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Avenirs jaunes, un an plus tard

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Un an après son irruption et alors que la perspective des municipales de mars 2020 se rapproche, la question se pose de nouveau de la transposition, au sein du champ politique, du mouvement des gilets jaunes. Séquence protestataire d’une violence inédite depuis les mobilisations liées à la guerre d’Algérie, c’est dans l’écart et dans l’opposition au milieu politique traditionnel qu’il s’est organisé ; comment aujourd’hui en aménager des formes d’intégration ? Une analyse des multiples propositions que cette question a pu – et continue de – susciter.

Où en sont les gilets jaunes ? Que deviennent-elles, que fabriquent-ils depuis les six derniers mois, depuis qu’ils paraissent moins visibles ? Et que feront-ils pour le premier « anniversaire » du mouvement, dans quelques jours ? Un nouveau mouvement social va-t-il surgir ? Et, à plus long terme, quelles seront les conséquences de leur mobilisation ?

Toutes ces questions agitent depuis quelques mois l’opinion, les médias, la classe politique et la population française. Il est d’autant moins aisé d’y répondre que l’étude des effets des mouvements sociaux pose, en règle générale, de redoutables difficultés. L’enquête sur les protestations a souvent privilégié leur amont et leur déroulement au détriment de leurs suites. Les chercheurs, comme les témoins, ne débattent-ils pas encore aujourd’hui des conséquences des événements de mai-juin 68 sur la société française ?

L’embarras du diagnostic est bien entendu redoublé dans le cas d’une protestation inattendue qui, comme celle des gilets jaunes, n’a pas épousé les conventions des mouvements sociaux de son époque, s’est développée en dehors des formes d’action et des circuits institutionnels connus et s’est donc écartée de facto des régularités observables par l’historien ou le sociologue des mouvements sociaux.

Débouchés électoraux ?

Face à ces difficultés, une réduction fréquente de la question consiste à n’envisager que les effets électoraux de la protestation. On sait que les dernières élections européennes de mai 2019 auront apporté peu de succès aux listes du chanteur Francis Lalanne et du leader jaune Christophe Chalançon, explicitement formées en référence au mouvement, puisqu’elles n’auront totalisé à elles deux que moins de 0,6 % des suffrages exprimés soit environ 125 000 voix. Quelques leaders jaunes locaux ou nationaux isolés avaient quant à eux rejoint au printemps dernier Debout la France, Les Patriotes, ou le Parti communiste français, mais cela ne leur pas porté chance non plus.

Plusieurs partis espèrent canaliser la colère jaune et la transformer en voix lors des compétitions électorales à venir. À l’heure actuelle, personne ne sait comment votent ou voteront les gilets jaunes et surtout s’ils voteront ou s’ils revoteront un jour.

Cela n’a pas empêché certains, dans les instituts de sondage ou des centres de recherche, sur la base de questions permettant d’identifier les fractions de la population s’identifiant aux gilets jaunes (mais ne faisant pas nécessairement partie du mouvement), de commencer à faire l’hypothèse d’une traduction de la colère jaune en vote d’extrême-droite. D’autres y voient une matière première disponible pour les votes dits « populistes » qu’il faut alors entendre de manière indifférenciée comme des votes d’extrême-droite ou d’extrême-gauche…

Les anathèmes lancés par nombre de professionnels de la représentation (médiatique, journalistique, scientifique) pendant le feu du mouvement, entre novembre 2018 et février 2019, poursuivent ainsi leur course sous cette forme. Le conflit des interprétations se poursuivra certainement pendant les prochains mois, puisque le pays est entré dans une nouvelle phase de campagne électorale en vue des municipales de mars 2020.

Dans ce contexte, des leaders jaunes locaux ou nationaux (comme Ingrid Levavasseur ou Benjamin Cauchy) sont ou seront cooptés par des listes partisanes ou par des listes citoyennes soutenues ou portées par des partis ou par des citoyens. Quelques listes jaunes sont également susceptibles de se présenter, même si cela semble difficile, comme le montre le cas de Jacline Mouraud qui ne se présentera pas à Bohal. L’essai de transformation et souvent de déplacement ou d’élargissement de la mobilisation de l’année passée dans des listes citoyennes indépendantes est une autre tactique, choisie localement par certains participants au mouvement jaune comme à Commercy et dans plusieurs petites localités.

Mais quelles que soient l’importance et la diversité de ces diverses tentatives électorales encore en cours, et dont il est difficile, pour cette raison, de dessiner la carte, elles n’épuisent pas la question de l’avenir politique du mouvement des gilets jaunes. Plusieurs de ses membres les plus visibles, des occupants des ronds-points ou des manifestants hebdomadaires, ont en effet exprimé leur distance vis-à-vis des rituels électoraux, des partis et, plus largement, des représentants politiques qu’ils estiment à la fois trop lointains et trop différents, économiquement et culturellement. Bien qu’à l’échelon municipal ce rejet soit, en règle générale, moins fort, le devenir de la mobilisation jaune ne peut être circonscrit à la bataille des urnes.

Poursuivre

Toute une partie du mouvement cherche en effet depuis plusieurs mois à poursuivre la protestation en dehors des organisations et des formes politiques instituées. Les actes de mobilisation hebdomadaire – le cinquante-deuxième vient de s’achever – dans plusieurs grandes villes de France se sont poursuivies après la fin du Grand Débat. Pour l’acte 43, le 7 septembre 2019, le ministère de l’Intérieur dénombrait 7 000 manifestants dans toute la France (contre 287 700 le 17 novembre 2018 et 5 800 le 29 juin 2019, selon la même source) lorsque le mouvement estimait quant à lui à un peu plus de 10 000 personnes le nombre de manifestants encore dans les rues lors des derniers actes d’octobre et de novembre.

Le mouvement est également mobilisé devant les tribunaux et dans la lutte contre la répression inédite qu’il a subie. Avec 11 morts et plus de 2 500 manifestants blessés (dont 24 éborgnés et 5 mains arrachées), on ne dira jamais assez que l’année passée représente la séquence protestataire la plus violente depuis celles liées à la guerre d’Algérie. Avec plus de 10 000 gardes à vue et plus de 3 000 condamnations prononcées entre la mi-novembre 2018 et la fin juin 2019, la réponse pénale qu’il a provoquée est également sans équivalent dans l’histoire récente des mouvements sociaux.

Parallèlement aux manifestations de rue, quelques rares ronds-points sont parvenus à se maintenir ou à se reconstruire malgré leur démantèlement massif depuis décembre dernier, et à servir, en quelques lieux du territoire, comme ce fut le cas pendant les premières semaines du mouvement, d’espaces de rencontre, de solidarité et d’éducation politique collective.

Pour l’acte 53, qui marquera le premier anniversaire du mouvement, des rendez-vous se multiplient pour réoccuper les ronds-points, bloquer des centres commerciaux et des axes de circulation importants. Certains lieux ont recommencé à être occupés depuis quelques semaines comme à Creysse (Dordogne), au Muret près de Toulouse, dans l’Oise et ailleurs. D’autres n’ont jamais été complètement détruits ou ont espacé leurs temps de rencontre. Mais pour beaucoup cependant, il n’y a « rien à célébrer » au bout d’une année de protestations et de luttes. C’est au contraire « l’an II » qui commence, affirment certains, en référence à la Révolution française.

Structurer

Car depuis que les rendez-vous quotidiens ou hebdomadaires se dépeuplent, des essais de structuration à l’échelle du territoire national s’intensifient. Les fédérations départementales de ronds-points mobilisés, comme dans le Loir-et-Cher ou dans les Alpes Maritimes, ont eu beaucoup de mal à se structurer à l’hiver et au printemps derniers. Début novembre 2019, s’est tenue par contre la quatrième assemblée des assemblées à Montpellier (après celles de Commercy, Saint-Nazaire et Montceau-les-Mines) qui a rassemblé environ 600 délégués venus de 200 ronds-points (sur un total de plus 2 000 ronds-points mobilisés en novembre 2018).

Les trois journées de discussion ont été conclues par un appel à rejoindre les cortèges des différents syndicats qui entendent manifester le 5 décembre 2019 à l’échelle nationale contre la réforme des retraites du gouvernement. Avec leurs délégués, nombre de gilets jaunes pensent en effet que leur mouvement ne pourra renaître qu’en se fondant aux autres manifestations de mécontentement contre le gouvernement actuel. Mais la dynamique des assemblées des assemblées ne se réduit pas non plus à ces appels à la convergence des luttes même si ceux-ci gouvernent, depuis décembre, l’esprit de plusieurs organisateurs.

Sept thématiques ont été discutées en petits groupes à Montpellier, portant pour l’essentiel sur les options tactiques du mouvement : le « lien avec la population » jugé de plus en plus difficile, les relations avec les « autres mouvements ou secteurs en lutte », l’organisation face à la répression, la définition des « adversaires » et des « alliés » dans la société, les élections municipales. Plusieurs délégués évoquent, en dehors des moments de discussion, des projets d’occupation, de festival culturel, de rapprochement avec les quartiers populaires. D’autres font tourner une caisse pour financer l’achat d’un bâtiment pouvant servir à créer une « Maison du peuple », un lieu de vie et de rencontres. Des dizaines de projets de ce type sont en cours. Et une prochaine assemblée des assemblées est prévue à Toulouse à une date encore indéterminée.

Dans les prochaines semaines, une autre assemblée fédérative, les « Rencontres nationales des communes libres et des listes citoyennes », se réunira à Commercy. « Il n’y aura pas de “retour à la normale” » déclarent dans leur appel les organisateurs qui entendent « enraciner » les initiatives locales des groupes de gilets jaunes « au niveau communal, dans nos villages, nos villes, nos quartiers ».

L’enjeu, ici, n’est pas seulement électoral dans la mesure où il vise, à l’occasion des élections, à transformer les structures du pouvoir municipal. La plupart des listes citoyennes en voie de formation ces dernières semaines, notent les initiateurs de ces rencontres, ne sont en effet que des listes de partis camouflées ou hybridées de quelques profanes de la politique dont certains gilets jaunes. D’autres sont indépendantes des partis mais ne veulent pas fondamentalement modifier les manières d’exercer le pouvoir. Par contraste, le projet venu de Commercy « cherche à instaurer des assemblées citoyennes indépendantes des partis et [à] prendre la commune pour instaurer une démocratie directe, rendre la totalité du pouvoir de décision aux habitants au sein d’assemblées communales, de RIC locaux » et « transformer les conseils municipaux en simples délégués au service des habitants ». Un appel collectif intitulé « Emparons-nous du local et refondons la démocratie » signé par des intellectuels et publié, entre autres, par Contretemps, Mediapart, Mouvements, RadioParleur, Regards, Reporterre et Politis, va dans une direction semblable.

À Commercy même, depuis mai 2019, une assemblée communale tente déjà de réfléchir aux transformations de la ville. Mais si ces délégués constitués en liste électorale ne remportent pas l’élection, ils souhaitent tout de même continuer à peser après le printemps 2020 sur la vie communale et redonner du « pouvoir de décider et d’agir à tous les habitants » en créant une Maison du peuple, en organisant des systèmes d’approvisionnement autonomes et en continuant à participer aussi aux mouvements sociaux de l’échelle nationale.

L’appel municipaliste de Commercy à une « commune des communes », en partie inspiré par le théoricien anarchiste Murray Bookchin, propose une forme de structuration locale au mouvement réplicable dans d’autres communes, en particulier là où l’occupation de ronds-points ou de lieux publics a été accompagnée de pratiques d’assemblées, et de penser une fédération qui aille au-delà de ces collectifs et rassemble également des groupes écologistes, des projets alternatifs, des comités des quartiers populaires, des maisons du peuple et, au-delà des seuls gilets jaunes, tous les citoyens intéressés.

D’autres projets d’organisation intégrant le mouvement, mais visant aussi au-delà de lui, sont en cours d’élaboration. Deux leaders de la mobilisation jaune, Priscillia Ludosky et Jérôme Rodrigues, appellent avec d’autres à la formation d’un « Lobby citoyen » dont les contours seront précisés lors d’une conférence publique qui se tiendra à Paris le 15 novembre 2019. L’idée de former des lobbies citoyens, financés par dons, contre les lobbies financiers ou des multinationales, circule dans les milieux associatifs et politiques depuis quelques temps, et il en existe déjà quelques exemples autour de causes spécifiques comme le revenu inconditionnel de base ou des thématiques écologiques. Le projet porté par Ludosky et Rodrigues viserait à se structurer dans chaque département et à peser sur des enjeux nationaux mais aussi sur les élus locaux en leur rappelant le point de vue des habitants ordinaires.

Un autre leader, François Boulo, avocat et porte-parole du mouvement à Rouen, a fondé la plateforme numérique intitulée « La ligne jaune » qui tente de mettre en réseau le mouvement et compterait aujourd’hui environ 27 000 membres. L’enjeu est de fournir aux groupes locaux, départementaux, et régionaux, un outil technique pour s’organiser, et à tous les gilets jaunes un moyen de discuter de leurs revendications. Plusieurs groupes de travail thématiques (assistance juridique, circuits courts alimentaires, lois citoyennes, etc.), gros chacun de quelques dizaines de membres, sont également rassemblés sur la plateforme. Avec cet outil, et fort de sa visibilité médiatique ainsi que de son livre sur le mouvement publié à l’automne 2019, l’avocat compte mettre en œuvre le référendum d’initiative citoyenne sous une forme numérique.

Parmi les groupes de « La ligne jaune », le plus suivi est aujourd’hui celui du « Vrai Débat », une plateforme de consultation construite par des gilets jaunes et des chercheurs en sciences sociales pour fédérer les revendications jaunes puis s’opposer au dispositif gouvernemental du Grand Débat. Au printemps 2019, le processus collectif avait permis d’agréger puis de synthétiser plus de 1 050 propositions, elles-mêmes réduites à 59 revendications rassembleuses qui ont été ensuite retravaillées dans huit assemblées citoyennes délibératives composées de citoyens et réunies en juin 2019.

Les thématiques principales dégagées par ce processus portaient sur les transformations du système politique, le renforcement des services publics, des demandes de justice sociale et fiscale et des revendications écologiques. Elles devraient désormais faire l’objet de nouvelles assemblées visant à écrire des propositions concrètes de réformes ou de lois avec l’appui d’experts et de personnes compétentes. Lorsqu’il aura abouti, l’ensemble pourrait être coalisé dans un « projet complet de réforme citoyenne » de la société française susceptible lui-même d’alimenter à son tour le projet de « Lobby citoyen » ainsi que d’autres initiatives.

Réactions

Bien entendu la dynamique jaune a aussi pesé et pèse encore sur l’ensemble des forces politiques et sociales du pays. L’avenir d’un mouvement collectif d’ampleur ne dépend pas que de ses forces internes et de leurs orientations mais aussi des réactions des acteurs politiques traditionnels face au nouvel entrant, a fortiori lorsque celui-ci est sans expérience et tonitruant.

L’analyse des accommodements souvent douloureux de la classe politique avec la protestation depuis un an n’a pas encore été faite et demandera un examen précis. Quelques rares universités d’été partisanes ont abordé le mouvement ou invité certaines de ses figures, comme l’a fait la France insoumise. Mais les leaders politiques nationaux sont peu revenus sur l’embarras que le mouvement avait pu susciter dans les rangs de leurs militants et sur les éventuelles autocritiques que ces difficultés auraient pu leur inspirer. L’effet indirect du mouvement sur les tactiques électorales à l’occasion des prochaines municipales est plus probable : il passe déjà, comme nous l’avons souligné, par l’inclusion de citoyens dans les listes mais aussi, certainement, par l’accroissement du nombre de dispositifs participatifs qui seront présents dans les programmes.

Dans le monde syndical, les modes d’action des gilets jaunes se diffusent dans plusieurs secteurs et groupes : urgentistes, employés de la RATP, « Stylos rouges » et salariés SNCF, comme l’ont montré fin octobre ceux du Technicentre de TGV de Chatillon. Même s’il ne date pas de l’hiver dernier, un style protestataire nouveau, inspiré des blocages et des manifestations sauvages des gilets jaunes, pourrait conquérir, pour une durée encore imprévisible, la base de plusieurs organisations syndicales et de la société civile et gagner en visibilité mais aussi en légitimité.

Les réactions les plus manifestes de la mobilisation sont évidemment celles du gouvernement et des autorités publiques. Résumons-en l’esprit car leurs conséquences sont aujourd’hui largement connues. L’effet conjugué du Grand Débat et de la répression massive, violente et préventive aura permis d’affaiblir le mouvement, de diminuer le soutien au départ massif de la population et de diviser les manifestants autour du recours à la violence.

La mise en place depuis quelques semaines d’une « Consultation citoyenne sur les retraites » par le gouvernement tend d’ailleurs à montrer qu’il n’y a pas, dans l’emploi conjugué de dispositifs répressifs et de dispositifs « participatifs » – en réalité pseudo-participatifs – une simple réponse circonstancielle à une situation de crise exceptionnelle. Non seulement ces deux types de réponses tendent à faire système en ce qu’elles visent à marginaliser les manifestants de rue, mais elles sont également amenées à fournir le nouvel arsenal stratégique central pour un gouvernement des luttes adapté à une époque où les politiques néolibérales produisent des effets sociaux de plus en plus insupportables auprès de fractions de plus en plus nombreuses des populations et dans de nombreux pays (plusieurs des mobilisations populaires en cours à l’échelle mondiale en témoignent).

Certes, de nombreuses autres réponses de politiques publiques ont été apportées au mouvement ou sous sa pression. Alors que l’évaluation de l’effet des mesures socio-économiques du gouvernement sur le pouvoir d’achat des groupes sociaux mobilisés fait l’objet de controverses entre économistes et instituts de sondage, notamment lorsque ces mesures sont replacées dans l’éventail plus large des politiques économiques et sociales du gouvernement actuel, l’attention est moins grande au sujet des mesures politiques et institutionnelles annoncées par Emmanuel Macron lors de son discours du clôture du Grand Débat le 25 avril 2019.

Outre les promesses d’un nouvel acte de décentralisation, et du démantèlement de l’École nationale d’administration au profit d’un nouveau mode de recrutement des hauts-fonctionnaires, aura alors émergé la promesse d’installer une Convention citoyenne pour le climat. Celle-ci se tient depuis début octobre avec 150 citoyens tirés au sorte, représentatifs de la population française, et chargés de formuler des propositions de lois afin de réduire en France de 40 % l’émission des gaz à effet de serre d’ici 2030 « dans un esprit de justice sociale ». Le Président de la République et le Premier Ministre ont assuré qu’ils soumettraient ces propositions « sans filtre », ou bien aux parlementaires ou bien à la voie référendaire.

Nul ne sait encore ce qui ressortira de ce processus collectif qui n’est comparable, dans sa forme, qu’à quelques rares expérimentations à l’échelle mondiale (en Islande, en Irlande, en Colombie Britannique). Mais il répond en partie, de manière procédurale pour l’instant, à l’interpellation de certaines fractions du mouvement, après la fameuse taxe sur les carburants ayant déclenché la fronde jaune, d’articuler les impératifs écologiques de l’heure avec des exigences de justice sociale et d’être en mesure de peser directement et démocratiquement sur les décisions publiques.

L’onde de choc du mouvement des gilets jaunes sur les pratiques gouvernementales ne s’arrêtera pas à ces mesures ni à la période actuelle. La secousse sociale poursuivra sa course dans les mois qui viennent et elle a déjà affecté plusieurs politiques publiques. C’est le cas par exemple de celles qui ont été formulées en direction des maires et des communes pendant la crise politique de l’année dernière et dont le « projet de loi relatif à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique », voté au Sénat fin octobre, peut être vu comme une étape importante, même s’il n’est qu’indirectement un « produit » du mouvement.

Comme la protestation de l’année dernière a été l’une des plus décentralisées de l’histoire contemporaine, elle a fait des échelons politiques locaux une ligne de front active des derniers mois. Les maires se sont appuyés consciemment ou inconsciemment sur le mouvement pour faire avancer leurs causes auprès d’un gouvernement central qui les avait pour l’essentiel méprisés pendant plus d’un an. On voit que, pour mesurer pleinement l’effet du mouvement, l’inventaire de ces transformations parfois discrètes en matière de politiques publiques devra se poursuivre.

Un mouvement d’accélération

On peut par ailleurs se demander si l’un des autres effets, plus indirect encore et en partie involontaire, de la protestation des gilets jaunes n’aura pas été d’accélérer des tendances socio-politiques plus anciennes et plus profondes. Le mouvement n’aura-t-il pas rendu plus évidente aux yeux de l’opinion l’importance d’articuler la question écologique et la question sociale ? Les deux problématiques sont aujourd’hui plus souvent traitées de concert alors que certaines fractions, certes minoritaires, du mouvement, ont rejoint la Marche pour le climat le 21 septembre dernier.

La mobilisation jaune intensifie aussi l’essor de « mobilisations territoriales » qui se sont développées depuis la dernière grande crise économique et financière de 2008 en France et à l’étranger. Derrière ce terme général, on peut intégrer les mouvements dits des places, les ZAD, le mouvement Nuit debout en 2016, mais plus encore des actions collectives à l’échelle locale, souvent peu spectaculaires, qui refusent par exemple certains équipements jugés coûteux et inutiles (aéroports, stades de football, etc.), se plaignent de la disparition ou de la paupérisation des services publics (hôpitaux, écoles), organisent des jardins partagés, des circuits courts alimentaires, des actions écologiques, etc. La société civile organisée et des collectifs plus informels investissent en effet les échelles municipales ou territoriales.

En même temps, depuis plusieurs années, les pouvoirs publics mobilisent eux aussi plus souvent les populations autour de dispositifs participatifs. Cette double conjoncture est favorable à une relocalisation de la politique, non exclusive des mobilisations à d’autres échelles, mais qui contraste tout de même avec les difficultés de plus en plus massives rencontrées par les forces de gauche, en France et dans de nombreux pays, en vue de politiser le monde du travail, les échelles nationales et surtout transnationales.

Pour achever ce bref tour d’horizon des devenirs actuels du mouvement des gilets jaunes, il faudrait évoquer enfin toutes ses conséquences subjectives, les rencontres qu’il aura permises, les sociabilités qu’il aura tissées, les ruptures biographiques dont il aura été la cause. Comme dans d’autres cas d’effervescence politique collective et durable, pour plusieurs de ses participants, rien ne sera plus comme avant. Des groupes de nouveaux amis ou des petites communautés de ronds-points se sont déjà transformés en associations ou en collectifs. Le regain de l’engagement citoyen de proximité, centré autour des enjeux de solidarité sociale et de maîtrise de la vie quotidienne, est l’une des conséquences prévisibles du mouvement. Dans d’autres cas, les ronds-points et les manifestations du samedi auront créé des liens mobilisables ultérieurement, lors d’autres occasions de colère ou de révolte ou pour des causes plus discrètes. L’effet conjugué de ces nouveaux réseaux et de ces bifurcations de vie est à la fois plus difficile à observer et plus long à se manifester. Mais il ne fait aucun doute que le soulèvement des gilets jaunes n’est pas terminé. Ses lignes de déploiement sont multiples. Les avenirs jaunes restent ouverts.


Laurent Jeanpierre

Politiste, Professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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