Economie

Les deux réformes des retraites : changement de système et changement de trajectoire

Economiste

Définir un système de retraite, c’est faire un choix de société. Alors que le Premier ministre Édouard Philippe a précisé ce jeudi le calendrier de la réforme qu’il entend porter, il faut se pencher sur la philosophie qui l’anime dans cette entreprise. La retraite ne sera plus le revenu social des retraités, mais une pseudo-épargne, qui devra être complétée par une capitalisation et engageant irrémédiablement la France dans un nouveau mix entre public et privé.

Celles et ceux qui se sont penchés sur la réforme à venir des retraites, ont dû en retenir quelques éléments saillants : « système à point », « âge d’équilibre », « système universel ». C’est en effet autour de ces mots que s’est faite la communication du Haut-Commissariat à la réforme. Ces termes ont l’avantage de fixer le débat. On construit sans peine des tables rondes, talk-show et éditos autour des problématiques suivantes : « Pour ou contre un système universel ? », « Pour ou contre les points ?», « Retraites : faut-il un âge d’équilibre ?».

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Ces questions ne sont pas vides de sens, mais cette façon d’aborder le sujet donne le sentiment désagréable qu’il s’agit d’un débat très technique, peu accessible. Et surtout, il mobilise la discussion sur un périmètre très restreint, assez loin des enjeux dominants de la réforme. Comme le rappelle souvent le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean Paul Delevoye, définir un système de retraite c’est faire un choix de société. Pourtant, on a bien du mal à saisir quel choix de société est associé à la réforme des retraites si on se limite au cadre du débat tel qu’il est posé par le gouvernement.

En revanche, si on applique, même de manière un peu schématique, les grilles de lectures de sciences sociales pour parler des retraites, on peut révéler assez simplement les enjeux principaux de la réforme à venir.

Changement de paradigme : du salaire continué à la pseudo-épargne

On peut, à gros traits, classer les modèles nationaux de retraites en deux catégories : des « systèmes à prestations définies » et des « systèmes à cotisations définies ».

Dans un système à prestations définies, la loi détermine à l’avance le mode de calcul de la retraite de chacune et de chacun, et même parfois un taux de remplacement (le rapport entre la retraite et le dernier salaire). Ce modèle conçoit la retraite comme un salaire continué.

Notre système de retraite actuel est dans sa conception un système à prestations définies : la retraite de la sécurité sociale des salariés du privé, comme la retraite des fonctionnaires, est calculée comme un pourcentage d’un salaire de référence. Toutefois l’accumulation des réformes de retraites, sans remettre frontalement en cause le principe de « prestations définies », lui a mis du plomb dans l’aile : le calcul de la retraite par rapport à 25 années de salaire, la « désindexation » des salaires portés au compte[1], la part croissante des primes dans le traitement des fonctionnaires (les primes ne sont pas comptées dans le calcul de la retraite), l’allongement de la durée requise à plus de 42 années de cotisations, inatteignables pour certaines personnes, sont autant de mesures qui ont été mises en place pour faire progressivement baisser les pensions.

En bref, on est toujours dans un système « à prestations définies » sur le papier, mais ces prestations diminuent génération après génération de telle sorte que les taux de remplacement (le rapport entre la première retraite et le dernier salaire) et les dépenses de retraites soient tous deux fortement orientés à la baisse – et ce même avant la réforme Macron.

Le système dans lequel le gouvernement propose de basculer épouse le paradigme inverse : un système à cotisations définies, et même plus précisément à rendement défini.

Un système à cotisations définies ne s’engage pas formellement sur le niveau des pensions. Le niveau des pensions est déduit du montant des cotisations collectées : le système n’est jamais en déficit par construction puisqu’il ne paye que ce qu’il a récolté comme cotisations. Si le taux de cotisation reste fixe (comme c’est largement suggéré dans le rapport Delevoye), alors tout allongement de la durée de vie se traduit mécaniquement par une baisse des droits à retraite. Dans la présentation actuelle de la réforme, cela se matérialise par un âge pivot qui augmente, d’environ un an tous les dix ans. Selon les individus cette baisse des droits se traduira par une baisse de la pension, un report de l’âge de liquidation ou les deux. Autrement dit ce système n’a pas pour principe un objectif concernant le niveau des pensions, mais une « règle d’or » de gestion.

La réforme proposée va plus loin puisqu’elle épouse en plus une logique de « rendement défini », logique vulgarisée par le slogan (en fait assez éloigné de la réalité[2]) « un euro cotisé donne les mêmes droits ». Autrement dit, la retraite n’est plus pensée comme la continuation d’un salaire de référence (une sécurisation du niveau de vie), mais comme une pseudo-épargne : chaque salaire est l’occasion d’acheter des « points » et la retraite est le fruit de l’accumulation de ces points.

Cette logique est même si avancée que certains considèrent qu’un tel système relève en fait de la capitalisation publique et non de la répartition. Car tout se passe comme si chaque génération ne cotisait pas pour les retraités présents mais pour elle-même. Le système est en effet, au moins théoriquement, organisé pour limiter très fortement la solidarité entre générations : « Dans un système à rendement défini, il n’est pas possible d’augmenter les cotisations des actifs pour améliorer immédiatement la situation des retraités et inversement » (document de travail du COR n°5). C’est un écart majeur avec le système actuel, y compris avec le système en points des retraites complémentaires du privé : dans le système actuel, si les pensions deviennent trop faibles par rapport au niveau de vie des actifs, il est possible très rapidement de procéder à un rééquilibrage par un relèvement des cotisations – cela s’est d’ailleurs produit par un léger relèvement de cotisation en 2019 pour éviter une baisse trop rapide des pensions.

On voit bien que le choix d’un paradigme – salaire continué, comme le système actuel, ou pseudo-épargne, comme le système Delevoye – n’est pas neutre dans la construction politique, économique, de l’État social.

La question du niveau des pensions

Mais il ne s’agit pas simplement de choisir un « système » de retraite pour l’attachement philosophique à un paradigme. La réforme des retraites contient aussi des choix financiers. En effet, dans un monde où le nombre de retraités ne va cesser d’augmenter (la part des plus de 65 ans va passer d’un cinquième à un quart d’ici 2050), organiser une réforme qui gèle les recettes du système de retraite[3], c’est programmer une baisse très importante du niveau des pensions (à la fois par rapport au dernier salaire, mais également par rapport au niveau de vie des actifs).

Une partie de cette baisse de pension pourrait être en partie amortie par des départs à la retraite plus tardifs, mais une partie seulement. D’une part parce que pour prolonger la durée d’activité il faut un accord des employés et des employeurs (ce qui est loin d’être toujours le cas), d’autre part parce l’espérance de vie en bonne santé est de 64 ans pour les femmes et 62 ans pour les hommes, et que l’organisation du travail, en particulier dans certains métiers, contribue précisément à la dégradation de la santé.

Dans la situation actuelle la retraite publique assure aux retraités un niveau de vie inférieur à celui des quinquagénaires et proche de celui des quadragénaires. Il faut toutefois noter que si le niveau de vie des retraités est satisfaisant en moyenne, ce chiffre masque de fortes disparités : les pensions de droit direct des femmes sont inférieures de 39% à celles des hommes, et un tiers des retraités, les « polypensionnés », dont la retraite relève à la fois de plusieurs régimes, sont pénalisés dans le calcul de leur pension.

La trajectoire prévue par le gouvernement va orienter le niveau de vie relatif des retraités à la baisse. À titre d’illustration les retraités d’aujourd’hui touchent en moyenne avant 63 ans une pension de l’ordre de 70% de leur dernier salaire (moins pour les cadres). Le rapport Delevoye prévoit un taux de remplacement de l’ordre de 50% en partant au même âge. Il suffirait pourtant d’une hausse de cotisation modeste pour enrayer cette baisse, tout en maintenant une progression des salaires nets.

La retraite publique comme simple « premier étage » ?

Le rôle social assigné à la retraite a évolué au fil du temps (voir Bruno Palier, La réforme des retraites, Que sais-je, PUF). D’abord réservée aux agents publics et militaires, la retraite a ensuite eu pour fonction d’être un dispositif de lutte contre la pauvreté des ouvriers âgés, puis une forme de revenu minimum garanti, avant de devenir au cours des années 70 un revenu social de maintien du niveau de vie proche du salaire de fin de carrière. Et en effet aujourd’hui, les retraités ont pour principale ressource, leur retraite – et pour la plupart d’entre eux, la propriété de leur logement. Pour les personnes de plus de 65 ans, la retraite représente, en moyenne, près de 90% du revenu disponible[4].

La France est singulière car, malgré des dispositifs fiscaux très favorables, la retraite privée n’y a jamais prospéré. La raison principale est que le bon niveau des pensions publiques et le relèvement régulier des cotisations sociale a rendu ces dispositifs superflus ou tout à fait accessoires[5].

Ce que propose – implicitement, mais sans ambiguïté – la réforme Delevoye, c’est de changer ce rôle historique : la retraite ne serait plus le revenu social des retraités, mais un premier pilier, insuffisant pour maintenir son niveau de vie, mais calibré pour protéger de la pauvreté (au sens statistique du terme). Dans ce modèle de retraite à plusieurs piliers, un complément de capitalisation, reposant en partie sur les retraites d’entreprises, en partie sur des stratégies individuelles d’épargne, sont considérés indispensables[6], et celles et ceux qui en sont privés sont fortement déclassés à la retraite. Les signaux donnés par le gouvernement en ce sens sont très clairs : plafonnement de la retraite des cadres supérieurs pour les orienter vers le privé, modification législatives pour favoriser le développement des retraites d’entreprises. Ce modèle, promu par les institutions internationales s’est répandu selon différentes formules dans un grand nombre de pays européens (Suède, Allemagne, Pays-Bas, Suisse, Grande-Bretagne) par exemple (Bruno Palier, La réforme des retraites).

On pourrait penser que, publique ou privée, qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait une bonne retraite. Mais tous les systèmes ne se valent pas, et les résultats sociaux d’un système à plusieurs piliers ne sont pas les mêmes. En effet les comparaisons internationales indiquent assez clairement que plus la part des pensions publiques dans le revenu des retraités est faible, plus le niveau de vie moyen des retraités s’éloigne de celui du reste de la population[7]. Autrement dit, c’est bien parce que la France a tout misé sur la retraite publique que le niveau de vie des retraités est proche de celui des actifs. De plus, plus la part du privé croît dans les dépenses de retraites, plus les inégalités parmi les seniors augmentent[8], notamment parce que les retraites privées varient fortement selon les entreprises et les statuts.

Un grand débat sur l’avenir de la retraite devrait donc en théorie aborder les questions suivantes : pense-t-on que le niveau de vie des retraités est trop élevé par rapport à celui des actifs ? Quel serait le bon niveau à viser par le système ? Quelle part du revenu national choisit-on de consacrer à la retraite par répartition ? Quelle part entend-on diriger vers la finance (via les retraites d’entreprise et les assurances-vie) ? Et quelle part consacre-t-on à l’investissement immobilier – au risque d’alimenter un peu plus la spéculation ?

Deux débats qui se rejoignent

Les promoteurs de la réforme ont raison de rappeler que ce n’est pas le système en lui-même qui programme la baisse des retraites, puisque celle-ci est déjà largement amorcée par les réformes précédentes. Sur le papier c’est assez vrai : la baisse du taux de remplacement est déjà largement inscrite dans des réformes dont certaines remontent au début des années 1990.

Mais il y a deux objections à cela. La première c’est que le gouvernement ne propose pas simplement un changement de système à moyens constants : il inclut – discrètement – dans sa réforme des mesures d’économies supplémentaires : une partie qui aura lieu avant 2025 pour « ramener le système à l’équilibre », une partie qui passe par une baisse des droits à pension à un âge donné à mesure que l’espérance de vie augmente.

La seconde relève de l’économie politique. Dans le système actuel, le niveau des pensions, et la possibilité d’un déficit (lorsque les cotisations perçues sont insuffisantes pour payer les prestations définies), font du niveau des retraites un enjeu politique : à intervalles réguliers, gouvernements et partenaires sociaux sont de fait conduits à se prononcer et à se confronter sur l’âge, le niveau, et les ressources des pensions. Dans un tel système, la pression est forte pour les gouvernements de garantir aux retraités (dont la part dans l’électorat croît) un certain niveau de retraite.

Le passage à un système à cotisations définies est explicitement conçu comme une garantie que la part des retraites dans l’économie est définitivement maîtrisée en passant le système en « pilote automatique » (lorsque la retraite s’allonge la valeur du point baisse suite à une décision présentée comme technique et il n’y a pas besoin de « réforme »). Et comme le niveau des pensions n’est (en théorie) pas pilotable à court terme, les taux de remplacement peuvent baisser sensiblement sans que le gouvernement ne soit trop fortement mis sous pression. Ainsi par exemple, pour la Commission européenne, le basculement dans un système à cotisations définies est explicitement vu comme une réforme de maîtrise des dépenses publiques.

La réalité politique est bien sûr toujours plus complexe : en pratique, aucun système national ne se confond avec l’idéal-type qui l’inspire. Mais si l’on veut comprendre ce qui détermine d’abord le gouvernement à engager ce changement, c’est bien l’idée de conduire la dernière des réformes engageant irrémédiablement la France dans un nouveau mix entre public et privé.

 


[1] Dans le calcul de la pension, les anciens salaires ne sont pas correctement revalorisés. De ce fait, plus on prend en compte des salaires anciens, plus on fait baisser le salaire de référence qui sert à calculer la pension. Voir par exemple Simon Rabaté, « Le piège de la désindexation », Capital, 13 février 2019.

[2] Pour de très nombreuses raisons, cette règle n’est jamais vraiment vérifiée, cf. Blanchet, D. (1996). La référence assurantielle en matière de protection sociale: apports et limites. Économie et statistique.

[3] Par simplicité on évoque ici un gel. Mais la réforme prévoit en fait une baisse de cotisation.

[4] Pour les dix pour cent de retraités les plus aisés, la retraite ne représente que la moitié des revenus, l’autre moitié relevant de revenus du patrimoine. Mais pour l’immense majorité des retraités, la retraite (et des prestations sociales de complément) sont un revenu exclusif.

[5] NACZYK, Marek, and Bruno PALIER. « France: Promoting Funded Pensions in Bismarckian Corporatism? » In The Varieties of Pension Governance: Pension Privatization in Europe, Oxford University Press, 2011.

[6] On peut faire en partie un parallèle avec l’assurance santé dans lequel les politiques publiques, tout en restreignant l’augmentation des dépenses de sécurité sociale, ont largement subventionné et rendu indispensables les complémentaires santé privées.

[7] Bonnet Carole, Bontout Olivier, et Lecourt Anne-Juliette. Une décomposition des différences de niveaux de vie des actifs et des retraités en Europe. Economie et statistique, 2014.

[8] Been, Jim, Caminada, Koen, Goudswaard, Kees, et al. Public/private pension mix, income inequality and poverty among the elderly in Europe: An empirical analysis using new and revised OECD data. Social Policy & Administration, 2017.

Michaël Zemmour

Economiste, Maître de conférence en Économie à l'Université Paris 1, chercheur associé au Laboratoire Intedisciplinaire d'Evaluation des Politiques Publiques (LIEPP) de Sciences Po

Notes

[1] Dans le calcul de la pension, les anciens salaires ne sont pas correctement revalorisés. De ce fait, plus on prend en compte des salaires anciens, plus on fait baisser le salaire de référence qui sert à calculer la pension. Voir par exemple Simon Rabaté, « Le piège de la désindexation », Capital, 13 février 2019.

[2] Pour de très nombreuses raisons, cette règle n’est jamais vraiment vérifiée, cf. Blanchet, D. (1996). La référence assurantielle en matière de protection sociale: apports et limites. Économie et statistique.

[3] Par simplicité on évoque ici un gel. Mais la réforme prévoit en fait une baisse de cotisation.

[4] Pour les dix pour cent de retraités les plus aisés, la retraite ne représente que la moitié des revenus, l’autre moitié relevant de revenus du patrimoine. Mais pour l’immense majorité des retraités, la retraite (et des prestations sociales de complément) sont un revenu exclusif.

[5] NACZYK, Marek, and Bruno PALIER. « France: Promoting Funded Pensions in Bismarckian Corporatism? » In The Varieties of Pension Governance: Pension Privatization in Europe, Oxford University Press, 2011.

[6] On peut faire en partie un parallèle avec l’assurance santé dans lequel les politiques publiques, tout en restreignant l’augmentation des dépenses de sécurité sociale, ont largement subventionné et rendu indispensables les complémentaires santé privées.

[7] Bonnet Carole, Bontout Olivier, et Lecourt Anne-Juliette. Une décomposition des différences de niveaux de vie des actifs et des retraités en Europe. Economie et statistique, 2014.

[8] Been, Jim, Caminada, Koen, Goudswaard, Kees, et al. Public/private pension mix, income inequality and poverty among the elderly in Europe: An empirical analysis using new and revised OECD data. Social Policy & Administration, 2017.