Poème

L’autobiobus

Écrivaine

Le film de nos vies à travers les vitres d’un bus. Car ce n’est pas seulement nous qui parlons du monde, mais ce dernier, les lieux, les objets, les moments, qui parlent de nous. La musique suspendait la mort en quelque sorte dans le dernier roman d’Agnès Desarthe, L’oreille absolue. Ici ce pourrait être la ligne d’un bus à travers la ville.

Le bus 96 traverse Paris

Capitale de la France

Du sud vers le nord

Et du nord vers le sud

Lorsqu’il atteint le bout de la ligne

Il repart dans l’autre sens

 

Je monte rarement aux terminus

Aux termini, devrais-je dire

Car il y en a deux

Montparnasse, au sud

Porte des Lilas au nord

Au nord-est pour être plus précise

 

Mais précise, je ne le suis pas

Ne l’ai jamais été

Je méprise la précision,

Science des nigauds

Parce que j’en manque

 

Ce que je sais Je l’oublie

Ce que j’ignore

Je ne l’apprends pas

C’est mon côté cancre

Un aspect de ma personnalité

Dont j’ai honte

Ergo les nigauds

 

J’ai découvert le 96 à 19 ans

Avant cela,

J’étais une fille du 27

Tolbiac-Saint-Lazare par Saint-Michel

 

En empruntant le nouveau bus

Je saute d’une vie à l’autre

Enfant du 27, j’habitais chez mes parents

Avec le 96, je les quitte

Je change à Saint-Michel

C’est là que mon destin bifurque

Enfant du 27

Je deviens femme du 96

Célibataire du 27

Me voici amoureuse du 96

 

Et bientôt, mariée du 96

 

De la rive gauche à la rive droite

Je collectionne les ponts

Chaque fois que je franchis la Seine

Je rajeunis

Ou je vieillis

C’est selon

 

À bord du 96

Ce n’est pas la ville que je traverse

Parmi les passagers qui vont

D’un point à l’autre de la capitale

C’est dans le temps que je voyage

Par la fenêtre, je guette

Ce qui a changé

Ce qui demeure

 

Au bas de la rue Oberkampf

Il y avait un fleuriste.

À l’époque de Ménilmontant,

j’y allais souvent –

Car c’est ainsi que je dépensais

Mon argent –

Je choisissais les fleurs

Choisissais les feuillages

Je les assemblais

C’était toujours réussi

 

Et la fleuriste –

Comment s’appelait-elle ?

Yeux de chat

Museau pointu

Tresses courtes –

Me disait : Oui c’est bien, oui c’est beau

Et pas un instant je ne pensais

Que c’était une parole commerciale

Je me disais : c’est fou comme tu es douée

Avec les fleurs

 

Elle et son mari

– Lui, mince, visage étroit, charme alcoolique –

Habitaient la semaine à la campagne

Paris le reste du temps

Le reste du temps, c’était quoi ?

Vend


Agnès Desarthe

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