Littérature

Nanni Balestrini, ou la nouvelle vie qui arrive

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« Artiste total de la parole » : c’est dans ces termes qu’une soirée organisée ce mercredi 19 juin au Teatro Di Roma rend hommage au poète Nanni Balestrini, mort le 20 mai dernier. Son œuvre, dont les deux derniers livres parus en France sont La Horde d’or et Sandokan, peu traduite en France, est aujourd’hui publiée en Italie chez Derive Approdi. Ilaria Bussoni, l’une des fondatrices de cette maison d’édition, livre ici son regard sur le parcours poétique et politique d’un affranchi.

On était en avril 1979 lorsque le poète et écrivain Nanni Balestrini chaussa ses skis, vingt ans après les avoir remisés, et dévala le versant français du Mont Blanc. Il fuyait l’Italie, poursuivi par plusieurs mandats d’arrêt pour délits politiques, qui l’accusaient à divers titres, lui et beaucoup d’autres de sa génération – des intellectuels et des universitaires, en plus des militants –, d’avoir animé la direction de cette vague d’insubordination de masse que le pouvoir judiciaire appelait « terrorisme ». Et que le film de Margarethe von Trotta de 1981 étiquettera, pour toujours peut-être, « années de plomb ». En France, non loin de la montagne Sainte-Victoire ou de la rue Campagne-Première à Paris, Balestrini vivra quelques années d’exil, évitant ainsi un emprisonnement qui se serait révélé injustifié – il aurait été disculpé de tout chef d’accusation –, et retrouvera le fil de son travail commencé dans les années 1950 : la recherche d’une poétique à la mesure de la capacité de subversion intrinsèque à toute période présente, au-delà des appellations que les tribunaux attribuent ou des étiquettes octroyées par la sociologie.

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Balestrini sera, pour le XXe siècle littéraire italien, l’écrivain « politique », celui qui a su inventer la forme et reproduire la langue des luttes ouvrières, du refus du travail, du combat diffus entre les rapports sociaux et les rapports de production qui s’est installé durant une décennie, depuis le Mai 1968 des usines au general intellect du mouvement de 1977. L’œuvre littéraire de Balestrini restera attachée aux révoltes du prolétariat dans ses multiples formes comme celle d’Alessandro Manzoni le sera à l’unité de l’Italie. Et Balestrini a été sans aucun doute ceci : le poète, le romancier, l’auteur qui, plus que tous – parmi les poètes « novissimi » de sa génération réunis autour des expérimentations formelles de la « neoavanguardia » et de ce collectif de romanciers, poètes et intellectuels nommé Gruppo 63 –, aura su écouter et traduire poétiquement les mots de la lutte des classes, de cette fuite collective hors des cages de la société du travail, de son éthique ouvrière, depuis les confins de la société disciplinaire et orthopédique appelée « fordisme ». Mais Balestrini a aussi été le poète qui, à partir de l’observation de cette grande évasion collective de la société salariale, a su fuir à son tour : il a fui la poésie crépusculaire et intimiste qui caractérisait encore le XXe siècle littéraire italien, il a fui la fonction « organique » de l’intellectuel dans l’émancipation des opprimés, il a fui le réalisme qui exigeait de l’expression qu’elle se réduise à sa fonction didactique et prosélyte. Et ce faisant, ce qu’il a représenté n’était pas tant les contenus politiques des slogans des cortèges, ou les revendications des tracts, que « cet accroc sonore / la nouvelle vie qui arrive[1] », qu’il n’a jamais cessé d’utiliser comme source première de son propre travail.

« On ne lit pas des livres pour en tirer matière à croyance. On lit pour le vertige de l’inconnu », écrit-il dans la préface de la nouvelle édition italienne de La violenza illustrata[2], un roman de 1976, non traduit en français, dans lequel le « vertige » correspond à la prise directe de la violence répétée des molotov, vitrines, pilleurs, lacrymogènes, pelotons, policiers, provocations, grenades, pansements, sang… racontée à travers un matériau fait de notices, chroniques, titres de journaux découpés, copiés et réassemblés dans une structure en laisses où chacune d’elles compose un épisode, dont le nombre et la forme renvoient à la poésie épique médiévale et constituent la technique d’un écrivain qui joue avec la dimension de l’écriture comme coupure dans la continuité du langage. Tels sont quelques-uns des outils adoptés par Balestrini pour apaiser ce que Umberto Eco appelait sa « rage collagistique ». Une obsession peut-être personnelle – dont il fait preuve également dans ses sculptures et installations, toujours à partir de techniques mixtes – mais qui répond à la façon dont la littérature se pose face à l’Histoire et à ses sources : en tant que fiction, donc opération de coupe et de couture qui replace le document, le fait et la donnée objective, lesquels sont enregistrés par les instances de la communication ou catalogués par l’histoire, hors de leur destination normative en tant que sources du savoir des dominants. Une démarche qui aboutit de la sorte à redéfinir les conditions de liberté des énoncés, qui ont ainsi la possibilité d’être recyclés en s’affranchissant de la titularité de celui qui les a prononcés et sont ainsi restitués par la forme poétique à la puissance du langage en tant que tel. En cela réside le « vertige » de la fonction littéraire.

Celui qui parle est toujours l’impersonnel des énoncés circulant, fixés ici ou là à une fonction linguistique qui peut prendre la forme du tract, du chapô d’un quotidien, de l’intervention d’un militant…

Mais le langage n’existe que dans la mesure où on parle, où il y a du parlé. Et celui qui parle n’est pas nécessairement l’auteur qui invente un sujet propriétaire du langage, aussi authentique ou bien déconcertante que soit cette propriété. Celui qui parle est toujours l’impersonnel des énoncés circulant, fixés ici ou là à une fonction linguistique qui peut prendre la forme du tract, du chapô d’un quotidien, de l’intervention d’un militant dans une assemblée ou des refrains repris en chœur dans les virages de supporters au stade. C’est pourquoi le matériau dans lequel puise l’opération poétique est toujours ce qui a déjà été dit, quelle que soit sa forme. État de fait qui valut à Balestrini d’être considéré comme l’« écrivain le plus paresseux qui soit », par exemple par Umberto Eco qui disait « exagérer à peine » en affirmant qu’il n’avait « jamais écrit un seul mot qui fût de lui[3] ». La parole de Balestrini a toujours été celle des autres, cette parole capable de rebondir sous forme de reprises et de variations, de répétitions et d’incipit, portant sur les vies des autres, ces agents d’une fonction narrative éparse et souvent collective qui trouve dans le registre épique son expression la plus adéquate. C’est le cas dans tous ses romans, depuis la « trilogie de la révolte » des années 1970 – L’Éditeur, sur la mort de l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli, tué par la bombe qu’il s’apprêtait à poser, Nous voulons tout, autour de l’éthique de l’insubordination ouvrière dans les usines, Les Invisibles, autour de l’activisme des jeunes après le mouvement de 1977 – à Sandokan, sur la camorra napolitaine[4].

L’interrogation sur le statut de la parole avait, du reste, été posée en tant que question politique quand, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, les détenteurs du savoir sur l’émancipation des opprimés avaient décidé d’aller écouter la voix des ouvriers, des émigrants intérieurs qui, du Sud agricole, se rendaient dans le Nord industriel, des prostituées et des marginaux, cessant alors de penser qu’ils connaissaient déjà ce que ceux-ci pourraient dire. Les enquêtes de Danilo Montaldi et Franco Alasia sur les classes dangereuses réfractaires à la discipline du travail, la « conricerca » ouvrière[5] de Romano Alquati, l’histoire orale de Cesare Bermani, l’ethnographie musicale de Giovanna Marini et du Nuovo Canzoniere Italiano avaient jeté les bases d’une autre technique de l’écoute et de l’inventaire du savoir sur l’émancipation. De cette même disposition à l’égard de l’origine de la parole des dominés avait jailli ce courant marxiste critique italien – l’« opéraïsme » – qui, précisément à partir d’une modalité différente de la perception de la subjectivité ouvrière, entres autres choses, rompait avec les représentations du Parti communiste et bouleversait les rapports entre sujet et objet, entre parole et connaissance, imaginés par les sciences sociales.

Une des préoccupations majeures de sa poétique aura été la recherche des relations entre la parole signifiée et son empreinte sonore, autant dans sa restitution visuelle typographiée que dans les voix polyphoniques des révoltes sociales.

Balestrini a baigné dans ce marxisme critique depuis sa naissance. Il en a même organisé les institutions culturelles, qu’il s’agisse de son travail de directeur éditorial chez Feltrinelli, de son projet d’organiser un réseau des maisons d’édition de la contre-culture, de sa revue Compagni où il publiait le récit des révoltes ouvrières et des mouvements internationaux. Et il a adhéré à l’organisation Potere Operaio. Mais il a surtout décliné, à l’aide des outils de la littérature, cette disposition à percevoir la divergence entre les énoncés et leur représentation. Et ce n’est pas un hasard si une des préoccupations majeures de sa poétique aura été justement la recherche des relations entre la parole signifiée et son empreinte sonore, autant dans sa restitution visuelle imprimée et typographiée – ses paysages verbaux – que dans les voix polyphoniques des révoltes sociales faisant office de narrateur dans ses romans les plus célèbres, Nous voulons tout et Les Invisibles.

Certes, on peut lire dans la recherche poétique de Balestrini un écho de Mallarmé, au sens où la poésie serait comprise comme l’ontologie de la contingence, également un écho de l’avant-garde futuriste pour l’assemblage des langages et l’attrait pour la technique, de William Burroughs et de Jacques Villeglé pour ce found footage qui est à la fois le rebut et la matière première de l’œuvre, on peut même y voir la répercussion d’une certaine époque obsédée par les structures dont le langage fut la poutre maîtresse… Mais Balestrini fut l’unique auteur à assumer le risque de faire émaner l’effet politique d’une « œuvre authentique (livre, tableau, musique) qui permet de faire voir autrement, ou, mieux, de changer la façon de voir, de percevoir les choses et le monde » (Lettera al mio ignaro e pacifico lettore) à partir d’un matériau intrinsèquement politique, en le restituant de cette façon à son pouvoir matériel de « force contre force » (Istruzioni preliminari) et de conflit avant tout esthétique. Superposer la forme et le contenu sans jamais les faire adhérer, et à partir de là imaginer un espace tiers où se disposeront ensemble les mots et la matière dont ils sont faits (sons, effets, lettres, rythme, vie…), tel fut l’un des défis de celui qui a écrit pour lui-même, dans un recueil de poésie, durant son exil provençal : « Repens-toi seulement de ne pas l’avoir fait assez.[6] » Cette phrase fit son apparition sur un mur de Centocelle, quartier de la périphérie de Rome, le lendemain de sa disparition. Le 19 mai 2019.

Traduit de l’italien par la rédaction.


[1]. Istruzioni preliminari, dans Caosmogonia e altro. Poesie complete, vol. III, DeriveApprodi, Rome, 2018.

[2]. Lettera al mio ignaro e pacifico lettore, dans La violenza illustrata, DeriveApprodi, Rome, 2001.

[3]. Umberto Eco, Stele per Balestrini, dans Paesaggi verbali, Catalogo della mostra, Emilio Mazzoli Galleria d’Arte Contemporanea, Modena 2002.

[4]. L’editore (Bompiani, 1989 ; Derive Approdi, 2006) a été traduit chez P.O.L. par Pascale Budillon Puma, en 1995, tout comme Vogliamo tutto (Feltrinelli, 1971 ; Derive Approdi, 2004) paru Seuil en 1973. Gli invisibili (Bompiani, 1987 ; Derive Approdi, 2005) a été traduit par Chantal Moiroud et Mario Fusco chez P.O.L. en 1992. Sandokan (Einaudi, 2004 ; Derive Approdi, 2009) a paru en 2017 chez Entremonde, dans la traduction d’Ada Tosatti.

[5]. Méthode de recherche qui inclut la participation active du chercheur, visant à une transformation réciproque de celui-ci et du sujet ouvrier étudié.

[6]. Ipocalisse, dans Le avventure della signorina Richmond e Blackout. Poesie complete, vol. II, DeriveApprodi, Rome, 2016.

Ilaria Bussoni

Editrice, Cofondatrice de la maison d'édition Derive Approdi et curatrice

Rayonnages

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Notes

[1]. Istruzioni preliminari, dans Caosmogonia e altro. Poesie complete, vol. III, DeriveApprodi, Rome, 2018.

[2]. Lettera al mio ignaro e pacifico lettore, dans La violenza illustrata, DeriveApprodi, Rome, 2001.

[3]. Umberto Eco, Stele per Balestrini, dans Paesaggi verbali, Catalogo della mostra, Emilio Mazzoli Galleria d’Arte Contemporanea, Modena 2002.

[4]. L’editore (Bompiani, 1989 ; Derive Approdi, 2006) a été traduit chez P.O.L. par Pascale Budillon Puma, en 1995, tout comme Vogliamo tutto (Feltrinelli, 1971 ; Derive Approdi, 2004) paru Seuil en 1973. Gli invisibili (Bompiani, 1987 ; Derive Approdi, 2005) a été traduit par Chantal Moiroud et Mario Fusco chez P.O.L. en 1992. Sandokan (Einaudi, 2004 ; Derive Approdi, 2009) a paru en 2017 chez Entremonde, dans la traduction d’Ada Tosatti.

[5]. Méthode de recherche qui inclut la participation active du chercheur, visant à une transformation réciproque de celui-ci et du sujet ouvrier étudié.

[6]. Ipocalisse, dans Le avventure della signorina Richmond e Blackout. Poesie complete, vol. II, DeriveApprodi, Rome, 2016.