Rediffusion

L’automate et le tâcheron

Sociologue

En 2018, Amazon aurait détruit trois millions de produits. Rien de surprenant pour le sociologue Antonio A. Casilli qui, à l’issue d’une longue enquête, montre pourquoi lesdits produits ne sont en réalité qu’un prétexte pour ce type de plateforme – Amazon, mais aussi Facebook ou Uber – dont l’activité principale s’avère l’accumulation et la préparation de données qui serviront à développer des intelligences artificielles. Rediffusion du 15 janvier 2019.

En 2006, les publicités de l’agence d’intérim Jobsintown.de envahissent les lieux publics berlinois. Des images, placardées sur des automates, donnent l’impression que des individus travaillent à l’intérieur de ceux-là. Niché dans un guichet automatique, un guichetier compte des billets. Un lavomatique cache une femme frottant vos vêtements sur une planche à laver. Dans le scanner à rayons X d’un aéroport, un douanier inspecte vos bagages à l’aide d’une lampe de poche. Par-delà son message affiché (« n’acceptez pas des emplois pénibles qui vous réduisent à des machines »), cette campagne publicitaire est avant tout un clin l’œil à un phénomène qui apparaît de façon concomitante : la servicialisation de l’humain vis-à-vis des machines.

C’est Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui exprime cette nouvelle philosophie du travail cette même année, lors d’une intervention au MIT de Boston. D’après lui, les technologies intelligentes à base de données et d’algorithmes apprenants ne sont pas là pour « servir les humains ». Au contraire, insiste-t-il, nous assistons à l’inversion « des rôles respectifs des ordinateurs et des êtres vivants » puisqu’il est aujourd’hui possible coder et inscrire « de l’intelligence humaine au sein d’un logiciel ». Et l’entrepreneur de préciser que cette « inscription » ne relève pas du génie et du savoir-faire de ses informaticiens, mais au contraire d’une stratégie consistant à transformer des usagers non spécialisés en fournisseurs de services numériques pour sa plateforme.

L’un des piliers de la stratégie big data du géant américain, est la création d’un marché du travail en appui à l’automation.

Amazon est certes plus connue pour son catalogue d’achats en ligne, mais son modèle d’affaires tourne depuis longtemps autour de la vente de solutions informatiques sous forme de « logiciel-en-tant-que-service » (software-as-a-service). Selon cette logique commerciale, les applications ne sont pas installées sur les ordinateurs de ceux qui les achètent


[1]This is basically people-as-a-service” Jeff Bezos, “Opening Keynote and Keynote Interview”, MIT World – special events and lectures, 2006.

[2] Birgitta Bergvall-Kåreborn et Debra Howcroft, “Amazon Mechanical Turk and the commodification of labour”, New Technology, Work and Employment, vol. 29, no. 3, 2014, pp. 213-223.

[3] Kotaro Hara, Abi Adams, Kristy Milland, Saiph Savage, Chris Callison-Burch et Jeffrey Bigham, “A Data-Driven Analysis of Workers’ Earnings on Amazon Mechanical Turk”, arXiv, 2017.

[4] Amazon stipule avec ses Turkers un « Accord de Participation » dont les termes sont clairement conçus pour échapper à l’identification d’un lien de subordination des micro-travailleurs envers la plateforme ou envers les requérants. « Participation Agreement », Amazon Mechanical Turk, 17 oct. 2017.

[5] Graham, M., Hjorth, I., Lehdonvirta, V. (2017), Digital labour and development: impacts of global digital labour platforms and the gig economy on worker livelihoods, Transfer: European Review of Labour and Research, Vol. 23, n. 2, pp. 135-162.

[6] Casilli, Antonio A. (2017). Digital Labor Studies Go Global: Toward a Digital Decolonial Turn. International Journal of Communication, 11, Special Section “Global Digital Culture”, pp. 3934–3954.

Antonio Casilli

Sociologue, Professeur à Telecom Paris et chercheur à L'institut Interdisciplinaire de l'Innovation (CNRS) et au LACI-IIAC de l'EHESS.

Notes

[1]This is basically people-as-a-service” Jeff Bezos, “Opening Keynote and Keynote Interview”, MIT World – special events and lectures, 2006.

[2] Birgitta Bergvall-Kåreborn et Debra Howcroft, “Amazon Mechanical Turk and the commodification of labour”, New Technology, Work and Employment, vol. 29, no. 3, 2014, pp. 213-223.

[3] Kotaro Hara, Abi Adams, Kristy Milland, Saiph Savage, Chris Callison-Burch et Jeffrey Bigham, “A Data-Driven Analysis of Workers’ Earnings on Amazon Mechanical Turk”, arXiv, 2017.

[4] Amazon stipule avec ses Turkers un « Accord de Participation » dont les termes sont clairement conçus pour échapper à l’identification d’un lien de subordination des micro-travailleurs envers la plateforme ou envers les requérants. « Participation Agreement », Amazon Mechanical Turk, 17 oct. 2017.

[5] Graham, M., Hjorth, I., Lehdonvirta, V. (2017), Digital labour and development: impacts of global digital labour platforms and the gig economy on worker livelihoods, Transfer: European Review of Labour and Research, Vol. 23, n. 2, pp. 135-162.

[6] Casilli, Antonio A. (2017). Digital Labor Studies Go Global: Toward a Digital Decolonial Turn. International Journal of Communication, 11, Special Section “Global Digital Culture”, pp. 3934–3954.