Roman (extrait)

Lake Success

Écrivain

Il n’y a rien de tel qu’un Américain pour faire entendre l’auto-détestation américaine ou dresser le portrait de la misère des États-Unis — et le faire avec humour. Nous voici en pleine nuit à la gare routière de New York d’où partent les cars qui traversent le pays. Barry Cohen, à la tête d’un fonds de 2,4 milliards de dollars, jeune père d’un enfant dont l’autisme vient d’être diagnostiqué, vient de décider de partir retrouver son premier amour. Les premières pages du prochain roman de Gary Shteyngart, l’auteur d’Absurdistan et de Super triste histoire d’amour, donnent le ton. À paraître aux Éditions de l’Olivier, traduit par Stéphane Roques.

1

Destination Amérique

 

Barry Cohen, homme aux 2,4 milliards de dollars d’actifs sous gestion, entra d’un pas chancelant dans la gare routière de Port Authority. Il était visiblement ivre et saignait. Il y avait une incision nette au-dessus de son sourcil gauche, où l’ongle de la nounou l’avait coupé, et, stigmate de sa femme, une égratignure en forme de larme sous son œil. Il était 3 h 20 du matin.

La dernière fois qu’il s’était rendu à Port Authority remontait à vingt-quatre ans. Il avait pris le car à destination de Richmond, en Virginie, pour aller voir sa petite amie de fac. Il se repassait mentalement ce voyage de jeunesse chaque fois que le cours de l’indice S&P le minait ou qu’il découvrait un nouveau et terrible fait sur les troubles dont souffrait son fils. Quand Barry fermait les yeux, il voyait le long ruban d’autoroute, son pays l’appeler des deux côtés de l’asphalte. Il s’imaginait assis sur un dur banc de bois devant quelque cahute au bord de la route. Une femme épaisse qui marchait en crabe et n’était jamais à court d’anecdotes à raconter lui servait une assiette de haricots au vinaigre et de porc braisé. Ils discutaient d’égal à égale de la période de leur vie où tout avait déraillé, et elle lui offrait le repas, mais il payait quand même. Et elle disait : « Merci, Barry », car malgré les fortes disparités d’actifs sous gestion qui existaient entre eux, ils s’appelaient déjà par leur prénom.

Il s’approcha en titubant de la rangée de policiers et policières qui protégeaient les barrières du dispositif de sécurité nocturne conduisant les voyageurs de la rue jusqu’aux portes. « Où sont les cars ? demanda-t-il. Je veux partir d’ici. »

Aux yeux des flics, c’était un New-Yorkais comme un autre. Un homme qui saigne ; rudoyé, les cheveux plaqués par la sueur nocturne ; un gilet Patagonia, sur sa chemise Vineyard Vines, orné du seul mot CITI. Il était grand et avait une carrure de nageur, ses larges épaules rétrécissant jusqu’à deux poignets féminins, ce qu


Gary Shteyngart

Écrivain