À la merci du désir
I
À sept heures ce matin, je décolle pour Oahu. Au départ, c’était censé être une virée de quelques jours, sympa, à s’imbiber et, rêvons un peu, à copuler avec des Eurasiennes à tomber (personnellement, j’étais dévoré de lancinants fantasmes sur la chute de reins de toutes ces nymphettes tahitiennes), mais là en l’occurrence, c’est pour une veillée funèbre. Mon frère aîné, Bill, avec qui j’avais depuis toujours espéré pouvoir passer ce genre de joyeuses journées, est en train de mourir d’un cancer, une tumeur qui démarre dans le cæcum, cette poche située entre gros intestin et intestin grêle. Comme ce cancer, d’après ce que m’en disait un grand ponte de la chirurgie thoracique, a un taux de guérison très élevé, la seule conclusion possible est que le Général a laissé traîner les choses jusqu’à ce que la douleur devienne intolérable. À ce stade, il convient de préciser qu’il a toujours, mais alors toujours, été têtu comme une mule, le Général.
Même si, voici des années de ça, je l’avais affublé de ce surnom de « Général », Bill est, en réalité, seulement colonel. Général, c’était une vieille plaisanterie entre lui et moi. À 17 ans, aussitôt sorti du lycée de Watertown, il s’était engagé dans l’armée ; c’était en février 1944. Depuis, il a fait trois guerres, et récolté une belle collection de décorations : Silver Star, Légion du Mérite, Bronze Star, Médaille des Armées et deux Purple Hearts. Il a commencé comme soldat et a grimpé tous les échelons, et moi j’arrêtais pas de le mettre en garde en lui disant qu’il ne connaîtrait jamais de repos avant de recevoir sa première étoile. Et Bill, même si dans ces cas-là sa seule réponse était un meeerde grommelé entre les dents, ne m’avait jamais contredit.
Mais finalement, convaincu que la somme de grenouillages requise pour dépasser le grade de colonel était bien trop élevée et bien trop fatigante, et persuadé que lui, simple bachelier en concurrence avec des frères d’armes diplômés de West Point ou de l’Académie Militaire