International

Le contournement du juge constitutionnel, manifestation de sa crise de légitimité

Juriste

Entre suspicions d’accointances politiques et attaques populistes, le juge – et plus particulièrement le juge constitutionnel – cristallise aujourd’hui de nombreuses tensions qui fragilisent les équilibres démocratiques. De l’Argentine à la Pologne en passant par Israël, la justice constitutionnelle est contournée au nom d’un retour au peuple, pourtant rarement assorti de véritables mesures en faveur de la démocratie directe. Une instrumentalisation de la défiance citoyenne qui ne concerne pas que les régimes dits « illibéraux » – le ministre de l’Intérieur français ayant déclaré que « l’État de droit n’est ni intangible, ni sacré ».

L’État de droit traverse depuis une vingtaine d’années — avec une nette accélération depuis la « contre-révolution culturelle » en Hongrie et en Pologne[1] —une crise profonde dans les démocraties occidentales et au-delà. Elle se double d’une autre crise plus ancienne, dont elle est proche mais qu’elle ne recouvre qu’en partie, celle de la démocratie et de la représentation. La participation des citoyens aux élections diminue, de même que leur confiance dans les institutions et la classe politique perçue comme un groupe social de plus en plus éloigné d’eux et défendant ses intérêts propres, ce qui produit de nouvelles formes de contestation, d’action et de participation contribuant dans le même temps à faire vivre l’idée de démocratie[2]. Cette crise a des ressorts multiples auxquels de nombreux travaux ont été consacrés ces quarante dernières années principalement en science politique et en sociologie. Elle se trouve au point de croisement de deux mouvements ou de deux processus : le « déclin du politique » et l’avènement d’une « société de la défiance », ceux-ci trouvant eux-mêmes leur cause dans une série d’évènements et de phénomènes étroitement liés les uns aux autres[3].

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La place contestée du juge en démocratie

La défiance est encore plus grande à l’égard du juge compte tenu du sentiment de doute et de suspicion qui pèse sur lui. L’idée selon laquelle la justice agirait dans l’opacité, qu’elle serait instrumentalisée politiquement et même téléguidée par le pouvoir en place refait surface chaque fois que des procédures judiciaires sont ouvertes et des condamnations prononcées contre des responsables politiques. Dirigeants, commentateurs et intellectuels s’empressent de dénoncer une justice aux ordres, l’instrumentalisation politique de l’État de droit par les magistrats pour museler l’action publique. Les critiques émanent aussi d’une partie du monde de la recherche qui prête aux magistrats une « volonté moralisatrice » et s’inquiète du « concubinage


[1] Voir par exemple Jacques Rupnik, « La crise du libéralisme en Europe centrale », Commentaire, Vol. 4, n°160, 2017, p. 800.

[2] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006, pp. 20- 28.

[3] Ibid., pp. 10-19.

[4] Pierre Avril, « L’État de droit contre l’État républicain », in « Fillon : quand les juges s’invitent en politique », Le Débat, n°196, septembre-octobre 2017, p. 97. V. dans le même numéro les « réponses » de Denys de Béchillon, « Torquemada aux manettes », id., pp. 103-106, Francis Hamon, « L’État de droit et le principe d’opportunité des poursuites », id., pp. 107-113 et Olivier Jouanjan, « Un « coup d’État de droit » ? », id., pp. 114- 117.

[5] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, supra note 2, pp. 231-250.

[6] Mar Centenera, « El Gobierno de Argentina ataca el poder judicial », El País, 9 décembre 2022 ; Claudio Jacquelin, « Certezas y dudas de la contraofensiva cristinista », La Nación, 10 décembre 2022 ; Julieta Waisglod, « Por un Poder Judicial más fuerte », Pagina 12, 17 décembre 2022.

[7] Laura Serra, « El Kirchnerismo pretende sancionar a un senador macrista en el juicio a la Corte », La Nación, 21 mars 2023 ; Miguela Jorquera, « Jugada para vaciar el juicio político », Pagina 12, 21 mars 2023.

[8] Jacques Chevallier, « État de droit et démocratie », in Cahiers français, Les régimes européens en perspective, Paris, La Documentation française, n°268, 1994, p. 7 [extrait choisi par la Rédaction des Cahiers français, de Jacques Chevallier, L’État de droit, Paris, Montchrestien, 2e éd., 1994].

[9] Alexander M. Bickel, The Least Dangerous Branch, The Supreme Court at the Bar of Politics, New Haven (CT), Yale University Press, 2nd ed., 1986 [1962], pp. 16-17.

[10] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, supra note 2, pp. 114-121.

[11] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 301.

[12] Mauro Cappelletti, « Nécessité et légitimité de la just

Élie Tassel

Juriste

Notes

[1] Voir par exemple Jacques Rupnik, « La crise du libéralisme en Europe centrale », Commentaire, Vol. 4, n°160, 2017, p. 800.

[2] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil, 2006, pp. 20- 28.

[3] Ibid., pp. 10-19.

[4] Pierre Avril, « L’État de droit contre l’État républicain », in « Fillon : quand les juges s’invitent en politique », Le Débat, n°196, septembre-octobre 2017, p. 97. V. dans le même numéro les « réponses » de Denys de Béchillon, « Torquemada aux manettes », id., pp. 103-106, Francis Hamon, « L’État de droit et le principe d’opportunité des poursuites », id., pp. 107-113 et Olivier Jouanjan, « Un « coup d’État de droit » ? », id., pp. 114- 117.

[5] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, supra note 2, pp. 231-250.

[6] Mar Centenera, « El Gobierno de Argentina ataca el poder judicial », El País, 9 décembre 2022 ; Claudio Jacquelin, « Certezas y dudas de la contraofensiva cristinista », La Nación, 10 décembre 2022 ; Julieta Waisglod, « Por un Poder Judicial más fuerte », Pagina 12, 17 décembre 2022.

[7] Laura Serra, « El Kirchnerismo pretende sancionar a un senador macrista en el juicio a la Corte », La Nación, 21 mars 2023 ; Miguela Jorquera, « Jugada para vaciar el juicio político », Pagina 12, 21 mars 2023.

[8] Jacques Chevallier, « État de droit et démocratie », in Cahiers français, Les régimes européens en perspective, Paris, La Documentation française, n°268, 1994, p. 7 [extrait choisi par la Rédaction des Cahiers français, de Jacques Chevallier, L’État de droit, Paris, Montchrestien, 2e éd., 1994].

[9] Alexander M. Bickel, The Least Dangerous Branch, The Supreme Court at the Bar of Politics, New Haven (CT), Yale University Press, 2nd ed., 1986 [1962], pp. 16-17.

[10] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, supra note 2, pp. 114-121.

[11] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 301.

[12] Mauro Cappelletti, « Nécessité et légitimité de la just