L’univers invisible de la démocratie
La séquence des gilets jaunes a brisé la normalité de la vie politique sous la Ve République. On avait déjà vu se développer des mouvements sociaux pour la défense des salariés ou des mouvements sociétaux pour revendiquer l’égalité des femmes ou des homosexuels. On avait déjà vu se succéder de nombreuses grèves touchant le secteur public confronté à des réductions de moyens et d’effectifs, de l’hôpital à l’enseignement. La situation politique était devenue confuse depuis l’élection présidentielle de 2017 car la droite était exsangue, vampirisée sur le terrain des valeurs par le Rassemblement national et la gauche avait vu nombre de ses plus fervents défenseurs et de ses carriéristes les plus chevronnés se rallier sans barguigner au néolibéralisme macronien.
Le personnel politique avait sombré de plus en plus profond dans les baromètres de la confiance politique et suscitait désormais davantage de dégoût que de critiques. Mais il restait un point fixe, rassurant, qui consistait à considérer que la règle du jeu démocratique était largement partagée et que la Ve République avait finalement bien encaissé le choc des alternances successives et des changements de majorité alors même que bon nombre d’intellectuels attitrés nous avaient annoncé dans les années 1970 que le régime ne tiendrait pas en cas de cohabitation et tournerait très vite à la dictature.
Or le mouvement des gilets jaunes est venu nous dire autre chose. La brutalité de son surgissement a pris de court tous les tenants de la réforme constitutionnelle, de la réforme sociale et même du progressisme. Les syndicats étaient absents, La France Insoumise tenait enfin sa grande révolte sociale mais celle-ci lui échappait complètement sur le terrain politique, les élus de La République en Marche ne savaient pas quoi dire sur les plateaux de BFM-TV sauf fustiger l’explosion de violences.
Un président décontenancé est intervenu en décembre 2018 pour lâcher du lest fiscal face aux revendications sur le pouvoir d’achat sans savoir quoi opposer à la nature insurrectionnelle du mouvement. Celui-ci, multiforme, parfois très violent, accusait l’État d’être un prédateur impuissant et rejetait le modèle de la démocratie représentative pour exiger un passage à la démocratie directe en popularisant le thème du référendum d’initiative citoyenne.
Tout s’est passé comme si un pan entier de la réalité sociale, jusque-là caché aux yeux des institutions et de la vie démocratique ordinaire, devenait soudainement tangible et s’incarnait dans des revendications sans doute foisonnantes mais traduisant la même colère ou la même peur face au déclin social. Les gilets jaunes, quelles que soient leurs limites et sans doute à cause de ces limites et de leur volonté de ne pas s’organiser en professionnels de la politique, étaient devenus les porte-parole d’un autre univers, longtemps invisible.
Le macronisme ramène tout à l’efficacité en présupposant l’absence de conflits fondamentaux dans la société.
Cet univers est celui de la société, non pas rationnelle et découpée sagement en « politiques publiques », dûment étiquetées, sondées et suivies par des instituts spécialisés, mais de la société en pratiques, telle qu’elle est vécue par les membres des petites classes moyennes et des classes populaires confrontées à cette multitude d’occurrences qui vous font sentir votre insignifiance sociale. C’est du Bourdieu retourné comme un gant, une vie dominée non pas par les signes de la distinction mais bien par ceux de l’indistinction. Les gilets jaunes c’est le vécu, le ressenti de cette usure quotidienne face aux transports publics inexistants ou délabrés, aux petits chefs, aux bureaucraties indifférentes, aux perspectives de vie de plus en plus rabougries, aux rêves de jeunesse définitivement enterrés.
Les gilets jaunes ont révélé la matière noire de la démocratie, ces structures cachées qui, à l’instar de celles qui structurent l’univers de manière invisible, modèlent en profondeur les sociétés sans que la conscience politique ne s’en saisisse avant un long moment et souvent après bien des travaux historiens. On n’était pas dans la lutte des classes ordinaire, dans le combat des camarades contre les patrons, ni dans le populisme des miséreux du XIXe ou du XXe siècle cherchant un dictateur et un parti unique pour assurer l’unité nationale, ni dans un simple accès de poujadisme.
C’était l’un des soubresauts politiques provoqués par un capitalisme financier redistribuant les cartes, libérant certains et en asservissant d’autres ou, plus exactement, les reléguant dans l’inexistence historique, condamnés à s’inscrire dans (et à reproduire) un consumérisme dont ils ont de moins en moins les moyens. Le gilet jaune, c’est celui qui vit dans son lotissement en banlieue d’une métropole, isolé, souvent divorcé, éloigné de son travail, et qui se retrouve coincé entre la bourgeoisie urbaine ou rurale, dont il n’aura jamais les moyens de rejoindre les rangs, et les communautés immigrées qui habitent les grands ensembles à deux pâtés de maisons mais dont la pauvreté est compensée par les solidarités familiales et religieuses.
À ce titre, on peut lire le macronisme et les gilets jaunes comme les deux expressions symétriques de la même évolution. Non pas seulement celle qui conduit à créer des systèmes sociopolitiques adaptés à la division internationale du travail et à la financiarisation des économies dont l’interdépendance n’est plus un gage de solidarité mais de concurrence indéfiniment relancée. Mais aussi et peut être surtout celle qui pousse à l’indifférenciation des institutions et des formes sociales. Cette indifférenciation est celle du public et du privé, du politique et de l’économique, de la gauche et de la droite. Tout est ramené à l’efficacité en présupposant l’absence de conflits fondamentaux dans la société.
Le macronisme, c’est la dépolitisation par le haut au nom d’un ordre supra-politique qui impose une vision économiste du monde. Concrètement, cela se traduit le projet néolibéral de réformer l’État non pas seulement en utilisant les méthodes de travail de l’entreprise privée mais en faisant disparaître les structures professionnelles, corps et grandes écoles, qui façonnaient l’univers et les valeurs du service public. Cela se traduit aussi par la valorisation de la mobilité professionnelle entre le public et le privé dans le cadre de projets de vie où même la conquête d’un mandat électoral n’est qu’une étape ordinaire et provisoire.
Les Gilets jaunes s’inscrivent dans le temps court d’un contrôle populaire permanent qui doit restituer toute son efficacité à la démocratie.
L’élu LREM est censé n’être que de passage entre deux postes en entreprise. L’indifférenciation appelle la précarisation et le court terme. L’indifférenciation, que le macronisme exprime de manière systématique mais qui s’est amorcée depuis les années 1980, comble du paradoxe au moment où la gauche accède au pouvoir, c’est aussi l’adoption par le personnel politique du modèle culturel porté par certains membres du grand patronat. Un modèle où l’argent et la consommation somptuaire doivent exprimer la jouissance du pouvoir, parfois la plus vulgaire, alors même que l’on distille la bonne parole de la morale publique.
Mais la recherche de l’indifférenciation se retrouve également dans les revendications des gilets jaunes. Les référendums révocatoires doivent inscrire le politique non pas dans le temps long d’un débat complexe et technique mais dans le temps court d’un contrôle populaire permanent qui doit restituer toute son efficacité à la démocratie. La profession politique doit disparaître au profit de l’indifférenciation entre l’élu et le citoyen ordinaire, notamment par le tirage au sort. Le politique, comme activité institutionnalisée, perd son autonomie et devient immanente au détour d’une interprétation quelque peu utopique de la démocratie athénienne qui était dans les faits censitaire et limitée aux seuls citoyens mâles en état de faire la guerre.
Il n’est pas jusqu’à la composition sociologique des ronds-points ou des défilés organisés par les gilets jaunes qui ne traduise cette volonté d’indifférencier les salariés et les indépendants, les protestataires de gauche et ceux de droite. Et, de la même façon, cette demande pressante de démocratie directe sous-entend qu’il ne peut y avoir de conflits au sein du peuple car les référendums sont censés mobiliser et passionner la grande majorité des citoyens, ce qui s’est avéré totalement faux dans la réalité, et, d’autre part, exprimer un vaste consensus sur des sujets économiques ou de société dont certains, comme l’immigration ou la peine de mort, opposent pourtant très clairement des univers de valeurs opposés. Les gilets jaunes, c’est la dépolitisation par le bas, au nom d’un peuple supposé réuni et parlant d’une seule voix sans que l’on sache comment seront réglés les conflits.
Le macronisme et les gilets jaunes constituent donc les deux expressions opposées mais symétriques du même traumatisme consistant à adopter un régime sociopolitique libéral dans une société qui n’a rien de libéral et reste très organisée par ses corporatismes et ses élites traditionnelles. C’est pour l’un, le moteur, et pour les autres, la conséquence, d’une immense duperie lampédusienne où tout doit changer pour que rien ne change. La place est donc laissée vacante pour une reconstruction de la démocratie représentative sur des bases morales plus saines et dans un contexte de décentralisation poussée. Car la question reste de savoir comment redonner au politique son autonomie sans qu’il soit réduit ni au jeu des marchés ni à celui des émotions et des passions ce qui conduit dans les deux cas à se nourrir d’utopies.
NDLR : Luc Rouban vient de faire paraître La Matière noire de la démocratie aux Presses de Sciences Po