Savoirs

La colonisation néolibérale du droit par la langue (3/3)

Juriste

L’écriture du droit s’inscrit dans la problématique, sous couvert de simplification, du recours aux signes, logos et pictogrammes. Quelque chose est censé être dit, mais c’est sans explicitation. En prônant un prétendu accès au droit, on reporte la responsabilité sur le destinataire, on simule du consentement éclairé, on transforme le droit en cohérence avec la philosophie néolibérale.

Le droit contemporain n’est pas seulement un langage : ce langage s’écrit. L’écriture du droit à la manière occidentale s’est imposée comme modèle dans un monde où beaucoup de sociétés en étaient restées à un modèle non écrit du droit. Ce seul phénomène peut être considéré comme ayant fait le lit du néolibéralisme, avant même qu’il apparaisse.

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En effet, l’écriture du droit a entraîné une spécialisation du droit et de ses acteurs – les « juristes » – plus importante au sein des sociétés depuis quelques siècles, et, on pourrait presque dire que, en étant ainsi rendu visible par l’écriture, la fiction de son appropriation devient possible. Claude Lévi-Strauss rapporte qu’à la suite de son passage, un chef Nambikwara avait essayé de « mimer » l’écriture, pour ainsi tenter d’assoir son pouvoir, mais cette tentative ne fut pas couronnée de succès, puisque les membres du groupe le rejetèrent, car, dit l’anthropologue, « ils comprenaient confusément que l’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert[1]. »

L’écriture du droit change donc le rapport au droit et le rôle de celui-ci dans l’espace social. Et de la même façon que la diffusion de la grille de lecture néolibérale est identifiable à travers le vocabulaire des normes juridiques, elle a touché l’acte même d’écriture du droit, dont les principes nouveaux tendent à évacuer toute possibilité de discussion et de contestation du droit. Sous l’impulsion de mots ou idées peu contestables encore – l’accessibilité au(x) droit(s), la lisibilité du droit et la simplification, les pratiques et conceptions récentes de l’écriture du droit permettent là encore l’ouverture de nouveaux marchés.

L’écriture du droit comme espace néolibéralisé : éviter la discussion et faire basculer les responsabilités

On est d’abord frappé, si on s’y intéresse, par la manière dont se déroulent les travaux législatifs aujourd’hui en France : menés à un train d’enfer, avec la participation réelle d’un nombre très bas de parlementaire


[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 345.

[2] Sur ce point voir évidemment encore Claude Lévi-Strauss où à propos de l’écriture, il estime que « Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et la hiérarchisation en castes et classes » (p. 343). Voir aussi le juriste Pascal Richard (Le Jeu de la différence. « Réflexions sur l’épistémologie du droit comparé », Presses de l’Université de Laval, 2007), pour qui « il est clair que l’écriture est un des symptômes de la complexification d’une société. Entendons par là la multiplication de ses divisions, l’accentuation des potentialités de conflits, la spécialisation du pouvoir politique ».

[3] Un principe qu’il distingue cependant de celui de clarté de la loi : il existe d’une part un « objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », fondé sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (décision n° 2005-514 DC du 28 avril 2005), et d’autre part un « principe de clarté de la loi » attaché à l’article 34 de la Constitution française énumérant les domaines de compétence du législateur (décision n° 98-401 DC, du 10 juin 1998). Malgré la distinction, le Conseil les associe souvent, comme lorsqu’il estime que « le principe de clarté de la loi […] et l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi […] imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (décision n° 2005-514 DC, 28 avr. 2005).

[4] Premier ministre, Conseil d’État, Guide de légistique, La documentation française, 2017.

[5] Le SGH (Système Général Harmonisé) est un ensemble de recommandations internationales développées depuis le début des années 1990, au sein des Nations Unies, ayant pour objectif l’harmonisation des systèmes de classification et d

Lauréline Fontaine

Juriste, professeure de droit public et constitutionnel à la Sorbonne Nouvelle

Rayonnages

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Notes

[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 345.

[2] Sur ce point voir évidemment encore Claude Lévi-Strauss où à propos de l’écriture, il estime que « Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et la hiérarchisation en castes et classes » (p. 343). Voir aussi le juriste Pascal Richard (Le Jeu de la différence. « Réflexions sur l’épistémologie du droit comparé », Presses de l’Université de Laval, 2007), pour qui « il est clair que l’écriture est un des symptômes de la complexification d’une société. Entendons par là la multiplication de ses divisions, l’accentuation des potentialités de conflits, la spécialisation du pouvoir politique ».

[3] Un principe qu’il distingue cependant de celui de clarté de la loi : il existe d’une part un « objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », fondé sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (décision n° 2005-514 DC du 28 avril 2005), et d’autre part un « principe de clarté de la loi » attaché à l’article 34 de la Constitution française énumérant les domaines de compétence du législateur (décision n° 98-401 DC, du 10 juin 1998). Malgré la distinction, le Conseil les associe souvent, comme lorsqu’il estime que « le principe de clarté de la loi […] et l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi […] imposent d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (décision n° 2005-514 DC, 28 avr. 2005).

[4] Premier ministre, Conseil d’État, Guide de légistique, La documentation française, 2017.

[5] Le SGH (Système Général Harmonisé) est un ensemble de recommandations internationales développées depuis le début des années 1990, au sein des Nations Unies, ayant pour objectif l’harmonisation des systèmes de classification et d