Italie, laboratoire du pire ?
La situation politique italienne est un feuilleton qui a sans doute réussi, en plein mois d’août, à arracher des familles entières aux joies de la plage : la semaine dernière, nombreux sont ceux qui sont restés plantés devant leur télévision pour écouter, pendant près de cinq heures, la retransmission de la déclaration du président du Conseil italien Giuseppe Conte en direct du Sénat, suivie de la réponse de son vice-président (et ministre de l’Intérieur) Matteo Salvini, du débat général avec les sénateurs, et de la « réplique finale » de Conte ; et ceux qui, depuis, suivent le feuilleton d’un possible accord entre le Movimento Cinque Stelle (M5S) et le Partito Democratico (PD) pour la formation d’un nouveau gouvernement sans passer par les élections.
Pour un regard étranger, ce qui se passe depuis une semaine est incompréhensible ou relève d’un théâtre à l’italienne qui a bien peu à voir avec notre propre conception de la politique. Variante : le regard étranger rapporte ce qu’il voit à ses propres catégories sans se rendre compte qu’elles sont totalement inadéquates : on cherche en vain la gauche et la droite, la social-démocratie et le libéralisme, la défense de la démocratie et l’éventuelle mise en danger de l’état de droit, l’européisme et le souverainisme, rien ne correspond totalement à rien, et on finit en général par lâcher le mot magique – populisme, populismes – pour éviter d’approfondir.
En réalité, trois niveaux d’analyse jouent dans la situation présente, et ne pas en tenir compte signifie ne pas comprendre ce qui se joue aujourd’hui en Italie.
Dans le vide créé par la disparition de ces acteurs majeurs du centre et du centre droit, un certain nombre de nouvelles réalités ont pris place
Le premier niveau consiste à se souvenir que la situation actuelle est l’effet de presque trente ans de désagrégation littérale de la vie politique italienne : la déflagration nécessaire de l’opération « Mani Pulite », en 1992, a fait imploser la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti socialiste italien (PSI) (parti centriste et libéral, à ne pas confondre avec les sociaux-démocrates nés de la dissolution du parti communiste italien, et successivement baptisés PDS, DS, et aujourd’hui PD) à la suite des affaires de corruption bien connues ; et dans le vide créé par la disparition de ces acteurs majeurs du centre et du centre droit, un certain nombre de nouvelles réalités ont pris place.
La Lega Nord, qui existait depuis la fin des années 1980, et qui était alors un parti farouchement régionaliste (parfois même ouvertement sécessionniste), anti-nationaliste, et exprimant en permanence son dégoût du pouvoir central de Rome et sa haine du sud et des méridionaux – la composante du « racisme interne » lui était essentielle ; Forza Italia, autour de Silvio Berlusconi, en 1994, dont on sait l’ascension politique fulgurante, sur un programme politiquement et économiquement libéral, ce qui avait permis à certaines figures de la droite de la DC et du PSI de retrouver une place sur l’échiquier politique ; enfin les fascistes du Movimento Sociale Italiano (MSI), devenu en 1996 le parti de droite « normalisé » Alleanza Nazionale (AN), avec des positions fortement nationalistes et, dans la grande tradition fasciste italienne, un programme social consistant – et avec la résurgence ponctuelle de tonalités xénophobes dans le discours public sur les immigrés.
Dans cette série d’émergences, le dernier en date des nouveaux acteurs politiques italiens a été le Movimento Cinque Stelle – fondé à la fin des années 2000 pour exprimer à la fois une critique de la démocratie représentative et un souci de renouveau de la démocratie (par l’idée d’un recours possible à des formes de démocratie directe, en particulier en utilisant les nouvelles technologies de la communication), une critique de la « politique de la Caste » (c’est-à-dire des politiciens de profession, sur le fond de la très grande – et réelle – corruption d’une vie politique italienne marquée par les scandales), et une volonté de faire émerger les voix de la société civile.
Que le M5S ait été « populiste » est sans doute vrai, au sens technique du terme – il en présentait au moins trois caractéristiques : un leader charismatique (l’ancien comique Beppe Grillo, qui, n’en déplaise aux commentateurs français, n’avait rien à voir avec la figure de Coluche et ressemblait bien davantage à un Guy Bedos transalpin), la volonté explicite de n’être « ni de gauche, ni de droite », et le paradoxe d’un appel permanent à l’horizontalité (de la société civile) mais un fonctionnement reposant sur des structures internes extrêmement verticalisées et hiérarchisées.
Salvini, à la tête de la Ligue, a transformé un parti régionaliste et sécessionniste en un parti nationaliste, anti-européen et xénophobe
Deuxième niveau d’analyse : les acteurs – y compris les plus récents – se transforment parfois profondément, et il arrive qu’ils occupent des positions diamétralement opposées par rapport à celles qui étaient jusqu’alors les leurs. De cela deux exemples. D’abord la Ligue du Nord, parti anti-nationaliste, qui refusait d’exposer le drapeau italien (et a fortiori le drapeau européen), qui avait son propre drapeau (en général le drapeau de la Padanie ; parfois celui du lion de Saint Marc, symbole de Venise), sa propre langue (le padano, le dialecte de la plaine du Po), ses ennemis (les méridionaux en général ; Rome en particulier, comme double symbole, à la fois du gouvernement central et du sud du pays) a subi depuis cinq ans une mutation totale sous l’influence de Matteo Salvini. Aujourd’hui, les drapeaux exposés partout dans les petites communes de Lombardie et de Vénétie sont tricolores, l’hyper-nationalisme de la Ligue est devenue une composante essentielle de son discours et permet d’alimenter à la fois un anti-européisme viscéral (l’Europe est une limitation de la souveraineté nationale, en particulier sur les questions fondamentales de la dette publique et de la croissance), et un racisme d’État explicite et revendiqué, qui s’est déplacé du vieux « racisme interne » anti-méridional à la question des migrants – mieux vaudrait dire : à la haine farouche des migrants, quelle qu’en soit l’origine.
Second cas d’école : le PD, la gauche social-démocrate, a connu sous la direction de Matteo Renzi – qui en a été le secrétaire en même temps qu’il était Président du Conseil, entre 2014 et 2016 – un tournant néolibéral marqué. Assouplissement (certains diraient : démantèlement) du droit du travail avec la loi travail « Jobs Act », réforme drastique de l’enseignement (le projet « buona scuola », qui a été accueilli avec hostilité par une très grande majorité de la communauté éducative), coupes sombres pour l’université et la recherche, position « dure » sur l’immigration clandestine : Renzi, qui venait en réalité de la gauche de la Démocratie Chrétienne (il s’était formé dans le Partito Popolare Italiano, le PPI) a très nettement évidé le centre gauche italien en le déplaçant vers sa droite.
La conjonction des deux mutations politiques explique le succès fulgurant du « phénomène » Salvini : dans un pays où le Welfare est infiniment plus fragile qu’en France et où les aides publiques (aux familles, aux chômeurs, aux parents isolés, aux retraités) sont rares, où il n’y a pas de définition nationale du salaire minimum, où le taux de chômage des jeunes dépasse 40% dans le sud, la souffrance sociale, augmentant drastiquement avec les réformes de Renzi, a cherché à s’exprimer. Elle a trouvé un débouché dans le discours néo-nationaliste de Salvini, ce qui explique pourquoi la Ligue, de manière symptomatique, s’est mise à engranger les consensus au Sud, l’ancien ennemi juré d’hier. Salvini promettait de manière démagogique des politiques publiques, le soutien aux plus faibles, une représentation politique des « non-représentés », et indiquait dans le même temps deux causes aux malheurs du peuple italien : l’Europe et l’immigration. Salvini, à la tête de la Ligue, a transformé un parti régionaliste et sécessionniste un peu folklorique, devenu par la suite fédéraliste « dur » quand il était au gouvernement avec Berlusconi (il s’agissait de régionaliser la santé, l’éducation et la fiscalité – un programme largement mis en place au début des années 2000) en un parti nationaliste, anti-européen et xénophobe.
Salvini s’inscrit lui-même dans une « famille » politique qui est celle de Le Pen, d’Orbán, ou de Steve Bannon, à ceci près que le rappel permanent à la religion (à grand renfort de crucifix, chapelets, statuettes de la Vierge brandis et embrassés lors de discours politiques) ajoute un élément polémique supplémentaire : aux chrétiens de gauche, à l’ouverture de l’Église incarnée par le pape François sur les questions de la pauvreté et de l’accueil des étrangers, Salvini oppose une religiosité fermée, intolérante, superstitieuse – celle du « Les Italiens d’abord, et le cœur immaculé de Marie nous aidera », du modèle traditionnel de la famille, des femmes remises à leur place, de la politique des ports fermés, etc.
À la faveur de la crise, Conte s’est découvert profondément européiste, ce qui l’oppose à Salvini et le rapproche des gouvernements français et allemand.
Troisième niveau d’analyse : la situation aujourd’hui – et la question des scénarios possibles. Lors des dernières élections, en mars 2018, le Movimento Cinque Stelle a obtenu 32% des voix. La particularité du fonctionnement électoral italien impose des alliances pour pouvoir former un gouvernement. Le M5S avait donc, entre mars et juin dernier, deux possibilités : la Ligue ou le PD. C’est la première qu’elle a choisie, comptant sans doute sur un rapport de force qui l’avantageait. Mais en quatorze mois, c’est ce rapport de force qui s’est totalement inversé : les mesures centrales du programme du M5S (en particulier le revenu garanti et la diminution du nombre des parlementaires) ont été drastiquement revues à la baisse ou renvoyées à plus tard, alors que le programme de la Ligue (en particulier le « pacchetto sicurezza », la loi sur la sécurité voulue par Salvini) est devenu le maître mot d’un agenda politique entièrement défini par Salvini.
C’est peut-être sur ce point que l’alliance monstrueuse s’est brisée : Salvini, continuant sur la lancée de son propre programme, voulait faire passer au plus vite la régionalisation de la fiscalité, et le M5S, qui avait d’autres priorités, a renâclé. Cela explique sans doute la scène tragi-comique du 20 août en direct du Sénat : Giuseppe Conte, président du Conseil, enregistrant la rupture irréversible du gouvernement dans sa forme actuelle, et rappelant Salvini aux valeurs de la Constitution italienne – et en même temps : revendiquant pleinement l’activité du gouvernement depuis sa formation en juin dernier, « pacchetto sicurezza » compris. Dernier point de discorde évident : la question européenne. À la faveur de la crise, Conte s’est découvert profondément européiste, ce qui bien entendu l’oppose à Salvini mais le rapproche des gouvernements français et allemand, et plus généralement de Bruxelles. Accusation réitérée de Salvini ces jours derniers : Conte s’est mis d’accord avec Ursula von der Leyen pour l’éliminer du jeu politique.
Le M5S a donc une seule possibilité : une alliance avec le PD. Mais le PD n’est pas une chose simple, parce qu’il se dédouble à son tour. D’une part, il y a le PD incarné par Renzi – et un programme centriste et néolibéral qui, il ne faut pas oublier, a paradoxalement, comme par un effet rebond, nourri l’ascension de Salvini pendant les années du gouvernement Renzi ; et de l’autre Zingaretti, l’actuel secrétaire du parti, ouvertement anti-renzien, et qui aimerait ramener le PD vers la place qui était la sienne, au centre gauche, sur la base d’un programme social repensé et renouvelé.
L’alliance M5S avec Zingaretti est sans doute possible, puisque les négociations vont bon train depuis dimanche, mais elle est suspendue à un certain nombre de points stratégiques : la volonté réitérée du M5S d’obtenir dans des délais brefs la mise en place de la réduction du nombre des parlementaires, qui a toujours représenté un élément de programme essentiel ; la question de la fonction qui sera celle de Giuseppe Conte (à nouveau président du conseil, pour un gouvernement Conte 2 ? commissaire européen ?) ; la répartition des ministères stratégiques ; et enfin une réforme électorale sur laquelle M5S et PD pourraient être d’accord et qui, faisant passer le système à une modalité proportionnelle pure (sans « premio di maggioranza », cette bonification électorale permettant à la liste ou à la coalition ayant obtenu le plus de suffrages d’avoir la majorité absolue quel que soit le résultat électoral obtenu), permettrait d’éliminer Salvini et la Lega du jeu politique. Une partie du M5S est sans doute très rétive à la possibilité d’une alliance avec le PD, c’est-à-dire avec la « vieille » politique. Qu’il faille en passer par une rupture interne au sein du M5S lui-même ?
Dernier élément. La haine de Renzi pour Zingaretti est au moins aussi grande que son souci d’un gouvernement anti-Ligue. Renzi pourrait avoir en tête la réaffirmation d’un PD de centre néolibéral, lui permettant à nouveau un jeu d’alliances avec Forza Italia – parti avec lequel il a gouverné par le passé. Cela signifierait un retour à la situation 2014-2016, et un formidable appel d’air pour Salvini et les discours néofascistes que l’on sait : là où les politiques néolibérales s’affirment, la souffrance sociale augmente et les extrêmes se durcissent. Qu’il faille donc en passer par une rupture interne au sein du PD lui-même ?
Réponse dans les prochains jours.