Vibrato
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On enregistre, là ? Oui ? OK. Donc, re-bonsoir à vous, et merci encore, du fond du cœur et avec toute mon amitié, à Rae Fazlizadeh pour ses mots généreux qui me font une armure. Je n’ai aucun espoir d’être à la hauteur, mais c’est toujours comme ça quand on vous présente. Donc merci, Rae.
Je vais commencer par l’un des plus célèbres tableaux de ce musée. Chaque fois que je viens ici, il me prend par surprise. Je m’en rappelle d’autres, mais mon esprit refoule celui-ci jusqu’à ce que je pénètre dans une vaste salle aux cimaises chargées. Selon l’entrée que j’emprunte, soit je l’aperçois au loin, soit il apparaît brusquement sur ma gauche, et c’est seulement en le voyant que ça me revient : il est ici. Ce tableau me saisit d’une manière déplaisante. Je veux parler du Navire aux esclaves de J. M. W. Turner, alias Négriers jetant par-dessus bord les mourants et les morts, à l’approche d’un typhon. Aucune confrontation avec ce tableau ne saurait être plaisante. Les détails en sont terribles, et le titre complet oriente notre regard, en nous demandant de nous concentrer sur le sinistre premier plan avant de passer au ciel bouillonnant à l’arrière-plan. Ce titre fournit quantité d’informations, comme s’il s’exprimait dans la fièvre ou la panique. De fait, le tableau comme son titre sont excessifs, ils débordent. Et c’est peut-être cette impression d’excès, de trop-plein obscène, qui nous fait oublier encore et encore que cette obscénité se trouve juste au coin de l’œil, ou au fond de la salle. On oublie Le Navire aux esclaves, il faut oublier Le Navire aux esclaves, comme on doit oublier tant de choses pénibles, par cette amnésie qui seule nous permet de vivre notre vie.
Je m’interromps un instant pour ouvrir une parenthèse brève mais cruciale car, après l’avoir prononcé plusieurs fois, je m’aperçois que je suis gêné par l’expression Navire aux esclaves. C’est à cause du mot « esclave » : un mot qui frappe l’oreille comme un fouet. Il y a les esclavagistes et ceux qu’ils
