Le sport-fiction est en marche
« Enchanté de pouvoir confirmer que le match Japon-Écosse se jouera comme prévu. Fantastique effort de tous pour parvenir à ce résultat après l’un des typhons les plus puissants de ces dernières années. » Il était un peu moins de midi le dimanche 13 octobre à Yokohama quand le tweet très « trumpien » de Sir Bill Beaumont tomba.
Alors que le super-typhon Hagibis s’éloignait à peine de la côte est du Japon, le pays, absorbé par les images glaçantes de la chaîne NHK, commençait à faire le décompte de ses morts, de ses disparus, de ses blessés, de ses digues perforées, de ses fleuves sortis de leur lit, de ses maisons effondrées et de ses Shinkansen – les TGV japonais – littéralement noyés après une nuit d’effroi. Mais Beaumont, ancien capitaine du XV de la Rose devenu en 2016 président de World Rugby, ne voulait retenir que l’essentiel : le big game de la phase de poules de la neuvième Coupe du Monde aurait bien lieu à l’heure dite. Le soleil était revenu et – promis, juré – on avait tout vérifié depuis l’aurore : la sécurité des équipes, des délégations et des 70 000 spectateurs serait assurée même si – allez savoir pourquoi – par précaution, on préférait fermer la fan zone du site.
Ouf ! C’était pour un monde de l’Ovalie tournant de moins en moins rond la fin de plusieurs jours de pataugeage, depuis l’annonce par les services météorologiques japonais du passage du monstre de vent et de pluie le 12 octobre sur le centre du pays. Jouera ? Jouera pas ? L’affaire fut vite entendue pour les rencontres France-Angleterre et Nouvelle-Zélande-Italie. Pas déplacées, pas reportées, non, carrément annulées. Score final enregistré : 0-0. Du jamais vu dans une Coupe du Monde. Deux points pour chacune des équipes et on passe à la suite. Avec plus ou moins de dommages collatéraux pour les uns et les autres. La France et l’Angleterre étaient déjà qualifiées pour la phase finale. Quant aux supporters ayant dépensé des mille et des cents pour s’offrir le voyage d’une vie amputé pour le coup de son point d’orgue, on rembourserait leur ticket d’entrée au stade et basta !
Non contents de vouloir faire entrer au chausse-pied leur sport dans le format inadéquat d’une Coupe du Monde de football, ces messieurs en col blanc s’étaient mis en tête de l’exporter au pays du Soleil-Levant, non pas lorsque les cerisiers y fleurissent mais quand le ciel lui tombe sur la tête !
La Nouvelle-Zélande, elle, n’avait pas encore poinçonné son billet pour les quarts de finale mais on imagine très bien le raisonnement en fin de réunion digne du tonton bourré après le pousse-café du repas de famille dominical : de toute façon, les Italiens auraient perdu face aux All Blacks. Sauf que, le sport, ça n’est pas cette caricature d’équité nappée de cynisme et de cupidité. La Squadra Azzurra n’avait peut-être qu’une chance sur un million de battre les Invincibles, il n’empêche qu’on la lui a retirée d’un revers de main valant châtiment inique.
« Nous allions affronter l’une des meilleures équipes du monde dans un grand stade et on nous a privé de ce moment, se désolait l’exemplaire capitaine italien aux 142 sélections Sergio Parisse, dont ce devait être le baroud d’honneur international. Notre équipe mérite plus de respect. » Et de mettre le doigt sur le nœud du problème : « Quand vous organisez une Coupe du Monde, vous devez avoir un plan B, n’est-ce pas ? Ce n’est pas nouveau que des typhons frappent le Japon. » Surtout en cette saison !
Mais, non contents de vouloir faire entrer au chausse-pied leur sport, si particulier par les temps de récupération qu’il impose, dans le format inadéquat d’une Coupe du Monde de football, quitte à prendre la moitié des équipes pour d’aimables faire-valoir, ces messieurs en col blanc s’étaient mis en tête de l’exporter au pays du Soleil-Levant, non pas lorsque les cerisiers y fleurissent mais quand le ciel lui tombe sur la tête ! Incurie totale. Résultat : le boomerang leur est revenu en pleine poire. Déplorable en termes d’image. Mais tant que la machine à cash tourne à plein régime…
Au moins les Italiens auront-ils eu l’élégance de ne pas brandir la menace d’une attaque en justice. Ce dont les Écossais, en revanche, n’ont pas fait l’économie alors que leur match décisif contre le Japon était également en suspens. Car il restait le cas de ce fameux Japon-Écosse du 13 octobre à solutionner. D’un côté le pays hôte, de l’autre un chantage : un coup à perdre définitivement la face ! Une nouvelle annulation aurait qualifié les Japonais sur tapis vert mais on connaît la fierté et le courage de ce peuple, qui ne voulait en aucun cas bénéficier d’un quelconque passe-droit. Et puis surtout il y avait cette pression calédonienne. Traduisons : depuis toujours, le rugby est un négoce d’Anglo-Saxons auquel les pauvres froggies que nous sommes avons le privilège d’être invités. Alors quand c’est un membre de la famille qui fait les gros yeux, on prend sa colère au sérieux.
On se donna donc du temps, jusqu’à la limite, en priant pour le déluge s’arrête. On imagina même, cette fois, faire une entorse au règlement et repousser de vingt-quatre heures la rencontre. Mais c’eût fait encore plus désordre au regard des traits tirés la veille sur le calendrier. Par bonheur, le calme revint à temps. Une armée de bénévoles se mit alors à l’ouvrage pour que l’International Stadium soit prêt et le sport fit le reste en envoyant par un jeu enthousiasmant les Nippons en quarts de finale pour la première fois de leur histoire et les Écossais au diable, juste épilogue. Nonobstant la qualité de l’accueil et de l’organisation, doublée – cerise sur le sushi – d’un succès populaire sans précédent et d’une prestation mémorable des Brave Blossoms (surnom des joueurs japonais), pas sûr que le rugby ait gagné en crédibilité lors de cette expédition extrême-orientale.
Pas plus que l’athlétisme n’est rentré des championnats du monde de Doha avec un supplément de noblesse en dépit du spectacle son et lumière du plus bel effet télégénique habillant chacune des grandes finales de la compétition. Des épreuves se disputant devant des tribunes vides, à l’air de climatisateurs à l’impact environnemental désastreux… « Une catastrophe », pour le recordman du monde du décathlon Kevin Mayer. « On nous prend pour des cons », osera même lâcher le marcheur Yohann Diniz. « Nous avons assisté aux meilleurs mondiaux de l’histoire », conclura pour sa part Lord Sebastian Coe, ancien champion devenu comme Bill Beaumont président de sa fédération internationale après avoir été député conservateur et grand ordonnateur des Jeux Olympiques de Londres. Beaumont et Coe, tous deux anoblis par Sa Majesté, sortes d’âmes « sir » du sport-business et grands spécialistes du money time.
Il faudra se souvenir de Doha 2019 comme de championnats nous ayant projetés dans le futur, dans un sport passé alors du spectacle à la fiction et cultivé « hors sol ».
D’une certaine manière, Coe a raison. Dans quelques années, une fois passée la Coupe du Monde de football 2022 au Qatar – dont, vient-on d’apprendre, la construction des stades aurait, comme au temps des cathédrales, coûté la vie à quelque 2 700 ouvriers, tous décédés « de mort naturelle » nous rassure toutefois leur agence de recrutement – il faudra se souvenir de Doha 2019 comme de championnats nous ayant projetés dans le futur, dans un sport passé alors du spectacle à la fiction et cultivé « hors sol », comme ces tomates magnifiquement calibrées pour les étals de la grande distribution mais qui n’ont plus aucune saveur.
Cela n’a pas échappé au marché : nombre de signaux, pas forcément faibles, laissent présager d’un avenir réinventé où les marques pourraient même remplacer les nations pour devenir des acteurs à part entière du sport, jusqu’à influencer directement son scénario. Nous délirons ? La règle est déjà en vigueur dans le championnat de Formule E (courses automobiles de monoplaces électriques) où la possibilité est donnée au public d’interférer sur le déroulement de la course en donnant un coup de boost, soit de l’énergie supplémentaire, à son pilote favori.
La réalité augmentée permet également d’imaginer des stades augmentés offrant l’opportunité au spectateur de vivre, via son smartphone ou sa tablette, de nouvelles expériences elles-mêmes augmentées. Les spécialistes appellent cela le crowdsourcing. En termes moins barbares, cela signifie que le fan peut interagir sur ce qu’il voit, poster des commentaires en direct, chatter avec l’entraîneur, voire, si on pousse le bouchon, influer sur la composition de son équipe et la tactique de jeu. « Le déficit d’attention étant de plus en plus la norme (sic), il s’agit de créer toujours plus de surprise et de show, analyse Anaïs Guillemané, experte du planning stratégique. Deux amateurs de sport sur trois aimeraient que les règles soient modifiées pour s’adapter aux changements de la société. » Preuve en est l’apparition de ces nouvelles disciplines du type e-sport ou encore cybathlon (autorisation d’une assistance technologique) qui réécrivent totalement la culture sportive en la rendant plus communautaire et donc plus attrayante pour un public renouvelé.
L’opération « marathon en moins de deux heures » montée à Vienne pour le Kenyan Eliud Kipchoge relève de cette évolution. À la baguette, le même groupe pétrolier qui a remporté le dernier Tour de France. Dans la ville impériale, Kipchoge a pu bénéficier tout au long des 42km195 des relais d’une trentaine de lièvres au sang frais, bénéficiant eux-mêmes de l’aspiration d’un véhicule et d’un laser au sol pour réguler l’allure. L’histoire ne dit pas ce qu’il y avait dans les gourdes mais un test anti-dopage faisait partie du décorum : Ineos ou l’essence de l’effort. Kipchoge portait également des chaussures innovantes dont la semelle contiendrait trois lames de carbone.
Mais quelqu’un peut-il nous expliquer le rapport avec le marathon romain d’Abebe Bikila, le coureur éthiopien aux pieds nus ? « Ceux qui critiquent devraient plutôt regarder la réalité en face, coupe Jos Hermens, l’agent du Kenyan. L’athlétisme meurt, il n’y a plus d’argent, il se fait dépasser par plein d’autres sports, alors on ferait mieux de soutenir ce genre de course qui passionne les gens. » Autrement dit, mort aux pisse-froid ! De fait, le Prater était noir de monde et la grande presse française tombait en pâmoison, à deux Doha de l’évanouissement, en même temps qu’elle se faisait hara-kiri avec la non-arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès.