Roman (extrait)

Solénoïde

Ecrivain

« Je veux écrire un compte rendu de mes anomalies. Dans ma vie obscure en marge de l’histoire (…) il s’est passé des choses qui d’ordinaire n’arrivent pas, ni dans la vie ni dans les livres. » Serait-ce à cause du champ magnétique créé par le solénoïde, énorme bobine de 9 mètres de diamètre inventée par un obscur physicien, qui ne marcha pourtant jamais, et que cet inventeur original enterra dans les fondations de sa maison. Avant de vendre celle-ci au narrateur. Il n’y a pas que des échos de Rousseau dans ce journal d’un homme hanté par le mystère de l’existence, de la vie organique, de la normalité. Borges ou Kafka rôdent non loin. Voici les deux premiers chapitres de ce chef-d’œuvre du grand écrivain roumain Mircea Cărtărescu, traduit par Laure Hinckel et à paraître aux éditions Noir sur Blanc.

1.

J’ai de nouveau attrapé des poux, cela ne m’étonne même plus, ne m’effraie plus, ne me dégoûte plus. Cela ne fait que me démanger. J’ai des lentes presque tout le temps, j’en fais tomber quand je me coiffe dans la salle de bains : des petits œufs couleur nacrée, à l’éclat sombre sur l’émail du lavabo. Il en reste pas mal entre les dents du peigne, que je nettoie ensuite avec une vieille brosse à dents, celle dont le manche de bois a moisi. Impossible pour moi d’échapper aux poux – je suis enseignant dans une école de la périphérie. La moitié des enfants ont des poux, on les trouve à la rentrée, lors de la visite médicale, quand l’infirmière écarte les mèches avec les gestes experts des chimpanzés – mais sans écraser entre ses dents les carapaces de chitine des insectes capturés. En revanche, elle conseille aux parents une solution crayeuse et blanche, qui sent la chimie, la même que les enseignants finissent par utiliser aussi. En quelques jours, toute l’école en arrive à sentir la solution anti-poux.

Ce n’est pas si grave, car au moins nous n’avons pas de punaises, on n’en a pas vu depuis longtemps. Je me souviens d’elles, j’en ai vu de mes propres yeux quand j’avais trois ans, dans la petite maison du quartier Floreasca où j’ai vécu dans les années 1959-1960. Papa me les montrait, quand il soulevait brusquement le matelas du lit. Elles étaient comme des petits grains écarlates, aussi luisants que des fruits des bois, aussi durs que ces baies noires du lierre dont je savais qu’il ne fallait pas les porter à la bouche. Sauf que ces grains entre le matelas et le cadre du lit couraient vite vers les coins sombres et leur précipitation me faisait rire. J’étais impatient que papa soulève de nouveau le lourd matelas par le coin (au changement des draps) pour revoir les petites bêtes dodues. Je rigolais tellement que maman, qui me laissait les cheveux longs et pleins de boucles, me prenait dans ses bras en me lançant d’invisibles postillons affectueux pour me protéger du mauvais œil. Papa apportait ensuite la pompe à Lindane et administrait une bonne douche malodorante aux punaises réfugiées dans les jointures du cadre de lit. J’aimais son odeur de bois, du sapin encore gorgé de résine, j’aimais même l’odeur de l’insecticide. Ensuite papa relâchait le matelas et maman venait avec les draps sur les bras. Quand elle en étendait un en travers du lit, il se gonflait et faisait comme un beignet dans lequel je me glissais avec un plaisir inouï. J’attendais que le drap retombe sur moi, lentement, qu’il prenne la forme de mon petit corps, sans se mouler sur chaque détail mais en dessinant des plis compliqués, grands et petits. Les chambres étaient alors vastes comme des hangars et, à l’intérieur, tournaient deux géants qui, on ne sait pourquoi, prenaient soin de moi : maman et papa.

Mais je ne me souviens pas des piqûres de punaises. Maman me disait qu’elles laissaient des petits cercles rouges sur la peau, avec un point au milieu. Et que cela brûlait plus que cela ne démangeait. Je ne sais pas, le fait est que je ne cesse d’attraper les poux des enfants quand je me penche sur leurs cahiers, c’est comme une maladie professionnelle. J’ai gardé les cheveux longs de l’époque où j’aurais pu devenir écrivain. C’est tout ce qu’il me reste de cette carrière, les cheveux longs. Et puis les sous-pulls à col roulé, comme celui que portait le premier écrivain que j’ai vu et qui est resté dans ma mémoire comme l’image glorieuse et intouchable de ce qu’est un auteur : c’était dans Petit déjeuner chez Tiffany. Mes cheveux ne font qu’effleurer ceux des petites filles, bouclés et pleins de petits rubans. Les insectes grimpent par ces cordes d’écailles translucides. Leurs griffes ont la courbure du cheveu, qu’elles épousent parfaitement. Puis ils vont et viennent sur le cuir chevelu et y laissent leurs excréments et leurs œufs. Ils piquent la peau que le soleil n’atteint jamais, d’un blanc immaculé de parchemin, et c’est là leur nourriture. Quand les démangeaisons deviennent insupportables, je fais couler de l’eau brûlante dans la baignoire et je me prépare à les exterminer.

J’aime le bruit de l’eau dans la baignoire, ce bouillonnement impétueux, la course tourbillonnaire des milliards de gouttes, comme des mèches qui s’enroulent en spirale, le grondement du jet vertical dans la gélatine verdâtre de l’eau qui monte à une vitesse infinitésimale, conquérant les parois de la baignoire par des gonflements réprimés et de brusques invasions, à la manière d’innombrables fourmis transparentes tournant dans la jungle amazonienne. Je ferme le robinet et le silence revient, les fourmis se fondent les unes dans les autres, le saphir mou comme un bonbon gélifié est immobile, me regarde comme un œil limpide et m’attend. Nu, j’entre dans l’eau avec volupté. Je plonge immédiatement ma tête dans l’eau, je sens ses parois s’élever symétriquement le long de mes joues, de mon front. L’eau m’enserre, elle est lourde, me fait léviter en son sein. Je suis le noyau d’un fruit à la chair bleu-vert. Mes cheveux s’étalent jusqu’aux rebords de la baignoire, comme un oiseau noir déploierait ses ailes. Chaque cheveu repousse son voisin, chacun est indépendant, chacun flotte, soudain ramolli, au milieu des autres, sans les toucher, comme les tentacules des lys de mer. Je tourne brusquement la tête dans les deux sens pour sentir les fils se tendre, s’allonger dans l’eau dense, peser plus lourd, d’un poids inattendu. Il est difficile de les arracher à leurs alvéoles d’eau. Les poux s’accrochent bien aux troncs épais, ils ne font qu’un avec ce support. Leurs faces inhumaines montrent une sorte d’étonnement. Leur carcasse est de la même substance que les cheveux. Ils ramollissent eux aussi dans l’eau très chaude, mais ne se dissolvent pas. Les petits tubes respiratoires placés en nombre égal de chaque côté de leurs abdomens gaufrés sont bien fermés, comme les narines closes des phoques. Je flotte dans la baignoire, passif, détendu comme une préparation anatomique, la peau de mes doigts gonfle et se plisse. Moi aussi, je suis mou, comme si j’étais recouvert d’une chitine translucide. Mes bras, relâchés, flottent à la surface. Mon sexe tend lui aussi à s’élever, comme un bouchon de liège. Il me semble si étrange que j’aie un corps, que je sois dans un corps.

Je m’assois et je commence à savonner mes cheveux et mon corps. Pendant que j’étais avec les oreilles sous l’eau j’entendais clairement les discussions et les bruits des appartements voisins, mais comme en rêve. À présent j’ai des bouchons de gélatine dans les oreilles. Je passe mes mains pleines de savon sur mon corps. Mon corps n’est pas un espace de jeu érotique. C’est comme si je ne passais pas mes mains sur moi mais sur mon esprit. Mon esprit revêtu de chair, ma chair revêtue du cosmos.

Je n’éprouve pas une plus grande surprise quand mes doigts pleins de savon arrivent au nombril que lorsque je me trouve des poux. Et ce depuis bien des années. Au début j’avais peur, bien sûr, car j’avais entendu que le nombril peut exploser. Mais je ne m’étais jamais posé de question au sujet du mien, parce que mon nombril n’était qu’un petit creux dans mon ventre, « collé à mon épine dorsale », comme disait maman. Dans le fond de cette cavité se trouvait quelque chose de désagréable au toucher, qui ne m’avait jamais vraiment préoccupé. Le nombril n’était pas autre chose que le creux de la pomme, celui d’où sort la queue. Nous poussons nous aussi comme des fruits sur un pétiole parcouru de petites veines et d’artères. Mais il y a quelques mois de cela, pendant que je passais mon doigt pressé sur cet accident de mon corps dans le seul but de ne pas le laisser non lavé, j’ai senti quelque chose d’inhabituel, quelque chose qui n’aurait pas dû se trouver là : une sorte de bouton qui a accroché le bout de mon doigt, quelque chose d’inorganique, ne faisant pas partie de mon corps. C’était incrusté dans le nœud de chair pâle qui bâillait à cet endroit, comme un œil entre deux paupières. Pour la première fois j’ai regardé plus attentivement, sous l’eau, écartant avec mes doigts les bords de la crevasse. Comme je ne voyais pas bien, je me suis redressé et la lentille d’eau de mon nombril s’est lentement écoulée. Seigneur, me suis-je dit en souriant, j’en suis arrivé à me contempler le nombril… Oui, c’était une sorte de nœud pâle qui avait pris ces derniers temps bien plus de relief que d’ordinaire, parce que les muscles de mon ventre, à presque trente ans, s’étaient un peu distendus. Une incrustation comme un ongle d’enfant, dans une des volutes du nœud, s’est révélée n’être qu’une saleté. Mais de l’autre côté, rigide et douloureux, ressortait le petit moignon noir-vert que j’avais senti au bout de mon doigt. Je ne savais pas ce que cela pouvait être. J’ai tenté de l’attraper entre les ongles, mais, en tirant, j’ai senti une petite douleur qui m’a effrayé : cela pouvait être une sorte de grain de beauté qu’il n’était pas sage de triturer. Je me suis efforcé de l’oublier et de le laisser tranquille là où il avait poussé. Tout au long de la vie nous poussent nombre de grains de beauté, de verrues, d’os morts et autres cochonneries que nous traînons patiemment avec nous, sans parler des ongles et des cheveux, des dents qui tombent : des morceaux de nous qui ne nous appartiennent plus et qui acquièrent une vie toute à eux. J’ai toujours, grâce à maman, dans une boîte de tic-tac, toutes mes dents de lait, et encore grâce à elle, j’ai aussi quelques mèches de cheveux de l’âge de mes trois ans. Nos photos au vernis craquelé et aux bords dentelés comme les timbres-poste sont autant de témoignages du même genre : notre corps s’est donc bien interposé, un jour, entre le soleil et la lentille de l’appareil photo, imprimant son ombre sur la pellicule, tout comme, lors d’une éclipse, la lune dépose son ombre sur le disque solaire.

Mais au bout d’une semaine, de nouveau dans la baignoire, j’ai senti mon ombilic différent et irrité : le petit bout non identifié s’était un peu allongé et provoquait une sensation différente, plus inquiétante que douloureuse. Lorsqu’une dent nous fait mal, nous la titillons du bout de la langue, même au risque de faire surgir une douleur aiguë. Tout ce qui sort de l’ordinaire sur la carte sensible de notre corps nous ébranle et nous obsède : il nous faut à tout prix nous débarrasser de la sensation de gêne qui ne nous laisse pas en paix. Parfois, le soir, au coucher, j’enlève mes chaussettes et je sens la corne jaune-translucide qui s’est développée de manière excessive sur le côté de mon orteil. J’attrape la grosseur solide, je tire dessus pendant une bonne demi-heure jusqu’à réussir à en déchirer un bord, sur lequel je tire, du bout de mes doigts douloureux, cela m’irrite et me préoccupe, jusqu’à ce que je détache une grosse croûte, vitreuse, parcourue de stries comme les papilles digitales, un centimètre carré de peau morte qui pend sans grâce de mon orteil. Je ne peux pas tirer davantage car j’arrive déjà à la peau innervée du dessous, à moi qui sens la douleur, mais je dois tout de même faire quelque chose de cette démangeaison, de cette inquiétude. Je prends une paire de ciseaux et je la coupe, puis je la contemple longtemps : une pelure blanche que j’ai produite, moi, sans savoir comment, pas plus que je ne me souviens comment j’ai produit mes os. Je la plie entre mes doigts, je la renifle, elle sent vaguement l’ammoniac : le petit bout organique, mais mort, déjà mort quand il faisait encore partie de moi et ajoutait quelques grammes à mon poids, continue de me passionner. Je n’ai pas envie de le jeter, j’éteins la lumière et je me couche, en le tenant entre mes doigts, et le lendemain je l’oublie totalement. Pourtant, je boite pendant quelques jours : j’ai mal à l’endroit où je l’ai arraché.

Alors j’ai commencé à tirer doucement sur le bout dur qui sortait de mon nombril, jusqu’au jour où, de manière inattendue, il m’est resté entre les doigts. C’était un petit cylindre d’un demi-centimètre de long et à peu près de l’épaisseur d’une allumette. Il paraissait noirci par le temps, rongé, sali et goudronné par le passage des ans. C’était quelque chose d’immémorial, de momifié, saponifié, dieu seul sait quoi. Je l’ai placé sous le robinet du lavabo et la couche de crasse s’en est allée, laissant voir qu’autrefois cette petite chose avait été jaune-vert, peut-être. Je l’ai déposée sur le fond d’une petite boîte. On aurait dit le bout brûlé d’une allumette.

Quelques semaines plus tard, j’ai extrait de mon nombril ramolli dans l’eau chaude un nouveau fragment, deux fois plus long cette fois, de la même substance dure et de forme allongée. J’ai réalisé enfin qu’il s’agissait de l’extrémité flexible d’une cordelette, j’ai pu observer la multitude de fibres enroulées qui la composaient. C’était de la ficelle, de la ficelle ordinaire, de la ficelle d’emballage. Celle qui avait servi, vingt-sept ans plus tôt, à ligaturer mon ombilic dans la crasseuse maternité ouvrière où j’étais né. À présent, mon nombril en avortait, lentement, un morceau deux semaines après, un autre au bout d’un mois, puis encore un trois mois plus tard. Celui d’aujourd’hui est le cinquième et je l’extrais avec soin, avec volupté. Je le redresse, je le nettoie avec l’ongle, je le lave dans l’eau de la baignoire. C’est le morceau le plus long que j’ai sorti et j’espère, le dernier. Je le dépose dans la boîte d’allumettes, à côté des autres : ils sont là, sages, jaune-vert-noir, tordus, leurs extrémités légèrement effilochées. Du chanvre, le même que celui dont on fait les filets à provisions des ménagères, qui leur cisaille les mains quand ils sont remplis de pommes de terre, le même que celui qui sert à ficeler les paquets. Pour la Dormition, au 15 août, nous recevions de la région du Banat un paquet de la part de notre famille du côté de papa : des biscuits au pavot et au miel. La ficelle dénouée, beige-vert, faisait ma joie : j’attachais les poignées de porte, pour que maman ne fasse pas d’autre enfant. À chaque poignée, je faisais des dizaines, des centaines de nœuds.

J’abandonne la ficelle du nombril et je sors de la baignoire tout dégoulinant d’eau. Je prends la bouteille de solution anti-poux derrière les WC et je me verse sur la tête un doigt de son contenu infect. Je me demande dans quelle classe je les ai attrapés, comme si cela avait une importance. Qui sait, peut-être que cela en a une. Peut-être que, selon les classes de l’école et selon les rues du quartier, les poux sont de différentes espèces et de différentes tailles.

Je rince cette substance écœurante et je commence à me peigner au-dessus du lavabo dont la porcelaine est étincelante de propreté. Et soudain, les parasites commencent à tomber, deux, cinq, huit, quinze… Ils sont extrêmement petits, chacun nage dans sa propre goutte d’eau. Je vois très difficilement leur corps à l’abdomen large avec trois petites pattes de chaque côté, qui bougent encore. Leur corps et mon corps, alors que je suis nu et mouillé, penché sur le lavabo, sont formés des mêmes tissus organiques. Ils ont des organes et des fonctions analogues. Ils ont des yeux qui voient la réalité, ils ont des membres qui les mènent dans le même monde infini et incompréhensible. Ils ont une volonté de vivre semblable à la mienne. Je les efface des parois du lavabo en ouvrant le robinet. Ils descendent dans le siphon qui se trouve au-dessous et arrivent dans les canaux souterrains.

Je vais me coucher les cheveux mouillés près de mes pauvres trésors : la boîte de tic-tac avec mes dents d’enfant, les photos de quand j’étais petit et quand mes parents étaient dans la fleur de l’âge, la boîte d’allumettes avec la ficelle tombée de mon nombril, mon journal. Comme très souvent le soir, je fais rouler mes dents de lait dans ma paume : les petits galets lisses, encore très blancs, qui furent un jour dans ma bouche, avec lesquels j’ai mangé, prononcé des mots et mordu comme un chiot. Je me suis si souvent demandé comment ce serait d’avoir quelque part un sachet en papier avec les vertèbres de mes deux ans ou avec les phalanges de mes doigts de sept ans…

Je range les dents à leur place. Je voudrais aussi regarder des photos, mais je ne résiste plus. J’ouvre le tiroir de la table de nuit et je fourre tout dedans, dans le coffret en « peau de serpent » jaunie qui abrita autrefois un rasoir, un blaireau et un étui de lames Astor. C’est là que je range maintenant mes misérables trésors. Je tire la couette sur ma tête et tente de m’endormir très vite, si possible pour de bon. Mon cuir chevelu ne me gratte plus. Et puisque cela vient de se produire, j’espère que cela n’arrivera pas de nouveau cette nuit.

 

2.

J’étais en train de penser aux rêves, aux visiteurs, à toute cette folie, mais là, ce n’est pas le moment. Pour l’instant, je dois retourner à l’école où je travaille depuis déjà plus de trois ans. « Je ne serai pas enseignant toute ma vie », me disais-je, je m’en souviens comme si c’était hier, dans le tram qui me ramenait du fin fond du quartier Colentina, où j’étais allé découvrir mon école, et qui traversait le cœur d’une soirée estivale aux nuages rosés. Eh bien le miracle n’a pas eu lieu et il y a toutes les chances pour qu’il en soit tout de même ainsi. Finalement, ça n’a pas été si dur jusqu’à présent. L’après-midi où, juste après l’annonce officielle des affectations, je me suis déplacé pour voir mon école, j’avais vingt-quatre ans et environ le double de kilos. J’étais exagérément, incroyablement famélique. La moustache et les cheveux longs qui, à cette époque, étaient d’une nuance rousse donnaient à mon visage un air encore plus juvénile, si bien que lorsque mon regard tombait par hasard sur mon reflet dans une vitrine ou dans les carreaux du tramway, je croyais voir un lycéen.

C’était une après-midi en été, la ville était pleine de lumière jusqu’en haut, avec le renflement d’un verre d’eau qui déborde. J’ai pris le tramway à Tunari, en face de la Direction générale de la Milice. Je suis passé devant l’immeuble de mes parents sur le boulevard Ştefan cel Mare, où je vivais aussi, et j’en ai suivi du regard, comme d’habitude, la façade démesurée pour voir la fenêtre de ma chambre, couverte de papier bleu pour bloquer les rayons du soleil, puis on a longé les grilles de l’hôpital Colentina. Les pavillons des malades étaient alignés dans la vaste cour comme des croiseurs en maçonnerie. Ils étaient tous de formes différentes, comme si les maladies de leurs occupants avaient dicté leur architecture étrange. Ou peut-être l’architecte de chacun de ces pavillons avait-il été choisi parmi les malades et il avait pensé à représenter leurs souffrances de cette manière. Je les connaissais tous, deux au moins m’ayant hébergé. D’ailleurs, j’ai reconnu en frissonnant, au coin droit de la cour, le bâtiment rose, aux cloisons fines comme du papier, du pavillon des maladies neurologiques. J’y étais resté un mois entier, huit ans plus tôt, pour une parésie faciale qui me dérange encore parfois. Nombreuses sont les nuits où j’erre en rêve entre les pavillons de l’hôpital Colentina, entrant dans des bâtiments inconnus et hostiles, aux murs couverts de planches anatomiques…

Le tramway a longé ensuite les anciens ateliers ITB où papa avait travaillé pendant un temps comme serrurier-mécanicien. Mais des immeubles ont été construits devant, si bien qu’on ne les voit plus qu’à peine depuis la rue. Au rez-de-chaussée se trouvait un dispensaire, juste au niveau de l’arrêt Docteur-Grozovici. C’est là que je venais pour subir des piqûres de vitamine B1 et B6, suite à la parésie de mes seize ans. Mes parents me mettaient les fioles dans la main et me disaient de ne pas rentrer sans les avoir faites. Ils savaient ce qu’ils disaient. Au début, je les jetais dans la cage d’ascenseur et je racontais à mes parents que c’était fait, mais cela n’a pas fonctionné longtemps. Finalement, j’ai bien dû y passer, aux piqûres. Je me dirigeais vers le dispensaire, à la nuit tombée, la mort dans l’âme. Je faisais le chemin à pied, aussi lentement que je pouvais, jusqu’au deuxième arrêt de tram. Comme les jours où je devais aller chez le dentiste, j’espérais qu’il arriverait un miracle, que je trouverais le cabinet fermé, l’immeuble démoli, le docteur décédé ou au moins qu’une panne de courant empêcherait la fraise de fonctionner et les lumières au-dessus du fauteuil dentaire de s’allumer. Mais il n’arrivait jamais aucun miracle. La douleur m’attendait là-bas, entière, dans son aura rouge comme le sang. La première infirmière qui, à Grozovici, tard le soir, m’avait fait ma piqûre était belle, blonde, très soignée, mais très rapidement elle me terrifia. C’était le genre de personne qui regarde ton cul nu avec un mépris total. Ce n’était pas la douleur qui allait suivre, mais le dégoût de cette femme pour le gamin et la relation intime qu’elle aurait avec lui (fût-ce celle de planter une aiguille dans sa fesse) qui dissipaient rapidement la vague excitation, mon sexe renonçant à l’effort de relever la tête pour y voir mieux. J’attendais ensuite l’inévitable humidité sur la peau qui allait être martyrisée, les trois-quatre tapes du dos de la main, puis le choc de l’aiguille enfoncée dans la chair, toujours en prenant soin que sa pointe atteigne un nerf, une veine, pour provoquer la douleur, durable, mémorable, augmentée ensuite par le poison qui descendait dans la canule de la seringue pour se diffuser, acide sulfurique, dans toute la fesse. C’était horrible. Après les injections de l’infirmière blonde, je boitais pendant une semaine entière.

Par chance, cette infirmière, probablement sadomasochiste au lit avec ses amants, alternait au dispensaire avec une autre, tout aussi inoubliable, mais pour des raisons différentes. C’était une femme qui t’effrayait à mort, au premier regard, parce qu’elle n’avait pas de nez. Elle ne portait aucun bandage ni faux nez, elle avait tout bonnement au milieu du visage un orifice large, vaguement séparé en deux compartiments. Elle était menue comme un poussin, brune et avec des yeux qui auraient peut-être attiré ton attention par leur douceur si cet aspect de tête de mort ne t’avait pas complètement décontenancé. Quand je tombais sur la blonde, elle me faisait passer tout de suite. La salle d’attente était déserte. En revanche, la naine sans nez semblait avoir un succès inhabituel : la salle était toujours pleine de gens, pleine comme l’église dans la nuit de Pâques. Je rentrais du dispensaire à deux heures du matin. Nombre des patients qui attendaient lui avaient apporté des fleurs. Quand l’infirmière apparaissait dans l’encadrement de la porte, les gens souriaient de bonheur. Je pense bien : personne n’avait probablement jamais eu la main si légère. Quand arrivait mon tour et que je m’asseyais sur la toile cirée de la table d’auscultation, le pantalon sur les chevilles, j’étais étourdi par le parfum des fleurs encore emballées de cellophane et qui remplissaient sept ou huit vases le long des murs. La femme très brune me parlait sur un ton calme et égal, puis elle effleurait ma fesse un instant avec sa paume et… Et c’était tout. Je ne sentais pas l’aiguille et je percevais la diffusion du liquide dans le muscle comme une douce chaleur. En quelques minutes, c’était oublié, si bien que je rentrais à la maison tout fringant et heureux. Mes parents me regardaient avec suspicion : je n’aurais tout de même pas encore jeté la fiole on ne sait où ?

Puis c’était le cinéma Melodia, juste avant Lizeanu, et je suis descendu à l’arrêt suivant, à Obor, où j’ai pris un tram qui partait à la perpendiculaire du boulevard Ştefan cel Mare, qui arrivait de Moşilor et qui allait se perdre dans les lointains de Colentina.

Je connaissais bien ces lieux, c’était en quelque sorte mon quartier. Mama faisait ses courses à Obor. Elle m’emmenait, quand j’étais petit, dans la marée humaine du vieux marché. La halle aux poissons où l’odeur était insupportable, la grande halle ensuite, avec ses bas-reliefs et ses mosaïques représentant des scènes incompréhensibles, enfin la fabrique de glace, devant laquelle les ouvriers manipulaient toujours des blocs de glace blancs au milieu et miraculeusement transparents aux extrémités (comme s’ils étaient en permanence en train de se dissoudre dans l’air ambiant), étaient à mes yeux d’enfant les citadelles fantastiques d’un autre monde. Là-bas, dans le désert du lundi matin au marché Obor, tenant la main de maman, je vis une l’affiche, collée sur un poteau, qui devait me poursuivre longtemps : une pieuvre géante sortait d’une soucoupe volante et tendait ses bras vers un astronaute qui marchait sur une terre rouge couverte de cailloux. Il était écrit au-dessus La planète des tempêtes. « C’est un film, m’avait dit maman. Attendons qu’ils le fassent venir plus près, au Volga ou au Floreasca. » Maman avait peur du centre-ville, elle ne quittait son quartier que lorsqu’elle n’avait pas le choix, par exemple quand elle devait m’acheter, à Lipscani, mon uniforme d’écolier avec la chemise à petits carreaux et le pantalon qui était déjà marqué aux genoux, comme si quelqu’un l’avait déjà porté, avant qu’il ne sorte de la fabrique de vêtements.

Colentina aussi m’était familière, avec des maisons décrépites sur la gauche et l’usine à savon Stela, à droite, là où étaient fabriquées les marques de savon à linge Cheia et Cămila. L’odeur de graisse rance se diffusait dans tout le quartier. Suivait le bâtiment en briques des filatures Donca Simo, où maman avait autrefois travaillé sur des métiers à tisser, et des dépôts de bois de construction. La rue, sale et désolante, filait vers l’horizon dans la fournaise estivale, sous les ciels immenses, blanchâtres, que vous ne verrez jamais qu’au-dessus de Bucarest. En fait, j’étais né là-bas, dans le quartier Colentina, en banlieue, dans une maternité délabrée, improvisée entre les murs d’un tripot-bordel d’avant 1944, et j’avais passé les premières années de ma vie quelque part sur Doamna Ghica, dans un emmêlement de ruelles digne d’un ghetto juif. Bien plus tard, j’y suis retourné avec un appareil photo, et dans la rue Silistra, j’ai pris quelques clichés ratés de la maison de mon enfance. L’endroit n’existe plus, il a été rayé de la carte, y compris ma maison. Qu’y a-t-il à présent à sa place ? Des immeubles bien sûr, comme partout.

En dépassant la rue Doamna Ghica à bord du tramway 21, j’entrais en terre étrangère. Les maisons se raréfiaient, on voyait apparaître des étangs sales au bord desquels des femmes aux jupes froncées lavaient des tapis. Des débits d’eau de Seltz et des débits de pain, des magasins pour le vin et le poisson. La rue vide, affligeante, interminable, dix-sept stations de tram, la plupart inutiles et sans abri pour les piétons, comme ces haltes de chemin de fer en plein champ. Des mères en robes à imprimés, tenant une petite fille par la main et marchant vers nulle part. Parfois une charrette remplie de bouteilles vides. Des centres de bonbonnes de gaz où des gens faisaient la queue dès le soir pour le lendemain. Des rues perpendiculaires, poussiéreuses, comme des rues de village, avec des mûriers noirs sur les bas-côtés. Des cerfs-volants pris dans les fils électriques entre les poteaux de bois passés au goudron.

Je suis arrivé au terminus après une heure et demie de balancement dans le tramway. Je crois que j’étais seul dans tout le wagon pour les trois-quatre dernières stations. Je suis descendu à l’endroit où les tramways font un vaste demi-tour en cercle pour reprendre, en Sisyphe, leur trajet le long de la rue Colentina. Le jour s’inclinait vers le soir mais restait ambré et spectral, surtout en raison du silence. Ici, au terminus de la ligne 21, il n’y avait pas trace d’humanité. Des halles industrielles, longues et grises, aux fenêtres étroites, un château d’eau à l’horizon, un verger d’arbres littéralement noircis par le mazout et les gaz d’échappement à l’intérieur du large cercle délimité par les rails. Deux tramways vides, immobiles l’un à côté de l’autre et sans wattman. Un kiosque à billets fermé. Des contrastes puissants entre la lumière rose et l’ombre. Je cherchais quoi là-bas ? Comment allais-je vivre dans un lieu si éloigné ? Je suis allé à pied jusqu’au château d’eau, je suis arrivé à sa base où se trouvait une porte cadenassée, j’ai levé la tête et regardé la sphère qui étincelait dans le ciel, au bout du cylindre peint en blanc. J’ai continué vers… rien, vers le désert… Là-bas prenait fin, me semblait-il, non pas la ville, mais la réalité. Une rue s’ouvrant sur la gauche portait une plaque au nom que je cherchais : Dimitrie Herescu. Quelque part dans cette rue devait se trouver l’école, mon école, mon premier emploi, où je devais me présenter le 1er septembre, dans un peu plus de deux mois. Le bâtiment d’un Automecanica, peint en vert et rose, ne parvenait pas à dissiper l’atmosphère de village de cet endroit : des maisons aux toits en tuiles, des jardins aux clôtures pourries, des chiens au bout de leur chaîne, des fleurs de faubourg. L’école était sur la droite, à quelques maisons de distance de l’Automecanica, et elle aussi, bien sûr, était déserte.

C’était une école petite, un hybride en forme de L, avec un corps de bâtiment ancien, fissuré, aux carreaux cassés, et, au fond de la cour, un bâtiment récent encore plus désolant. Dans la cour, un panneau de basket descellé dont l’anneau était dépourvu de filet. J’ai ouvert le portail et suis entré. J’ai fait quelques pas sur l’asphalte de la cour de récréation. Le soleil avait justement commencé à descendre, si bien qu’un nimbe de rayons s’était déposé sur le toit du bâtiment ancien. Ils en jaillissaient, tristes, noirs en quelque sorte, car ils n’éclairaient rien et ne faisaient qu’augmenter la solitude inhumaine de ces lieux. J’avais le cœur serré : j’irais dans cette école pétrifiée comme une morgue, j’avancerais, avec le cahier d’appel sous le bras, dans ses couloirs peints en vert foncé, je monterais à l’étage et j’entrerais dans une classe inconnue où trente enfants étrangers, plus étrangers que s’ils étaient d’une autre espèce, m’attendraient. Peut-être même m’attendaient-ils déjà, silencieux sur leurs bancs, avec leurs plumiers en bois, leurs cahiers recouverts de papier bleu. Cette pensée m’a donné la chair de poule et j’ai regagné la rue presque en courant. « De toute façon je ne resterai pas enseignant toute ma vie », me suis-je dit alors que le tramway me ramenait dans le monde blanc, que les arrêts défilaient derrière moi, que les maisons se rapprochaient les unes des autres et que des gens peuplaient de nouveau la terre. « Tout au plus une année, jusqu’à ce que je sois pris dans une rédaction, dans une revue littéraire. » Et durant mes trois premières années d’enseignement à l’école 86, je n’ai fait que nourrir cette illusion, c’est vrai, tout comme les mères continuent à nourrir leur enfant au lieu de les sevrer. Mon illusion avait grandi avec moi et je ne pouvais m’empêcher – d’une certaine manière, je n’y parviens toujours pas – d’ouvrir ma chemise, au moins de temps en temps, pour la laisser me cannibaliser avec volupté. Les années de stage ont passé. Une quarantaine d’années passeront encore et quand je partirai à la retraite, ce sera d’ici. Finalement, ça n’a pas été si dur que ça, jusqu’à présent. J’ai vécu de longues périodes sans poux. Oui, si j’y pense bien, ça n’a pas été si mal dans cette école, et ce qui a été a peut-être été pour le mieux.

 

Mircea Cărtărescu, « Solénoïde », traduit du roumain par Laure Hinckel, © les Éditions Noir sur Blanc, 2019.

En librairie le 22 août.


Mircea Cărtărescu

Ecrivain, Poète, critique littéraire