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De la faim coloniale à la souveraineté sacrée : penser l’affamement (2/2)

Cinéaste

Cette seconde partie de l’article consacré à l’affamement comme technologie politique à Gaza élargit la perspective. De l’histoire impériale des famines aux logiques théologico-politiques et aux responsabilités contemporaines, elle montre comment l’affamement s’inscrit dans une économie mondiale de la mort lente.

La faim, dans l’histoire des empires, n’a jamais été un simple effet collatéral. Elle fut, et demeure, un outil stratégique d’administration coloniale, de répression politique et de tri racial.

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Du Bengale en 1943, où la politique britannique de réquisition des vivres combinée à un refus d’intervention humanitaire et à la poursuite des exportations, a provoqué une famine ayant causé plus de trois millions de morts ; à l’Ukraine des années 1932-1933, où le régime soviétique a organisé l’Holodomor en confisquant les récoltes, bloquant les déplacements et affamant délibérément les populations paysannes ; jusqu’à l’Algérie coloniale, où les famines à répétition du XIXe siècle ont été intégrées à une stratégie de conquête par épuisement, les populations autochtones étant recensées comme « bouches inutiles », selon une logique eugéniste avant la lettre – partout, les puissances impériales ont systématiquement utilisé la faim comme arme[1]. Parfois en la dissimulant derrière des catastrophes dites « naturelles », parfois en l’assumant comme prix politique de la domination.

Faim et modernité impériale

À ces exemples s’ajoutent d’autres épisodes majeurs : la famine irlandaise de 1845-1852, durant laquelle plus d’un million de personnes moururent tandis que l’Empire britannique poursuivait ses exportations de nourriture hors d’Irlande[2] ; la famine de Haïti sous embargo au début du XIXe siècle, résultant de la punition internationale de l’indépendance noire[3]. Cette sinistre généalogie de la faim administrée culmine et se technicise de manière radicale au XXe siècle. Elle trouve une expression bureaucratique et systématique dans le sort des ghettos juifs en Europe de l’Est, et tout particulièrement celui de Varsovie. Dès 1940, le régime nazi y instaure un blocus total et calcule scientifiquement les rations alimentaires pour maintenir la population dans un état de sous-vie avancée, programmant son extermination par la faim et la maladie bien avant la mise en œuvre


[1] Famines en Algérie coloniale (1866–1868) : Voir notamment : Djilali Sari, Le Désastre démographique de 1866-1867, Alger, SNED, 1982 ; Pierre Darmon, La Longue traque de la variole, Perrin, 1986 ; Un siècle de passions algériennes : Une histoire de l’Algérie coloniale (1830‑1940), Fayard, 2009, p. 259 (reprenant les estimations d’une mortalité allant jusqu’à 25-58 % selon les régions). Voir aussi : William Gallois, A History of Violence in the Early Algerian Colony, Palgrave Macmillan, 2013 ; The Administration of Sickness: Medicine and Ethics in Nineteenth‑Century Algeria, Palgrave Macmillan, 2008 ; et Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer, Fayard, 2005.

[2] Lors de la famine irlandaise de 1845 – 1852, on estime le nombre de décès entre 1 à 1,5 million, plus 1 à 2 millions d’émigrés. Voir Cormac Ó Gráda, Black ’47 and Beyond: The Great Irish Famine in History, Economy, and Memory, Princeton, 1999 ; David Nally, « “That Coming Storm” : The Irish Poor Law, Colonial Biopolitics and the Great Famine », Annals of the Association of American Geographers, 2008.

[3] Famine à Haïti post-indépendance / embargo international: Laurent Dubois, Haiti: The Aftershocks of History, Metropolitan Books, 2012 ; Voir également : Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset, 2007 ; Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage?, Gallimard, 2014 ; Alain Foix, Toussaint Louverture, Gallimard, 2007. Claude Moïse, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti (1804–1915), CIDHICA, 1990 ; Jean Casimir, La culture opprimée, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2001 ; François Blancpain, « Note sur les “dettes” de l’esclavage : le cas de l’indemnité payée par Haïti (1825-1883) », Outre-Mers. Revue d’histoire, vol. 90, no 340,‎ 2003, p. 241-245.

[4] Alex de Waal, « Israel’s food points are not just death traps – they’re an alibi for the starvation of Gaza », The Guardian, 26 July 2025.

[5] Déclarations de Trump le 4 févri

Sylvain George

Cinéaste

Notes

[1] Famines en Algérie coloniale (1866–1868) : Voir notamment : Djilali Sari, Le Désastre démographique de 1866-1867, Alger, SNED, 1982 ; Pierre Darmon, La Longue traque de la variole, Perrin, 1986 ; Un siècle de passions algériennes : Une histoire de l’Algérie coloniale (1830‑1940), Fayard, 2009, p. 259 (reprenant les estimations d’une mortalité allant jusqu’à 25-58 % selon les régions). Voir aussi : William Gallois, A History of Violence in the Early Algerian Colony, Palgrave Macmillan, 2013 ; The Administration of Sickness: Medicine and Ethics in Nineteenth‑Century Algeria, Palgrave Macmillan, 2008 ; et Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer, Fayard, 2005.

[2] Lors de la famine irlandaise de 1845 – 1852, on estime le nombre de décès entre 1 à 1,5 million, plus 1 à 2 millions d’émigrés. Voir Cormac Ó Gráda, Black ’47 and Beyond: The Great Irish Famine in History, Economy, and Memory, Princeton, 1999 ; David Nally, « “That Coming Storm” : The Irish Poor Law, Colonial Biopolitics and the Great Famine », Annals of the Association of American Geographers, 2008.

[3] Famine à Haïti post-indépendance / embargo international: Laurent Dubois, Haiti: The Aftershocks of History, Metropolitan Books, 2012 ; Voir également : Frédéric Régent, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset, 2007 ; Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage?, Gallimard, 2014 ; Alain Foix, Toussaint Louverture, Gallimard, 2007. Claude Moïse, Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti (1804–1915), CIDHICA, 1990 ; Jean Casimir, La culture opprimée, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2001 ; François Blancpain, « Note sur les “dettes” de l’esclavage : le cas de l’indemnité payée par Haïti (1825-1883) », Outre-Mers. Revue d’histoire, vol. 90, no 340,‎ 2003, p. 241-245.

[4] Alex de Waal, « Israel’s food points are not just death traps – they’re an alibi for the starvation of Gaza », The Guardian, 26 July 2025.

[5] Déclarations de Trump le 4 févri