Spectacle vivant

Corps feuilletés, voix lointaines et choses éternelles – sur le Festival d’Avignon 2025

Philosophe et écrivain

Une fête sans fin, une cérémonie bataillienne, des corps pris dans des devenirs contraires, une Eurovision des choses, des voix errantes entre passé et futur : la première semaine de la nouvelle édition du Festival d’Avignon fut riche et joyeusement disparate. Placée sous l’auspice de la langue arabe, elle nous a notamment permis de découvrir plusieurs créations venues du Proche-Orient et d’Afrique du Nord où la danse est à l’honneur, sous toutes ses formes et dans tous ses styles.

Il y a les corps : celui de Mohamed Toubakri dans Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday, qui danse pendant que parle en arabe une voix que je ne comprends pas et que derrière lui des phrases s’affichent, que je note dans un cahier posé sur mes genoux : « Les corps archivent des langues oubliées », « Les corps n’ont pas de sous-titres », « Écouter une langue qu’on ne comprend pas », « Certaines parties de mon corps ne veulent pas être traduites », etc. ; ceux de Magec/the Desert de Radouan Mriziga qui émergent de la pénombre de la cour du cloître des Célestins comme autant d’animaux fantastiques dont on ne sait s’ils viennent du passé (celui de la culture berbère, amazigh, du désert saharien) ou du futur (nés des 17 essais nucléaires que la France a réalisés dans le sud algérien et qui viendraient prendre leur revanche sur les humains soixante ans plus tard) ; ceux de Delirious Night de Mette Ingvartsen, frénétiques et changeants, nus/habillés, masqués/démasqués-mais-maquillés, sautant/courant, chantant/dansant, haranguant/aboyant, corps qui passent du carnavalesque au canin en transitant par l’humain ou bien corps d’humains qui débordent de leur condition pour en éprouver d’autres, inédites et jouissives ; ceux de la Compagnie Greffe de la danseuse et chorégraphe Cindy Van Acker, enfoncés dans les embrasures des fenêtres d’une salle de l’exposition Même les soleils sont ivres à la Collection Lambert, ils sont animés d’un mouvement presque indiscernable, lent comme une éclosion, déploient et recroquevillent leurs membres, pivotent leur tête, s’arc-boutent aux montants, tout sauf une danse, pendant que le bruit blanc des ventilateurs de l’installation de Žilvinas Kempinas (Fountains) s’étend dans l’espace, travaillé par le ressac des basses de Denis Rollet.

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Mohamed Toubakri danse. Il danse et cette danse est son discours ou son poème, intraduisible sinon par elle-même, un mouvement par un autre. Les phrases projetées


Bastien Gallet

Philosophe et écrivain