La guerre est-elle un duel collectif ? Une erreur de Clausewitz
Il y a deux siècles, le livre de Carl von Clausewitz, l’un des plus fameux jamais consacré à la théorie de la guerre, s’ouvrait par les lignes suivantes : « Nous n’allons pas commencer par une définition pédante de la guerre mais nous nous en tiendrons à son élément essentiel : le duel. La guerre n’est rien d’autre qu’un duel amplifié »[1] – une traduction plus littérale aurait dit : « un duel sur une échelle plus large ». La formule est frappante. Elle évoque immédiatement un différend entre deux parties, qui ne peut trouver une issue que dans la lutte armée.

On peut toutefois se demander si le parallèle entre la guerre et les duels collectifs est aussi pertinent que le pensait Clausewitz. La question se pose d’autant plus lorsqu’on ne se limite pas aux seules sociétés modernes, mais qu’on élargit la focale afin de prendre également en compte celles qui sont dépourvues d’États. Depuis plusieurs siècles, voyageurs, missionnaires, administrateurs coloniaux et, plus tard, ethnologues professionnels ont ainsi rapporté des pratiques qui relèvent clairement du duel collectif mais qui correspondent fort mal à l’idée que l’on peut se faire d’une guerre.
Prenons par exemple le cas de l’Australie aborigène, cette île aussi vaste que les actuels États-Unis et qui, jusqu’à la colonisation anglaise commencée en 1788, était uniquement peuplée de chasseurs-cueilleurs. Des dizaines de témoignages décrivent des batailles convenues à l’avance et mobilisant de quelques dizaines à plusieurs centaines de participants. Après qu’on s’était copieusement insulté, on ouvrait la bataille aux armes de jet, avant de la poursuivre au corps-à-corps. Dans certains cas, l’engagement, long de plusieurs heures, oscillait entre un combat général et une série plus ou moins formalisée de duels individuels. L’issue était variable : parfois, un des deux camps était mis en déroute, les vainqueurs poursuivant les vaincus et achevant les blessés. Mais le plus souvent, les hostilités cessaient dès