De l’indifférence à l’exécution des crimes de masse : l’ordinaire des génocidaires
Du djihadisme contemporain aux Einsatzgruppen nazis en passant par les génocidaires hutu, les bourreaux khmers rouges, ou encore les ultra nationalistes serbes…. on a trop longtemps cherché à expliquer le comportement des exécutants des exterminations de masse à partir des idéologies qui les habitaient. Mais tous ne furent pas des idéologues convaincus. Nombreux n’ont jamais lu la moindre ligne de propagande, bien trop fastidieuse à leur goût. La plupart ne percevaient que les rudiments de la rhétorique de la « beauté de la purification ».
Et pourtant, tous tuèrent, avec plus ou moins de passion, plus ou moins d’enthousiasme, parfois avec cynisme ou sadisme, mais rarement avec remords. Pour certains, il s’agissait d’appliquer les ordres à la lettre en se soumettant docilement. Pour d’autres, il s’agissait d’anticiper ces mêmes ordres pour se faire bien voir, alors que d’autres cherchaient toujours un moyen d’en faire le moins possible, histoire de ne pas trop se fatiguer.
Des hommes ordinaires, pour la plupart, a-t-on pris l’habitude de dire. Mais finalement que recouvre cette idée d’homme ordinaire héritée de la pensée de Hannah Arendt, quelle valeur heuristique peut on lui accorder aujourd’hui pour comprendre comment des hommes que rien ne semblait prédestiner à devenir des tueurs, assassinèrent pourtant, et sans grandes hésitation, des centaines voire des milliers d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants sans défense ?
Pendant des années, les recherches, les commentaires et les plaidoiries sont restés focalisés sur les seules conditions ontologiques qui feraient qu’un homme réputé ordinaire puisse tuer à la chaîne d’autres hommes. En interrogeant ainsi cette capacité que les hommes auraient dans certaines conditions de commettre de tels crimes, les différentes conceptions sont restées tributaires d’une approche quasi juridique portant sur l’acte lui-même, ses motivations, voire ses circonstances atténuantes.
Dans la vie quotidienne d’un exécuteur, la mort de l’autre est présente à tout moment et ne se réduit pas au seul instant de l’acte.
Certes, l’acte est à l’évidence l’instant crucial pour le juriste, car sans cet acte, le crime n’aurait pas lieu. Mais si l’on accorde un quelconque crédit à la recherche empirique sur les crimes de masse, alors il convient de remarquer que du point de vue des acteurs, l’acte de tuer n’est pas, en soi, le moment charnière de leur existence. Il compte bien sûr, mais guère plus que tant d’autres moments de la journée où, même si ces hommes ne sont pas en train de tuer, ils s’y préparent ou vaquent à des occupations diverses qui sont parfois en rapport avec le moment de la mise à mort, notamment logistique, soit sont sans rapport, comme manger, dormir, se déplacer, mais qui demeurent rythmés par les séances de mise à mort.
En fait, dans la vie quotidienne d’un exécuteur, la mort de l’autre est présente à tout moment et ne se réduit pas au seul instant de l’acte. C’est cela qu’il convient d’analyser avec précision. Il s’agit bien moins de penser l’ordinaire comme une catégorie ontologique, que d’interroger empiriquement la vie ordinaire de ceux qui participent à des massacres de masse. Posé ainsi, le meurtre de masse mérite d’être pensé comme un fait social total, au sens classique de la sociologie durkheimienne et maussienne, qui ne saurait se réduire à la sommation des consciences de ceux qui le composent.
Autrement dit, il faut le penser dans toute sa complexité historique, politique, économique et culturelle, bien sûr, mais aussi à partir des complexités individuelles qui s’y agrègent. C’est précisément parce que sans la participation de milliers d’individus, certes plus ou moins consentants, ces crimes n’auraient jamais eu lieu que l’importance des fameux « hommes de mains » des régimes génocidaires est essentielle à la compréhension générale de ces processus.
Il existe toutefois un risque qu’en déplaçant la focale sur ces hommes, leurs attitudes, leurs motivations, ou leurs intérêts personnels, on en revienne à une psychologisation naïve de l’ensemble du processus, tant la pente tautologique n’est jamais bien loin. À l’inverse, revenir sur le rôle déterminant des exécutants directs n’a pas vocation à expliquer le crime de masse. Il s’agit encore moins d’en faire la conséquence d’une quelconque appétence des hommes (ou de certains) à la violence extrême ou à la cruauté. Les raisons du crime sont ailleurs.
Plus modestement, ce détour par les exécutants permet d’élucider les conditions sociales et individuelles qui le rendent exécutable par des hommes. Cette distinction est essentielle. Elle permet d’opérer un premier déplacement du questionnement. Alors que les travaux classiques sur les génocides cherchent à expliquer pourquoi des hommes ont été capables de tuer d’autres hommes sans défense, par centaines, et sans motifs personnels, je propose de tenter d’appréhender les conditions sociales et individuelles qui permettent à des hommes d’être globalement indifférents à la mort des autres.
Qu’il s’agisse des tueurs, de leurs complices, des témoins passifs, des petits cadres, jusqu’aux autorités les plus importantes, tous savent qu’ils participent et donc contribuent d’une manière ou d’une autre à la mort de milliers d’hommes et de femmes. C’est cette même indifférence qui les caractérise. Certes, elle est susceptible d’emprunter des formes différentes, plus ou moins atténuées, plus ou moins actives, plus ou moins sincères.
La sommation des atrocités commises par les plus motivés n’égalera jamais le nombre de morts atteint grâce à l’arme de destruction la plus massive : l’indifférence des exécuteurs et de leurs complices.
Mais une chose semble au moins sûre, aucun de ces hommes et de ces femmes n’a pas fait le choix de se retrancher derrière la résistance passive d’un Bartleby chuchotant timidement : « I would prefer not to ». Je n’évoque pas ici la résistance active et encore moins le choix de la lutte armée. Un certain nombre le firent, mais ce n’est pas de ceux-là dont il est ici question. En effet, parmi tous ceux qui participèrent aux crimes de masse, nombreux, à des rares exceptions près, auraient pu « préférer ne pas » sans grand risque pour leur vie, mais ils ne le firent pas.
Ce sont pourtant ces hommes qui constituent le groupe numériquement le plus important. La sommation des atrocités commises par les plus motivés, les plus endoctrinés, les plus méchants, les plus sadiques, ou les plus pervers, n’égalera jamais le nombre de morts atteint grâce à l’arme de destruction la plus massive : l’indifférence des exécuteurs et de leurs complices.
Or, si celle-ci opère avec une telle régularité, ce n’est pas seulement parce qu’elle s’appuie sur des modèles d’adaptation cognitive. De telles adaptations existent, bien sûr, mais elles s’avèrent bien moins heuristiques que ce que l’on cherche trop souvent à leur faire dire. Objectivée dans des contextes très variés caractérisés par la répétition de situations ou d’événements réputés rarissimes ou à haut potentiel anxiogène, pour ne pas dire traumatique, ce type d’adaptation cognitive atténuerait considérablement la perception de leur caractère « extraordinaire » au profit d’une forme d’habituation qui à défaut de rendre ces situations acceptables les rendrait psychiquement tolérables, c’est-à-dire, moins traumatisantes.
Ce phénomène qui a été largement étudié au sein des forces combattantes a permis d’expliquer pourquoi les hommes parviennent à s’habituer à des conditions de vie extrêmement rudes. La vie dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale en donne un exemple particulièrement saisissant. Lorsque la crasse, le froid, l’humidité, la violence, la peur, l’attente anxieuse jusqu’à la perception quasi constante de la mort deviennent à ce point présentes dans l’univers quotidien des hommes, l’adaptation cognitive permet justement de retrouver un sens de l’ordinaire susceptible d’extraire les hommes de la sidération en leur redonnant les moyens d’accomplir des actions communes et simples, comme manger, boire, fumer, discuter, rire parfois et même se disputer pour des broutilles.
Est-ce de l’indifférence ? Certainement pas, même si cela y ressemble. En fait, face aux horreurs répétées de la guerre, l’adaptation cognitive favorise une sorte de tolérance psychique, c’est-à-dire une perception moins angoissante, mais qui n’altère pas nécessairement la conscience de l’inacceptable, pas plus qu’elle n’estompe les dangers, ou oblitère les enjeux éthiques. Ce que le psychisme parvient à tolérer par le biais de l’habituation, la conscience, quant à elle, conserve la capacité d’y rester réfractaire.
L’adaptation cognitive qui permet de faire face à des situations extrêmement éprouvantes, voire de s’y habituer, comme la guerre, les violences extrêmes, n’est justement pas synonyme d’indifférence. Les récits poignants des poilus de la Grande Guerre, par exemple, fourmillent d’exemples où le narrateur concède avec émotion « qu’à force on s’y habitue », « on fait avec » « on n’a pas le choix » auquel succède systématiquement l’expression d’un sentiment d’indignation[1].
Double indignation devrais-je dire. Indignation devant les horreurs de ces guerres et indignation d’avoir finalement réussi à s’y habituer. Les témoignages des jeunes combattants de la Grande Guerre sont, à ce titre, particulièrement éloquents. On y découvre comment le baptême du feu est une expérience irreprésentable où l’angoisse, c’est-à-dire une peur panique, sidérante et susceptible d’entraîner une paralysie physique et psychique, traduit l’effroi ressenti devant l’ignorance absolu du primo-combattant face à ce qui l’attend. C’est d’ailleurs moins la réalité des combats qui provoque cette angoisse inaugurale, que l’insoupçonnable réalité de l’expérience qu’il va vivre.
Si cette indifférence des exécutants n’est pas le simple produit d’une attitude cognitive, c’est parce qu’avant toute chose, elle est politique et sociale.
Certes, le sujet s’attend à voir ce qu’il croit déjà connaître des choses de la guerre, mais il ignore, c’est-à-dire, qu’il n’en a même pas l’idée, comment son corps et son esprit vont réagir dans cette expérience. Pourtant, passée cette première initiation, et à mesure que l’expérience se reproduit, l’ignorance du premier feu cède la place à une représentation des dangers et à une représentabilité des émotions que le sujet s’apprête à vivre. Dès lors, la panique s’estompe au profit de la peur ou de l’inquiétude et offre ainsi la possibilité d’en anticiper les effets, de s’y préparer jusqu’à pouvoir la contenir, pour enfin la dépasser dans le combat, dans la solidarité avec les compagnons d’armes, ou dans la réalisation d’un acte héroïque, pour certains.
Rien de commun avec les récits souvent déconcertants des auteurs de crime de masse. Dans leurs cas, l’indifférence précède l’habituation. Aucune panique inaugurale, aucune irreprésentabilité de ce qu’ils vont devoir faire, aucun danger palpable mettant leur vie en jeu. Rien, si ce n’est peut-être la surprise de ne pas avoir ressenti grand-chose la première fois. Car c’est à la longue qu’ils s’épuisent, lorsque la répétition des gestes, la fatigue physique et le dégoût des conditions d’exécution s’accumulent au point de leur donner la nausée.
À l’instar des exécuteurs du 101e bataillon de réservistes de la police allemande, décrits par Christopher Browning, qui noyèrent leur fatigue et leur dégoût dans l’alcool après de longs mois de tueries. Mais ce n’est sans doute pas leur conscience ni leur psychisme qui les poussèrent à bout. La lassitude, bien plus, aura eu raison de leur indifférence inaugurale à l’égard de leurs victimes. En disant cela, il ne s’agit pas simplement d’accabler ces hommes.
Leur part de responsabilité est, certes, indéniable, comme l’est leur culpabilité et ils méritent tous de répondre de leurs actes devant la justice des hommes. Mais une fois cela dit, il reste indispensable d’analyser le comment. C’est-à-dire le contexte dans lequel cette indifférence trouve son moyen d’expression le plus général et le plus ordinaire. Or, à l’évidence si cette indifférence n’est pas le simple produit d’une attitude cognitive, c’est parce qu’avant toute chose, elle est politique et sociale.
L’indifférence à l’égard de la mort de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants s’inscrit dans une organisation sociale complexe où l’administration de la vie sociale est entièrement régie par la séparation et l’élimination physique d’une partie de la population. Autrement dit, une politique sociale où l’économie de la mort règne sans partage, agissant comme le principe organisateur de l’ensemble des prérogatives de ceux qui détiennent le pouvoir. C’est précisément ce que la notion d’administration de la mort permet d’analyser.
En effet, l’administration de la mort correspond à l’organisation quotidienne de la « vie » de toutes les populations placées sous l’autorité du régime, et pas seulement celles des groupes persécutés. L’exercice du pouvoir, la manifestation de sa puissance et de son autorité s’expriment très précisément à travers cette organisation générale où toutes les tâches quotidiennes qui sont, de près ou de loin, en lien avec la mort relèvent très directement de la compétence de l’État, de sa hiérarchie et de son administration. Mais à chaque niveau tout le monde sait ce qu’il en est. Chacun est conscient du rôle qu’il joue et connaît parfaitement bien l’issue fatale réservée à ceux qui figurent sur leurs listes. Et ils le font.
Revenir sur l’ordinaire, consiste dès lors à réintroduire le quotidien dans l’analyse des événements majeurs, tels qu’ils se dévoilent à ceux qui les vivent dans l’instant ou dans l’après-coup immédiat, à une époque où les choses que l’on condamne aujourd’hui étaient acceptées pour ne pas dire valorisées et qu’elles s’accomplissaient aussi facilement que d’aller à l’usine, au bureau, ou encore à l’université.
NDLR : Richard Rechtman vient de publier La vie ordinaire des génocidaires, Paris, CNRS Editions, 2020