Nouvelle

Show me the face

Écrivaine

Ariane Jousse parle des femmes amoureuses. Dans Terreur (2024), son premier roman, la narratrice était fascinée, comme on peut être hanté par la puissance du cinéma, par une actrice et sa disparition mystérieuse en plein festival. Ici, c’est la musique qui montre son pouvoir intensificateur de désir et de souvenir, le temps d’une chanson.

à Agnès C.

 La nuit est noire devant le Cabaret sauvage. Au-delà de l’écran de mon téléphone, il y a les grands arbres du parc, les ombres des péniches amarrées au quai. La Villette est silencieuse, même les chiens qu’on promène, même les gens qui attendent devant moi et les groupes d’étudiants qui passent.

M. pourrait arriver par l’un des chemins qui traversent le parc. Ligne 5 ou ligne 7 — depuis la gare jusqu’ici, le temps de trajet est identique. Elle surgirait dans une allée, ou au détour de ce sentier qui s’enfonce dans la pénombre. Je fais la vigie, je tourne un peu mon corps pour avoir bien en vue les deux directions.

Mais calme-toi — elle t’a dit clairement qu’elle ne viendrait pas. Ne lui envoie surtout pas son billet de concert par message, continue de t’abstenir et de maîtriser tes pulsions. Tiens-toi avec encore plus de fermeté. Les assauts de ton espoir pénible, subis-les seulement.

Dans la file d’attente, la fébrilité grandit. Si j’acceptais de lâcher mon téléphone, je m’apercevrais que d’autres sont venus sans compagnie, et peut-être que l’absence de M. deviendrait plus supportable. Depuis quand ai-je mal d’être seule, moi qui l’ai si souvent été ? Vite, que les portes de la salle finissent par s’ouvrir.

*

D’abord la batterie, un rythme simple dans la lumière bleue. Michelle Gurevich vient d’arriver sur scène, guitare à l’épaule, très brune elle aussi dans son costume d’homme. Elle joue une mélodie minimale, qui dure, qui s’allonge, pendant que dans le public, chacun attend que jaillisse sa voix profonde. Je me résous à la regarder, puisque M. n’est pas venue, puisque maintenant les portes d’entrée sont closes.

Show me the face
of the one I’ll love
cause I’ve run out
of preconceived notions

Le concert commence comme ça — par un appel, par des boucles qui invoquent — ces mêmes mots répétés dix fois, vingt fois. Show me the face. Avec ce premier morceau, la chanteuse s’installe d’emblée dans une espèce de transe. Je l’espérais sans trop oser y croire e


Ariane Jousse

Écrivaine, Enseignante

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