA. – Oui. Non. Un peu. Ça venait toujours après un événement. Quelque chose. Un dîner au restaurant. Une soirée avec ses amis. Une conversation, au petit-déjeuner. Des conversations qui tournaient court. Tu vois, des choses de rien du tout. Mais nous avions de plus en plus peur. Il avait peur et j’avais peur aussi. Chacun s’efforçait de ne pas prendre de risque. Alors on ne savait plus comment vivre.

JULIEN. – Ça a duré longtemps ?

LEILA. – Oui. Assez longtemps. Les fugues aussi duraient de plus en plus longtemps. Il a été parfait. Il s’occupait des enfants. Il n’en parlait à personne. J’étais soi-disant en voyage. Mais il fallait bien qu’il me cherche. Il ne savait pas comment me chercher. Surtout sans que cela se sache qu’il me cherchait. Il avait peur du scandale. C’est normal.
Jusqu’au jour où la police lui a téléphoné, parce que j’étais à l’hôpital. De ce jour-là, ça été terminé.

NOIR

 

Séquence 37

LEILA. – Lili, je l’aimais.

JULIEN. – Depuis l’enfance ?

LEILA. – Non, plus tard. Dans l’enfance, cela ne marchait pas très bien entre nous. J’avais l’impression que ma mère aurait voulu l’avoir pour fille. Elle travaillait mieux que moi en classe. Elle était plus mûre. Elle était parfaite. Elle était la fille que l’on voulait avoir pour fille.
L’amour est venu plus tard, dans l’adolescence, tout à coup. Tout à coup, je l’aimais d’amour. Chaque fois que nous pouvions, nous dormions dans le même lit. C’était ma fiancée, mon amante, ma sœur.

JULIEN. – Et elle t’aimait aussi ?

LEILA. – Ah oui, comme elle m’aimait. Comme nous nous aimions. Quelle volupté. Elle était, la volupté.

JULIEN. – Oui, elle était si belle.

LEILA. – Toi, tu l’as vue, mais tu ne l’as pas connue. La volupté était si grande qu’on en oubliait jusqu’à sa beauté. Cette petite chose de rien du tout, la beauté. Alors que, alors que. On riait toute la nuit. On riait en silence, la main sur la bouche l’une de l’autre. On avait peur. On avait peur de se faire prendre. On faisait pipi de rire et de peur. Du vrai pipi. Chacune humant, sur ses mains, le pipi de l’autre, faisant sentir ses mains à l’autre, pour la dégoûter, tellement. Ah que c’était dégoûtant ! De façon à avoir honte l’une de l’autre. Comme si on avait voulu se dégoûter l’une de l’autre. Mais c’était impossible. C’était à mourir de honte et de rire. Nous nous aimions si fort.

JULIEN. – Et cet amour, cet amour si fort, il a duré longtemps, jusqu’à la fin ?

LEILA. – Non. Les choses ont changé lentement quand nous sommes devenues étudiantes. Alors, les garçons sont entrés dans nos vies. Maurice dans la mienne. Et mon frère dans la vie de Lili. Alors, peu à peu, nous nous sommes perdues. Nous nous aimions toujours. Mais la volupté, c’est-à-dire la joie, c’est-à-dire la liberté, avaient disparu. Quel dommage. Quelle perte. Le dégoûtant, ce que nous aimions tant, ce qui nous faisait tant rire, avait échappé de nos mains. Nos mains tenaient des livres, et parfois, un garçon nous tenait par la main. Nous étions devenues adultes, c’est-à-dire chastes. Et la politique. La politique aussi était une chasteté. Elle nous arrachait l’une à l’autre. Elle rapprochait nos paroles, et même nos actes, mais elle nous éloignait de nos corps. C’est ainsi que, avant même les drames, le bonheur s’est doucement détaché de nos vies.

NOIR

 

Séquence 38

LEILA. – Regarde, la nuit tombe. La pluie a cessé. C’est beau, après la pluie. Le vent dans les pins, les roseaux, la haie de tamaris. Et la terre rouge jusqu’au sable, aux galets.
Ici, autrefois, quand l’étais petite, il y avait des paysans. Des maraîchers. Toute cette friche, ce que tu vois, là, devant, cet espace, c’étaient des cultures. Des petits jardins, clôturés de haies, à cause du vent, bordés de tumulus pour empêcher le sable de gagner.
Les légumes ne coûtaient presque rien. Nous venions, avec mes parents, le dimanche en acheter. Et le pique-nique au bord de la mer.
Plus personne. Ils sont tous partis. Je ne sais pas ce qui est arrivé. Je ne sais pas où ils sont.

JULIEN. – Loin, sur la mer, les lumières d’un grand bateau. Il a doublé le cap.

LEILA. – C’est le bateau qui va à Marseille. Ou, peut-être, à Nice ou à Gênes. Le ferry. Il y en aura au moins un chaque jour, maintenant, avec le retour de la belle saison.
Ceux qui ont des voitures, qui ont pu en acheter, finalement, ils aiment bien revenir avec, au pays. D’abord c’est moins cher que l’avion. Et puis, pour la famille, les amis, tu sais bien. Les grosses Mercedes, les breaks, bourrés d’objets, d’enfants, des meubles sur le toit. Et le trajet depuis Paris, ou Bruxelles, ou Rotterdam, ou Düsseldorf, sans s’arrêter, jusqu’à Marseille.

JULIEN. – Celui-ci il repart. Il naviguera toute la nuit et, quand ils se réveilleront, le matin, ils verront l’aube se lever sur la mer. Et s’il fait clair, à l’est, une autre terre, la Sardaigne ou la Corse.
Crois-tu qu’il y a toujours un salon, sur ces ferry, comme autrefois. Qu’il y a de la musique, qu’on y danse ?

LEILA. – Oui, si on veut, on peut danser. On peut boire aussi. Toi qui aimes tant boire. Il y a un bar. Et même plusieurs bars. L’alcool est détaxé. Ils voulaient attirer les touristes. Mais les touristes, ils vont au Maroc, en Tunisie, ici, je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi ils aiment pas.
Si tu veux, tu pourras repartir en bateau.

JULIEN. – Je ne veux pas repartir. Toi tu veux repartir ? Tu penses déjà à repartir ?

LEILA. – Je pensais à toi.

JULIEN. – Tu as déjà dormi sur le pont d’un bateau, la nuit ?

LEILA. – Non.

JULIEN. – Il fait froid. On s’enfonce dans son sac jusqu’à se recouvrir la tête. À l’abri entre deux tas de cordages. On dort et on ne dort pas. On voit l’aube se lever sur la mer. On entend les chants.

LEILA. – Quels chants ? Tu entendais des chants ?

JULIEN. – Oui. La première fois que je suis allé en Orient. C’était au retour. J’étais fatigué, je n’avais plus d’argent. En ce temps-là, c’était encore le moyen le moins cher de revenir en Europe.
Regarde, cette carte postale. C’est le bateau. Ou peut-être un autre, mais tout semblable. J’ai oublié son nom.
C’était un bateau qui faisait Beyrouth-Barcelone. C’était. Je ne sais plus quand c’était. Il y a si longtemps. Il y avait des émigrants irakiens qui partaient pour Buenos-Aires. À Barcelone, ils devaient prendre un autre bateau pour Buenos-Aires.
Ils dansaient sur le pont une partie de la nuit, avec des flûtes, un oud, des tambourins. Ils chantaient aussi.
Des choses, tu vois, qui n’existent plus.

LEILA. – Personne ne part plus de Beyrouth. L’Irak est bouclé. Et à Beyrouth on se bat dans les rues.
N’y pense plus.

NOIR

 

Séquence 39

JULIEN. – Tu étais si gaie.

LEILA. – Je n’étais pas gaie. J’étais en vie.

JULIEN. – Regarde cette photo. C’est dimanche matin. Un matin d’automne. On avait dormi tard. Regarde ton rire. Regarde ta gaieté. Tu étais la joie même.

LEILA. – Le problème, c’est que je ne pouvais pas m’empêcher d’être en vie.

JULIEN. – Tu ne le voulais pas ?

LEILA. – Je ne le voulais pas assez.

JULIEN. – Et maintenant, tu es vivante, et pourtant tu es triste.

LEILA. – Oui, je suis triste.

JULIEN. – Mais tu ne peux pas t’empêcher de vivre.

LEILA. – Non. Même maintenant. Même ici, je ne peux pas m’empêcher de vivre.

JULIEN. – Et c’est cela qui te rend triste ?

LEILA. – Oui. C’est trop tard. C’est une accoutumance que j’aurais pu perdre, et je sais bien quand.

JULIEN. – Quand tu étais chez le professeur, dans sa villa ?

LEILA. – Oui. Je l’avais presque perdue. Je n’aurais jamais dû aller à Paris. Je n’aurais jamais dû accepter de me sauver.

JULIEN. – Je ne t’aurais pas connue.

LEILA. – Mon pauvre Julien. Nous comptons si peu l’un pour l’autre. Au bout d’un mois, tu m’avais oubliée. Tu es l’infidélité même. Et tu ne le sais même pas.

JULIEN. – C’est pourtant toi qui es partie.

LEILA. – Tu vois, là encore, tu me trompes.

NOIR

 

Séquence 40

LEILA. – Je ne voulais pas te le dire, mais j’ai une photo de Lili. C’est une photo de Lili et moi. Et d’autres. Quand nous étions étudiantes. La première année, au début des événements. C’est le professeur qui l’a prise. À la fin de l’année.

JULIEN. – Tu n’as pas le droit. Je ne veux pas la voir. Je ne veux pas la revoir. Ton visage me suffit.

NOIR

 

Séquence 41

JULIEN. – Viens, montons dans ma chambre. Ou dans la tienne si tu préfères. Viens t’allonger près de moi. Restons la nuit entière. Je veux une nuit entière près de toi.

LEILA. – Non. Ça n’arrivera pas. Ça n’arrivera jamais plus.

JULIEN. – Il va faire frais cette nuit. Nous mettrons un édredon sur le lit.

LEILA. – Oui. Il y a un édredon dans l’armoire. Je le disposerai sur le lit. Je me rapprocherai de toi à cause du froid.

JULIEN. – Je caresserai tes cheveux. Je sentirai ta chaleur, ton odeur.

LEILA. – Du lit on peut voir la fenêtre. Regarde, les nuages se sont dissipés, la lune s’est levée. Il fait clair. Il fait clair dans la nuit, Julien.

JULIEN. – Tu poses ta tête sur mon épaule.

LEILA. – Ta main descend le long de mon corps. Toute ta main.

JULIEN. – On entend un chien aboyer au loin, ou un coyote.

LEILA. – Toute ta main, tes deux mains. Toutes tes lèvres.

JULIEN. – Oui, tout ce que je suis.

LEILA. – Oui. Nos deux corps tout entiers.

JULIEN. – Et la nuit, tout entière.

LEILA. – Non. Ça n’arrivera pas. Ce n’est jamais arrivé.

BLANC

 

Séquence 42

JULIEN. – Tu sais bien que si, c’est déjà arrivé. Quand tu es revenue. Mais tu n’aurais pas dû.

LEILA. – Qu’est-ce que tu veux dire ?

JULIEN. – Tu n’aurais pas dû faire ça. Pas le faire comme ça.

LEILA. – Mais quoi ? De quoi veux-tu parler ?

JULIEN. – De ta revenance.

LEILA. – Quelle revenance ? Notre retour, ici ?

JULIEN. – Non. Autrefois. Quand tu es revenue dans ma chambre, la nuit. Pendant mon sommeil.

LEILA. – Mais je ne suis jamais revenue !

JULIEN. – Si. Trois fois. Deux mois, six mois, un an après ton départ. Ton soi-disant départ de Paris.

LEILA. – Mais tu es fou !

JULIEN. – Non. Tu sais bien que non. En ce temps-là, je ne parvenais plus à dormir. Alors, je prenais chaque soir quelque chose pour dormir. Et je m’enfermais dans le sommeil. Un sommeil lourd, artificiel, épuisant.
Mais, malgré tout, j’ai ressenti et connu ta présence. C’était une certitude. Et, au réveil, l’évidence de ton passage m’a laissé pantelant. Des objets avaient changé de place. Ton parfum emplissait la pièce. Et, sur le lit, à mes côtés, l’empreinte de ton corps.

LEILA. – Julien, tu es fou.

BLANC

 

Séquence 43

JULIEN. – Il y avait une fille, dans la villa, sur la colline. La villa était silencieuse. Et la fille était silencieuse. On entendait, au loin, les bruits de la ville. Les bruits du soir. Puis, les bruits de la nuit. Et, dans la maison, les bruits de ses pas. J’ai attendu dans le salon. Elle est entrée, pour ouvrir le chauffage. Il faisait froid. Pour allumer les lampes. Comme si j’avais voulu lire. Comme si j’avais eu peur d’attendre. Ensuite, elle est revenue, disposer une nappe, un couvert sur la table. Un seul couvert. J’avais peur. J’avais peur de moi.

LEILA. – Ta perte, ce n’est pas moi, c’est Lili.

JULIEN. – Mais toi, je ne t’ai pas perdue. Tu es là, à portée de ma main. Ma main, si elle s’avance, caressera tes cheveux. Mon bras, s’il s’avance, se posera sur tes épaules. Nos corps sont réels. Nous ne sommes plus des ombres, livrées à la fatalité du jour et de la nuit, l’une s’évanouissant quand l’autre prend forme. Nous sommes réels, Leila. Le combat a cessé. La déroute a pris fin. On a retrouvé la maison. Notre maison est réelle. Elle est intacte. Ils nous ont épargnés.

NOIR

 

Séquence 44

LA PROPRIÉTAIRE. – Le professeur a laissé un message. Il arrivera ce soir.

LEILA. – Pourquoi penses-tu qu’il a voulu nous revoir, ensemble ? Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il veut de nous ?

JULIEN. – Je ne sais pas. Peut-être écrit-il un livre. Peut-être écrit-il ses mémoires ou quelque chose comme ça. En tout cas, il a encore eu le pouvoir de nous faire venir.

LEILA. – Et pourquoi as-tu accepté ?

JULIEN. – Pour te revoir.

LEILA. – Mais moi, je ne voulais pas te revoir.

JULIEN. – Alors pourquoi tu as accepté ?

LEILA. – Je ne sais pas.

JULIEN. – Je pense que c’est pour Lili. Pour avoir des nouvelles de Lili. Peut-être dans l’espoir de revoir Lili.

LEILA. – Mais elle est folle. Elle est enfermée quelque part. C’est comme si elle était morte. Qu’est-ce que cela changerait si elle était morte ? Elle est cachée. À jamais, cachée. C’est cela, la mort. On cherche quelqu’un. On peut chercher partout, et ce que l’on cherche demeure caché. Ce que l’on cherche refuse de se dévoiler. Jusqu’à ce qu’on ne cherche plus.

JULIEN. – Et, malgré tout, elle est toujours entre nous.

LEILA. – Mais avec la présence de ce qui est caché. Si ce qui est caché était sans présence, sans présence aucune, on ne le chercherait pas.

JULIEN. – Toi aussi tu étais cachée et je t’ai cherchée. Et je l’ignorais. Et tu es là. C’est peut-être pour cela que nous sommes ici. L’événement de ta présence. Cet événement qui est l’affolement même.

LEILA. – Je n’étais pas cachée. Tu ne m’as pas cherchée. Tu m’as chassée.

JULIEN. – Je t’aime.

LEILA. – Et tu crois donc qu’il a fait ça, qu’il a fait tout ça, nous faire venir ici, pour que je t’entende me dire que tu m’aimes ? Pour que je t’entende me dire ce qui ne veut rien dire ? Tu ne sais pas ce que tu dis.

JULIEN. – Je ne t’abandonnerai pas.

LEILA. – Tu m’as déjà abandonnée.

JULIEN. – Je ne t’abandonnerai jamais.

NOIR

 

Séquence 45

JULIEN. – J’aurais dû.

LEILA. – C’était perdu d’avance.

JULIEN. – Nous aurions pu.

LEILA. – Avec la guerre, il n’y a rien à faire.

JULIEN. – Se laisser faire.

LEILA. – Elle décide pour toi. Elle décide de tout.

JULIEN. – Mais on ne sait pas ce qu’elle veut. Ce qu’elle veut de nous.

LEILA. – On ne sait pas ce qu’il faut faire pour lui survivre.

JULIEN. – Tu aurais dû.

LEILA. – Tu peux pas savoir. C’était trop fort. C’était plus fort que nous.

JULIEN. – Parce que c’était là. Ce qui est là, la chose qui est là, c’est elle, la plus forte. Comme la nuit, tout autour.

LEILA. – Et toi, parce que c’était loin. Ce qui est loin parvient, jusqu’à soi, mais trop tard. Comme les étoiles. On les voit, et elles sont déjà mortes.

JULIEN. – Et le présent, alors, est déjà mort.

LEILA. – Et maintenant, si étrangement passé.

JULIEN. – Ça ne sert à rien le passé. Ça ne sert à rien de s’en souvenir.

LEILA. – Comme si c’était rien.

JULIEN. – Toutes ces photos, ces photos idiotes.

NOIR

 

Séquence 46

LEILA. – Après, après tout ça, après tout, tu n’es jamais retourné à Alger ?

JULIEN. – Tu sais bien que non.

LEILA. – Tu mens.

JULIEN. – Comment le sais-tu ?

LEILA. – Je ne te le dirai pas. Qui as-tu revu ?

JULIEN. – Ne m’interroge pas. Ne m’interroge pas comme ça. Sur ce ton-là. On dirait la police. Un interrogatoire de police. Je n’ai revu ; j’ai revu, personne.

LEILA. – D’accord. Mais dis quand même.

JULIEN. – Oui. Une fois. Une seule fois. Un jour, une seule nuit. Quand elle a été libérée de prison. Avant qu’on ne l’enferme à l’asile. Je suis allé deux jours à Alger, pour la revoir.

LEILA. – Comment as-tu su qu’elle était libérée ?

JULIEN. – Ils ont tous été libérés. Même ceux qui étaient en France. C’était dans les accords.

LEILA. – Mais Lili ? Comment as-tu su où elle était ?

JULIEN. – Le professeur m’avait proposé de le retrouver là-bas. Il faisait un aller et retour à Alger pour tâcher de vendre la villa. Quand je suis arrivé, on l’attendait. Il n’était pas là. J’ai attendu.

LEILA. – Lili t’a reconnue ?

JULIEN. – Comment aurait-elle pu me reconnaître ? Elle ne m’avait jamais vu. Elle ne m’avait pas même remarqué. Elle était méconnaissable. Tu m’entends, méconnaissable. Ce n’était pas elle. Ce n’était pas toi. Ma perte n’a jamais été aussi grande que ce jour-là.

LEILA. – Qu’est-ce que tu as fait ?

JULIEN. – Quelle honte. Je ne savais pas ce que je faisais. Elle avait été. Dans d’autres villas. Elle me confondait avec eux. Comme si je leur ressemblais. Quelle honte. J’en ai fait avec elle comme ils l’avaient fait. Pour elle c’était les mêmes choses. C’était pareil. Et pour moi aussi, peut-être, c’était pareil.
Elle nous confondait. J’étais confondu, de peur, de sa peur. Je lui faisais si peur.
Et, j’ai continué.
Cela a duré toute la nuit.
Trop tard. C’était trop tard. J’avais si honte. Le lendemain, je suis parti. À l’aube. Avant même que le professeur n’arrive.

NOIR

 

Séquence 47

JULIEN. – Je… Laisse-moi te dire que je… Laisse-moi te dire…, encore une fois…

Julien s’en va.

NOIR

 

Séquence 48

Entre sur scène la propriétaire de l’hôtel.

LA PROPRIÉTAIRE. – Le professeur est là. Une dame l’accompagne.

LEILA. – Lili ? Comment est-elle ? Qu’a-t-elle dit ?

LA PROPRIÉTAIRE. – Elle n’a rien dit. Elle attend.

FIN

 


Luc Boltanski

Sociologue