Récit

Quatre récits

Ecrivain

Aslı Erdoǧan, dont L’Homme coquillage est sorti ces jours derniers, a donné à AOC quatre textes inédits en France, non recueillis dans Le silence même n’est plus à toi (Actes Sud). Ces textes ont paru entre 2012 et 2015 dans le journal pro-kurde Özgür Gündem, journal dont la fermeture a été ordonnée après la tentative de coup d’État en Turquie à l’été 2016. C’est d’avoir écrit dans ce journal qui valut à Aslı Erdoǧan son arrestation.

 

Veille de nuit

 

La nuit, encore. Une lueur blême, couleur de rêves évanouis, flotte au-dessus des ombres suspendues… C’est la lumière d’ambre de la lune, chagrine, qui se fraie un chemin entre les nuages de pluie. Elle joue du bout des doigts sur les toits mouillés, fait luire d’un éclat phosphorescent les flaques de boue, se reflète sur les pierres tombales. Les heures gagnent en profondeur, forment en s’imbriquant un bloc d’une seule masse. Retiré tout au fond de son cocon, le temps n’est plus qu’une respiration haletante, qui souffle sur l’éternité… Moins une respiration qu’un long soupir empli de regrets. Comme si ce lointain pays que nous appelons « minuit » hurlait seul à la mort… Cette obscurité, le silence et l’esseulement du monde, et ces pages vides, blanches.

Les mots se mettent en route, tardivement, vers la nuit d’où personne ne revient jamais… Au fil des larmes, des pièges, des gouffres, à chacun sa voie lactée, son exil infini… Le Mot se diffuse à l’horizon comme un augure, gonfle, assombrit tout ce qu’il touche, et s’imprime. Il rencontre l’odeur humaine. Telle une étoile morte, il embrase le ciel d’un bout à l’autre, l’illumine dans un sourire d’adieu glacé. Avec l’ardeur désespérée de vivre, il déroule boucle après boucle son tissu de symboles, renoue l’infini et l’unité du sens pour tisser une totalité inédite.

Veilleurs de nuit, les mots progressent en file indienne dans l’ombre, dans les dortoirs, les couloirs et les arrière-cours de la mémoire qu’ils arpentent en tous sens. Contre les murs infranchissables ils s’appuient et attendent, et pareils à l’ombre, grandissent dans la nuit. Pour l’éternité ou pour un seul instant… De leurs mains osseuses ils arrachent les pierres une à une, écoutent, prospectent. Peut-être cherchent-ils le chemin qui ramène à la vie, une porte que nul n’a encore découvert. Ils font ruisseler des secrets, ils creusent, prospectent. Dans ce lieu désolé qu’on appelle le « cœur »… Tels des fous qui n’ont pas trouvé ce qu


[1] Beşiktaş est un célèbre club de football d’Istanbul, issu du quartier éponyme, dont les couleurs sont le blanc et le noir.

[2] Le 2 juillet 1993, à Sivas, dans le centre de la Turquie, une foule de 15 000 personnes menée par des islamistes radicaux mit le feu à un hôtel où s’étaient rassemblés des artistes et intellectuels alévis dans le cadre des célébrations d’un festival traditionnel. L’incendie fit 37 morts, avec la complicité de la police et des pompiers, qui n’intervinrent que huit heures plus tard. Aziz Nesin, écrivain, journaliste et éditeur turc extrêmement populaire (1915-1995), qui traduisit et publia en 1993 Les Versets sataniques de Rushdie (ce qui lui valut des menaces de mort en Turquie), était à Sivas à ce moment-là et réchappa par miracle de l’incendie criminel de l’hôtel, mais mourut deux ans plus tard, encore sous le choc de cet attentat.

[3]. Metin Göktepe : journaliste kurde alévi (1968-1996), bastonné à mort par des policiers turcs le 9 janvier 1996 après avoir été arrêté parce qu’il voulait couvrir l’enterrement de deux détenus assassinés en prison. — Hrant Dink : journaliste et écrivain turc d’origine arménienne (1954-2007), assassiné le 19 janvier 2007 par un nationaliste de 17 ans devant les locaux de son journal Agos, en plein cœur d’Istanbul.

[Les notes sont du traducteur]

Asli Erdogan

Ecrivain, Journaliste

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Beşiktaş est un célèbre club de football d’Istanbul, issu du quartier éponyme, dont les couleurs sont le blanc et le noir.

[2] Le 2 juillet 1993, à Sivas, dans le centre de la Turquie, une foule de 15 000 personnes menée par des islamistes radicaux mit le feu à un hôtel où s’étaient rassemblés des artistes et intellectuels alévis dans le cadre des célébrations d’un festival traditionnel. L’incendie fit 37 morts, avec la complicité de la police et des pompiers, qui n’intervinrent que huit heures plus tard. Aziz Nesin, écrivain, journaliste et éditeur turc extrêmement populaire (1915-1995), qui traduisit et publia en 1993 Les Versets sataniques de Rushdie (ce qui lui valut des menaces de mort en Turquie), était à Sivas à ce moment-là et réchappa par miracle de l’incendie criminel de l’hôtel, mais mourut deux ans plus tard, encore sous le choc de cet attentat.

[3]. Metin Göktepe : journaliste kurde alévi (1968-1996), bastonné à mort par des policiers turcs le 9 janvier 1996 après avoir été arrêté parce qu’il voulait couvrir l’enterrement de deux détenus assassinés en prison. — Hrant Dink : journaliste et écrivain turc d’origine arménienne (1954-2007), assassiné le 19 janvier 2007 par un nationaliste de 17 ans devant les locaux de son journal Agos, en plein cœur d’Istanbul.

[Les notes sont du traducteur]