Savoirs

La colonisation néolibérale du droit par la langue (1/3)

Juriste

Les études sur la néolibéralisation du droit portent presque toujours sur les influences du projet néolibéral sur le droit, et, à contrario, sur l’utilisation de celui-ci comme outil d’émancipation et de lutte. Dans ce premier volet, est formulé le constat que le droit, pour être exprimé, a dû adopter le langage néolibéral, de sorte que tout ce qui est l’objet du droit devient un objet néolibéral.

Dans le projet de recomposition néolibérale du monde, le droit a un rôle pivot. D’ailleurs, dans la préface de son livre fondateur en 1937, The Good society, Walter Lippmann ne remercie pas seulement des économistes (Hayek, Von Mises et Keynes), mais aussi des juristes, à l’instar des américains Roscoe Pound, promoteur d’une lecture réaliste et surtout ingénierique du droit, et McIlwain, auteur d’un célèbre article intitulé « Government by Law » paru en 1936 dans la revue Foreign Affairs.

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Le compte rendu du colloque organisé à Paris autour de Walter Lippmann en 1938 fait logiquement mention de ce que « c’est à l’État de déterminer le régime juridique qui sert de cadre au libre développement des activités économiques », comme une antithèse de l’État social que le colloque se proposait de détruire.

La littérature postérieure des économistes creusera le sillon : Friedrich von Hayek écrira beaucoup sur le droit[1], tout comme les Américains James Buchanan (également futur récipiendaire du prix attribué par la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel dit « prix Nobel d’économie »), fondateur des constitutional economics, qui réfléchit aux meilleurs agencements institutionnels et normatifs au service de l’efficacité économique, et Richard Thaler (lui aussi futur récipiendaire du prix attribué par la Banque de Suède), promoteur d’une économie behavioriste, dont le droit est évidemment l’instrument, quitte à le transformer.

Du point de vue du rôle et des usages du droit, la réussite du projet néolibéral n’est plus vraiment à démontrer, notamment depuis la parution en 2003 des rapports annuels « Doing Business » de la Banque mondiale, dont l’objet a été de « noter » les systèmes juridiques et les règles de droit en fonction de leur indice de performance économique. Ce faisant, la Banque mondiale a approfondi sa logique d’appréciation des ordres normatifs, en faisant norme elle-même. Dans un rapport de 2001 sur la problématique hommes-femmes en Afrique francophone,


[1] Avec notamment sa trilogie publiée entre 1973 et 1979, Droit, législation et libertés, PUF, 2013.

[2] Banque Mondiale, « Problématique Hommes-Femmes et droits légaux en Afrique Francophone », document 54809 n°155, 15 février 2001.

[3] Par exemple Alain Supiot, « Le droit du travail bradé sur le marché des normes », Droit Social, 2005.

[4] Voir en langue française : Roger Lambert, Une solution de rechange au néolibéralisme : nouveau regard sur le droit et ses fondements, Presses de l’Université Laval, 2000 ; Vincent Valentin, Les conceptions néolibérales du droit, Economica, 2002 ; Fabien Bottini, Libéralisme et droit public, Mare & Martin, 2017 ; Fabien Bottini, Néolibéralisme et américanisation du droit, Mare & Martin, 2019. Voir aussi en langue anglaise : Jaafar Aksikas, Sean Andrews, Cultural Studies and the “Juridical Turn”. Culture, law, and legitimacy in the era of neoliberal capitalism, Routledge, 2016 ; Honor Brabazon, Neoliberal Legality. Understanding the Role of Law in the Neoliberal Project, Routledge, 2017 ; Ben Golder, Daniel McLoughlin, The Politics of Legality in a Neoliberal Age, Routledge, 2018 ; voir aussi Orsetta Giolo, Il diritto neoliberale, Jovene, 2020.

[5] Rafael Valim, État d’exception. La forme juridique du néolibéralisme, L’Harmattan, 2018.

[6] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009 ; et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016.

[7] Par exemple : Kevin Brookes, Why Neo-Liberalism Failed in France : Political Sociology of the Spread of Neo-Liberal Ideas in France (1974-2012), Palgrave-Macmillan, 2021.

[8] Voir Richard Abel, « Speaking Law to Power: Occasions for Cause Lawyering », dans Austin Sarat, Stuart Scheingold, Cause Lawyering: Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford University Press ; Liora Israël, L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009.

[9] Le référendum a eu lie

Lauréline Fontaine

Juriste, professeure de droit public et constitutionnel à la Sorbonne Nouvelle

Rayonnages

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Notes

[1] Avec notamment sa trilogie publiée entre 1973 et 1979, Droit, législation et libertés, PUF, 2013.

[2] Banque Mondiale, « Problématique Hommes-Femmes et droits légaux en Afrique Francophone », document 54809 n°155, 15 février 2001.

[3] Par exemple Alain Supiot, « Le droit du travail bradé sur le marché des normes », Droit Social, 2005.

[4] Voir en langue française : Roger Lambert, Une solution de rechange au néolibéralisme : nouveau regard sur le droit et ses fondements, Presses de l’Université Laval, 2000 ; Vincent Valentin, Les conceptions néolibérales du droit, Economica, 2002 ; Fabien Bottini, Libéralisme et droit public, Mare & Martin, 2017 ; Fabien Bottini, Néolibéralisme et américanisation du droit, Mare & Martin, 2019. Voir aussi en langue anglaise : Jaafar Aksikas, Sean Andrews, Cultural Studies and the “Juridical Turn”. Culture, law, and legitimacy in the era of neoliberal capitalism, Routledge, 2016 ; Honor Brabazon, Neoliberal Legality. Understanding the Role of Law in the Neoliberal Project, Routledge, 2017 ; Ben Golder, Daniel McLoughlin, The Politics of Legality in a Neoliberal Age, Routledge, 2018 ; voir aussi Orsetta Giolo, Il diritto neoliberale, Jovene, 2020.

[5] Rafael Valim, État d’exception. La forme juridique du néolibéralisme, L’Harmattan, 2018.

[6] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009 ; et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016.

[7] Par exemple : Kevin Brookes, Why Neo-Liberalism Failed in France : Political Sociology of the Spread of Neo-Liberal Ideas in France (1974-2012), Palgrave-Macmillan, 2021.

[8] Voir Richard Abel, « Speaking Law to Power: Occasions for Cause Lawyering », dans Austin Sarat, Stuart Scheingold, Cause Lawyering: Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford University Press ; Liora Israël, L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009.

[9] Le référendum a eu lie