Architecture

Les linceuls – sur la 19e Biennale d’architecture de Venise

Architecte et éditeur

Puisque l’architecture n’a d’autre choix que d’entreprendre sa bifurcation écologique, ses acteurs devraient l’envisager en soupesant les conséquences des technologies numériques. À Venise, dans une Biennale d’architecture jalonnée d’un techno-optimisme souvent exempt de perspective critique, la technologie enveloppe l’architecture comme un linceul.

« Les architectes ont peur des machines, et ce depuis que l’ingénierie s’est détachée des dernières pages de Vitruve et s’est établie seule[1]
Reyner Banham

 

«Ce ne sera certainement pas la Biennale des Tech Bros », annonçait Carlo Ratti, commissaire de cette 19ᵉ édition de la Biennale d’architecture de Venise, lors de son ouverture en mai. Dommage. Alors que l’humanité entre de plain-pied dans sa quatrième révolution industrielle, fallait-il vraiment l’esquiver ? Et qui mieux que Ratti, architecte-ingénieur à la tête du Senseable City Lab du MIT – l’un des laboratoires les plus influents sur les rapports entre ville et technologie – pouvait articuler un regard critique sur le sujet ? Cette non-posture est le défaut majeur d’une Biennale qui se refuse à nommer ce qu’elle met pourtant en scène : l’omniprésence des technologies numériques dans la fabrique future de l’architecture.

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Ainsi, Ratti privilégie des voies détournées, un voyage en trois temps pour trois Intelligens : naturelle, artificielle et collective, dont on peine à comprendre l’articulation, si ce n’est que le bon sens de la première cautionnerait les délires de la deuxième, et que la troisième réduit l’humanité à une communauté privilégiée à la destinée progressiste : sauvée de l’emballement climatique terrestre par la technologie spatiale, promise à perpétuer l’espèce sur Mars. Ce récit, noyé dans la profusion des projets présentés (750 exposants) relève à la fois de la techno-épopée et de la stratégie d’évitement. Présenté sur le mode de la foire, l’exposition principale suit une allée centrale présentant les propositions d’architectes stars d’hier, bordée d’un catalogue de projets et d’expérimentations, actuels, plus modestes, souvent plus intéressants, mais rendus invisibles par leur nombre. Ce non choix curatorial interroge.

Car de quoi parle-t-on, au fond ? Antoine Picon, ancien collègue de Ratti au MIT, se montre plus direct : selon lui, « il n’y a pas de retour en arrière possible »


[1] Reyner Banham, « Machine Aesthetics », in Architectural Review, Avril 1955, p. 226–228. Citation originale: « Architects are frightened of machinery, and have been so ever since engineering broke loose from the back pages of Vitruvius and set up on its own.»

[2] Reyner Banham, « Stocktaking », Architectural Review, février 1960.

[3] Reyner Banham, « A Home is not a House », Art in America, vol. 2, septembre 1965. Citation originale: « one by avoiding the issue and hiding under a rock, tree, tent, or roof (this led ultimately to architecture as we know it) and the other by actually interfering with the local meteorology. »

[4] Frédéric Migayrou, « L’autre du moderne » (préface), in Théorie et design à l’ère industrielle, HYX, 2008.

[5] Véronique Patteeuw, « Reyner Banham’s architecture of the well-tempered environment », in Building Biospheres, Catalogue du Pavillon Belge à la Biennale Architettura 2025, p. 166-171, 2025.

[6] Todd Gannon, Reyner Baham and the paradoxe of the high tech, Getty Publications, 2017. Citation originale « to vaporize architecture’s traditional monumentality into a nearly invisible environnemental milieu ».

[7] — que je rebaptisais Ecofolia Deserta en hommage au très beau livre de Banham, Scenes in America Deserta. 

[8] Pour aller plus loin, voir l’excellente critique de l’exposition « Norman Foster » de 2024 au Centre Pompidou par Xavier Bucchianeri et Mathieu Garling.

[9] Citation originale: « BIGNESS is the surrender to technology »

[10] Voir aussi l’excellent entretien de François Hartog « L’humanité est passée de la loi des dieux à celle de l’IA » : « D’un côté, une existence sans corps, de l’autre, la stimulation permanente des algorithmes et de « l’hypnocratie » […] : voilà ce que proposent les technocésaristes pour l’homme de demain. »

Marc-Antoine Durand

Architecte et éditeur, Maître de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand, chercheur au sein de l’UMR Ressources et du CERILAC Université Paris Cité

Notes

[1] Reyner Banham, « Machine Aesthetics », in Architectural Review, Avril 1955, p. 226–228. Citation originale: « Architects are frightened of machinery, and have been so ever since engineering broke loose from the back pages of Vitruvius and set up on its own.»

[2] Reyner Banham, « Stocktaking », Architectural Review, février 1960.

[3] Reyner Banham, « A Home is not a House », Art in America, vol. 2, septembre 1965. Citation originale: « one by avoiding the issue and hiding under a rock, tree, tent, or roof (this led ultimately to architecture as we know it) and the other by actually interfering with the local meteorology. »

[4] Frédéric Migayrou, « L’autre du moderne » (préface), in Théorie et design à l’ère industrielle, HYX, 2008.

[5] Véronique Patteeuw, « Reyner Banham’s architecture of the well-tempered environment », in Building Biospheres, Catalogue du Pavillon Belge à la Biennale Architettura 2025, p. 166-171, 2025.

[6] Todd Gannon, Reyner Baham and the paradoxe of the high tech, Getty Publications, 2017. Citation originale « to vaporize architecture’s traditional monumentality into a nearly invisible environnemental milieu ».

[7] — que je rebaptisais Ecofolia Deserta en hommage au très beau livre de Banham, Scenes in America Deserta. 

[8] Pour aller plus loin, voir l’excellente critique de l’exposition « Norman Foster » de 2024 au Centre Pompidou par Xavier Bucchianeri et Mathieu Garling.

[9] Citation originale: « BIGNESS is the surrender to technology »

[10] Voir aussi l’excellent entretien de François Hartog « L’humanité est passée de la loi des dieux à celle de l’IA » : « D’un côté, une existence sans corps, de l’autre, la stimulation permanente des algorithmes et de « l’hypnocratie » […] : voilà ce que proposent les technocésaristes pour l’homme de demain. »