Sectes : la fin de l’exception française
23 décembre 1995. Toutes les chaînes de télévision diffusent les images des corps des adeptes de l’Ordre du Temple Solaire. Dans une scénographie macabre, les 16 membres sont disposés en étoile au milieu d’une clairière, dans un recoin du massif du Vercors. Les heures qui suivent apportent d’autres révélations. On apprend rapidement que les corps ont été carbonisés au lance-flamme, puis que des enfants font partie des victimes. Le surlendemain, une information circule selon laquelle certains ont été abattus d’une balle dans la tête. Elle sera confirmée, le suicide collectif prenant les allures d’un meurtre de masse.
9 janvier 1996 : le Premier Ministre Alain Juppé annonce un train de mesures, toutes destinées à prendre en charge au sommet de l’État cette « menace sectaire ». La réaction n’est pas seulement rapide, elle est aussi un remarquable revirement par rapport à la situation qui prévalait jusqu’alors. La mise en place d’une politique nationale était en effet une demande régulière des associations antisectes depuis plus de vingt ans, mais ces demandes étaient refusées systématiquement. Tout change dans les mois qui font suite au massacre. Un observatoire des sectes est alors mis en place auprès du gouvernement, qui sera remplacé en 1997 par un puissant organisme doté de pouvoirs inédits : la Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes (MILS), dont la MIVILUDES, fondée en 2002, est l’héritière.
Une politique exceptionnelle
Ainsi se met en place une politique exceptionnelle. Dans les années qui suivent, les associations antisectes obtiennent le statut avantageux d’association d’utilité publique, et les services de l’État sont orientés vers la surveillance du « phénomène sectaire ». Des cellules de prévention sont installés au sein de chaque département, sous l’autorité des préfets. Des formations sont organisées au sein de différents ministères ou à l’école de la magistrature. Des cours d’éducation civique viennent attirer l’attention des adolescents sur les risques que leur feraient courir les sectes. En d’autres termes, un véritable dispositif de surveillance se met en place contre ces groupes ou ce qui pourrait y ressembler.
Cette politique singularise la France sur la scène internationale. Les groupes qui sont en effet surveillés ont toute latitude dans d’autres pays. C’est le cas des Témoins de Jéhovah, ou de plusieurs groupes issus du protestantisme : au gré des années, ils seront plus ou moins inquiétés, mais jamais complètement ignorés. Les adeptes de Krishna, ou ce qui reste des adeptes du Révérend Moon – un syncrétisme conservateur né dans les années 1950 – sont eux aussi l’objet de toutes les attentions.
C’est aussi le cas de tout un ensemble de groupes qui seront accusés de sectarisme, parfois à leur plus grande surprise. Les écoles Steiner, qui prônent une pédagogie différente de celle de l’Éducation nationale et qui sont très prisées des classes supérieures en Allemagne en sont un cas typique. Acceptées voire valorisées dans de nombreux pays, elles seront l’objet d’une vigilance attentive en France au tournant des années 2000, et resteront l’objet de débats tout au long de la décennie.
La secte psychologisée
Outre son intensité, une autre spécificité de la lutte française est qu’elle va se porter, au moins pour partie, sur des groupes qui ne se revendiquent d’aucune religion ou même spiritualité spécifique. Groupes paramilitaires, communautés agrariennes, mais aussi écoles alternatives vont rapidement figurer dans les différents rapports que produisent les pouvoirs publics français. Cette extension hors de la sphère strictement religieuse fut rendue possible par un coup de force sémantique initié dans les années 1970.
Les premiers opposants à ce qu’on appelle alors des « nouvelles sectes » vont en effet promouvoir, avec succès, une définition sécularisée de leur adversaire. Hier décrite comme un schisme religieux, comme faisant un écart avec un point ou un pan de doctrine d’une religion déjà établie, la secte est maintenant présentée sous des termes psychologiques. Dans ce nouveau régime, la question de la manipulation mentale devient centrale. Les sectes sont alors décrites comme des groupes dont les membres subissent une contrainte psychologique.
Dans Raison d’Etat. Histoire de la lutte contre les sectes [2017], j’ai retracé les origines de cette approche psychologique des sectes. Elle emprunte aux théories psychologiques du conditionnement promues pour expliquer les revirements de soldats étatsuniens lors de la guerre de Corée. À leur retour de captivité dans les geôles ennemies, certains prisonniers tenaient des propos violemment anti-militaristes, que l’armée expliqua alors par le « lavage de cerveau » [brainwashing] qu’ils auraient subi. Ces mêmes schèmes de la sujétion psychologique se retrouvent dans les théories qui, quelques années plus tard, seront employées pour expliquer les comportements irrationnels (au vu des opposants, souvent des parents) des adeptes.
Si ce changement de registre n’est pas toujours clairement perçu, ses effets seront, eux, massifs. D’une part, la secte ainsi redéfinie devient un terrain sur lequel l’État peut s’investir. Problématique tant que les sectes relèvent du religieux, la secte sécularisée devient un objet de politique publique légitime. Établie en combat pour la liberté individuelle, elle devient même une cause politiquement porteuse.
De l’autre, elle va permettre l’extension du combat antisecte à de très nombreux groupes qui ne se revendiquent même pas d’une religion ou d’une spiritualité. Plus tard, ce sont des individus seuls qui seront accusés. À partir des années 2000, des psychologues atypiques, des thérapeutes alternatifs, promoteurs de régimes alimentaires non validés par les autorités médicales feront l’objet d’une surveillance accrue de la part de la nouvellement créée MIVILUDES, qui marque ce changement sémantique jusque dans son titre.
Ces extensions vont faire beaucoup pour permettre à la lutte contre les sectes de se maintenir. Indépendamment du nombre ou de la morphologie, le sectarisme, qui peut être présent partout, doit être combattu. Mais, parallèlement, cette extension produit une certaine dissolution de l’objet même de la lutte. Les associations antisectes sont secouées tout au long des années 2000 par des conflits relatifs à la liste des groupes à intégrer. Car si tout le monde s’accorde sur la définition psychologique, ses contours pratiques sont eux moins clairs. Et si le sectarisme est partout, n’est-il pas vain, voire dangereux, de vouloir lutter contre lui ?
Des sectes au djihad
Depuis une dizaine d’années, la question des sectes n’est plus vraiment d’actualité, ni l’engagement des pouvoirs publics aussi fort. L’histoire de la lutte française contre les sectes explique par contre un rapprochement récent et inattendu. Au moment des attentats qui vont toucher la France à partir de 2015, c’est souvent à travers le langage du conditionnement que les auteurs des massacres vont être décrits. Tel article évoque le « gourou » qui a « recruté » en Syrie[1]. D’autres évoquent « l’endoctrinement » que réaliserait l’État Islamique[2].
Parmi tant d’autres, un long article consacré à l’un des auteurs du massacre du Bataclan évoque « un jeune gentil, un garçon timide », avant qu’il ne devienne un meurtrier. Le portrait qui en est fait ressemble en tout point aux descriptions d’adeptes de sectes qu’on trouvait dans les journaux des années 1970. Son père ne le reconnaît plus, il « lui apparaît comme un étranger froid ». Après le massacre, un voisin anonyme « peine à croire » à sa culpabilité. La réponse tombe à la fin de l’article : il a été « radicalisé », c’est-à-dire transformé suite à un « embrigadement »[3].
L’invocation du schème de la sujétion psychologique n’est pas qu’une coïncidence, ni la simple reprise d’un langage disponible. Depuis plusieurs mois, des liens étroits se sont tissés entre les spécialistes des sectes et ceux de la radicalisation. Le « centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam » reprend, dans ses présentations, les mêmes critères de ruptures « avec la société », « avec la famille », « avec les amis » qu’on trouvait dans les brochures des organisations antisectes.
Le parallèle ne s’arrête pas là. L’idée d’un effacement de l’individu au profit du groupe est aussi très présente, comme elle l’était dans les documents fournis par les associations antisectes dans les années 2000. Le schème « ouverture/fermeture », omniprésent dans la lutte contre les sectes pour opposer ces dernières (communautés fermées) à la société est aussi récurrent. Institutionnellement, le centre est situé sous la responsabilité de la MIVILUDES. Et pendant deux ans, de 2014 à 2016, le centre de Dounia Bouzar recevra des subventions importantes de la part de diverses entités gouvernementales.
Comment s’en prendre à une cause sans opposants ?
Si ces éléments éclairent le rapprochement annoncé entre la MIVILUDES et le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), ils n’en sont ni la seule raison, ni même la principale. La fusion de la première avec le second ressemble surtout à une manière politiquement habile de faire disparaître une mission atone depuis plus d’une décennie, mais sans avoir à payer le prix de son démantèlement. Car il en va des sectes comme des causes sans opposants : il est extrêmement coûteux de remettre en question ce qui a été établi. Le responsable politique qui prendrait le risque de démanteler une structure en charge d’un de ces sujets serait toujours critiqué, avec peu de bénéfices à en attendre. Dans ces domaines, les déplacements doivent être discrets.
Nicolas Sarkozy le sait bien, qui avait déjà tenté de modifier la politique française sur la question des sectes. En 2008, une des chargées de mission de l’Élysée avait rencontré un journaliste pour évoquer, en off, ce sujet. Selon le journaliste, la conseillère aurait alors évoqué la possible remise en cause de la MIVILUDES. Elle aurait même dit que « les sectes [étaient] un non-problème » en France. Car contre toute attente, et contre le contrat implicite qui régit ces moments d’échanges d’informations et de bons procédés, le journaliste avait alors brisé le « off ». Le vendredi matin, les propos d’Emmanuelle Mignon barraient la une de VSD. La polémique qui s’ensuivit allait forcer le président Sarkozy à confirmer la mission dans ses fonctions, prolongeant d’autant la survie d’une mission pourtant déjà affaiblie.
La manœuvre du gouvernement, si elle est confirmée, devrait lui éviter un tel souci. Si la polémique enflait, ce qui est peu probable vus les effectifs en baisse dans les associations comme les institutions en charge du sujet, il pourrait toujours argumenter qu’il s’agit d’une simple réorganisation bureaucratique. Pour ce qui l’intéresse, cela devrait suffire et fermer une parenthèse ouverte voilà quelques décennies.
Il nous faut toutefois tirer toutes les leçons de cette histoire. La plus importante est certainement que les dispositifs d’État ont la vie dure, mais aussi qu’ils évoluent souvent dans des directions non anticipées initialement. Quand il s’agit d’institutions qui ont trait aux libertés publiques, il convient d’être particulièrement attentif. À ce titre, la récente invitation à scruter les « signaux faibles » de la radicalisation djihadiste devrait inquiéter autant ceux qui désirent réellement lutter contre la radicalisation que ceux qui défendent les libertés. Considérée comme une outrance par certains, mais comme presque normale par d’autres, cette demande montre que nous avons déjà commencé à glisser sur une pente qu’il est difficile de remonter.