Art Contemporain

De l’innocence d’une œuvre d’Adel Abdessemed

Historien de l'art

Le 8 mars était inaugurée, au Musée d’art contemporain de Lyon, l’exposition Adel Abdessemed, L’Antidote. Le 14 mars, après un déchaînement sur les réseaux sociaux contre une œuvre représentant des traitements indignes infligés à des poulets, était annoncé le retrait, avec l’accord de l’artiste, de cette pièce vidéo, Printemps. Une nouvelle occasion de défendre l’art.

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Tout aura été question de flammes. Flammes haineuses, flammes calomnieuses, flammes infâmes, flammes mesquines, flammes minables, flammes avec de grands retours de flammes, flammes qui enflent et flammes qui renflent, flammes qui s’auto-engendrent. L’incendie aura pris, évidemment. Grand bûcher plein de vanités rougies et de peu d’orgueil, feu sans joie où chacun est venu jeter de l’huile afin que l’œuvre d’Adel Abdessemed, cet « insurgé de la poussière », pour reprendre les splendides mots que lui réserva Hélène Cixous dans un livre décisif, soit réduite en cendres. Des flammes, et des flammes. Partout des flammes. Des flammes pour ce nouvel autodafé, des flammes chez un artiste cracheur de feu, des flammes dans une œuvre qui, le temps de quelques jours, aura pu enfiévrer nos cœurs trop serrés de voir ainsi l’invisible avant d’embraser, éruptive comme la gueule du Stromboli, une meute pleine de colère, une meute hurleuse réclamant qu’on lui offre des têtes, des excuses et des coupables. Comme aux plus beaux jours.

Fascination

L’œuvre ? Printemps est son nom. Fut son nom, puisqu’elle a survécu cinq jours lors de l’exposition intitulée L’Antidote, au Musée d’art contemporain de Lyon. La matrice : une vidéo montrant des poulets, suspendus par les pattes, brûlés vif par des flammes incendiaires. Les bêtes se débattent, piaillent, supplient, hurlent à la mort, contre la mort. Montée en boucle, cette matrice, réalisée en 2013, était répétée en plusieurs séquences juxtaposées afin que fussent recouverts intégralement les murs hospitaliers de cette salle peuplée par les cris et l’effroi. De cette salle violente, le visiteur ne sortait pas indemne. Il était difficile d’y rester, d’y tenir. Les entrées ressemblaient à des issues de secours. Cette offense faite au(x) vivant(s) était difficilement soutenable. Mais on restait. On restait sans voix, on restait pétrifié, on restait car se jouait là une barbarie au visage absent, et pourtant si familière. On restait car nos paupières fermées, présumait-on, garderaient longtemps incrusté le souvenir de ces battements d’aile et de ces spasmes endurés. On restait car on voulait comprendre – ce que l’on voyait et pourquoi l’on restait.

D’autres œuvres, souvent les plus grandes, ont ce pouvoir médusant. Elles nous viennent, pour ne pas même citer les écrivains, de Jérôme Bosch, d’Hans Holbein le Jeune, d’Artemisia Gentileschi, d’Eugène Delacroix, d’Otto Dix, d’Alberto Giacometti, de Zoran Music, de la nuit profonde des temps. Elles ont ce pouvoir d’infliger à nos yeux l’effroi innommable, la violence archaïque. Christ mort, tête décollée, Sardanapale cruel, silhouette d’outre-tombe, ces œuvres fascinent. Le « fascinus » désigne en latin le sexe masculin dressé. De lui, et il faut relire Pascal Quignard, dérive le substantif « fascination », à savoir la pétrification des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable. Fascinante, cette salle pétrifiait. Certains en sortaient comme épuisés, hagards, médusés. Médusés d’avoir vu. Médusés d’avoir vu ce que l’esprit se refusait encore à voir. Par l’œil, le réel s’impose parfois, surgit souvent. Infuyable. Et Adel Abdessemed explore le pouvoir percutant de la pulsion optique. Il sait qu’il faut souvent voir pour enfin le croire. Mieux : il ne suffit pas de voir, il faut oser voir, oser voir vraiment ce que l’on voit. Pour être fasciné ou médusé, il faut oser aller voir.

Sympathie

Or, qui est allé voir les œuvres de l’artiste depuis des années a vu, assurément, comment et combien celui-ci a lié la vie (et la mort) des hommes et des bêtes, les a rendus solidaires, frères, partenaires, coreligionnaires, amis « sans arche » d’une même histoire torrentueuse où souvent le bât blesse, le fort cogne, le méchant étrangle, le salaud broie.

Par le charbon et sur le papier, Adel Abdessemed a dessiné mieux que quiconque le regard de l’âne et l’aile du pigeon. Il a regardé, comme personne avant lui, un chat lapant du lait, un cochon tétant le sein d’une femme. Sans complaisance, sans morale, sans préjugé, sans cynisme, sans cartel explicatif, sans note d’intention, sans d’autre langue que la forme, sans discours inutile, trop souvent assorti à l’œuvre pour la prémunir de son incomplétude. Sans goût pour la transgression ou le grabuge. Sans volonté de nuire, en toute innocence. « Humanité des bêtes », « animalité des hommes » : ces mots, il ne les a pas même tenus. Adel Abdessemed montre, tout simplement. Il exhibe, il re-présente ce que le monde lui présente. Ni plus, ni moins. C’est déjà beaucoup. Adel Abdessemed souffre avec les vivants et les morts, qui souvent se rejoignent sur les équateurs de ses œuvres. Il souffre avec, étymologiquement il sympathise avec eux, avec nous. Se souvient-on seulement qu’il s’infligea récemment une même épreuve du feu, au titre éloquent – Je suis innocent (2012) ? Se souvient-on que, pour cette œuvre emblématique, il se transforma lui-même en torche humaine, identique à cette idole tunisienne des printemps arabes, passée fameuse pour avoir mis le feu aux poudres, semblable à ces poulets immolés ? Qui, en regardant ses dessins, ses vidéos, ses installations, ses yeux, ses mains, en relisant les textes majeurs que lui réservèrent Hélène Cixous, Élisabeth de Fontenay et Julia Kristeva, pourrait douter que cet artiste est du côté du sang des bêtes ? Qui, face à ce sublime Printemps, put se croire vraiment dans une salle obscure ?

Illusionnisme

Certains l’ont cru, apparemment. Un premier, qui « posta » un « message » sur un « réseau social », relayé par un deuxième, puis un troisième, puis des dizaines, puis des centaines, relayés par des associations luttant pour la cause animale, relayés par des figures de proue desdites associations, relayés par des milliers, par des dizaines de milliers, par des racistes, par des partisans des poulets, par des contempteurs des flammes, des Arabes, de l’art contemporain, de la liberté d’expression. Marabout-bout de ficelle de la rumeur pouacre, du bruit nauséabond, cacophonie des causes, des militants, des milices, des procureurs masqués, des vengeurs anonymes, grande vague noire déferlant, mégaphones et extincteurs à la main, pour éteindre ces flammes infernales. Chaos du brouhaha, tyrannie de l’affect, retour de l’ordre moral. Unanimité comminatoire qui inflige un juste milieu, donc un « milieu juste », et impose à l’artiste de répondre, de répondre de ses actes, qui sont pourtant une réponse, qui sont même, la réponse, la seule qui vaille. L’artiste doit ainsi répondre de sophismes scabreux et de syllogismes immondes qui le verraient cautionner la violence à l’endroit des animaux. La meute pointe du doigt, assigne l’autre, le somme de se justifier, de montrer, lui le natif d’Oran, patte blanche. « Je suis innocent », dit Adel Abdessemed, qui en vient à fournir des certificats de bonne conduite, à prouver l’innocuité de ces flammes, l’innocence de son feu. Ce sont des « effets de cinéma », dit-il calmement. Qu’importe, crie la meute, ce sont « des effets de réel ». Et cela est d’autant plus insupportable.

Car, ici, l’illusionnisme est un crime supplémentaire ; il fait comme si c’était vrai. Nous en sommes là. Encore là. Si Ingres avait peint les mêmes scènes barbares qu’Otto Dix, c’eût été pire. Se souvient-on pourtant que La Tranchée du peintre allemand, lorsqu’elle fut présentée en 1923 au Wallraf-Richard Museum de Cologne, suscita une fureur telle qu’on la recouvrit d’un rideau ? Même sort pour L’Origine du monde de Courbet, que le diplomate Khalil Bey dissimula derrière un rideau vert ? Trop réaliste, donc blasphématoire, La Crucifixion de Nikolaï Gay, aujourd’hui à Orsay, dut être retirée de la vingt-deuxième exposition des Ambulants, au crépuscule du XIXe siècle. Publique ou domestique, la censure frappe souvent les-œuvres-qui-forcent-à-voir. C’est ainsi.

(En 1857, Madame Bovary est accusée d’« outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». La même année, Les Fleurs du mal sont condamnées non par des associations de défense des tulipes ou des glaïeuls, mais pour « offense à la morale religieuse ». Encore. Il faudra attendre 1949, cinq ans après le droit de vote des femmes, pour qu’un arrêt annule cette condamnation et rende justice à une œuvre diablement belle et à un éditeur courageux. Le nom de ce dernier ? Poulet-Malassis…)

Recueillement

Un chat est un chat et, s’il rentre dans un livre, s’il passe devant une caméra, s’il devient marbre ou pastel, il devient autre chose qu’un simple chat. Le lieu de la création n’est pas une zone de non-droit, c’est un autre espace – axiologiquement, symboliquement, moralement, juridiquement. C’est un espace dans lequel germent des meurtres, des résurrections, des crimes, des châtiments, des larcins, des invraisemblances, des singeries naturalistes, des prestidigitations optiques, des pirouettes rétiniennes, de vrais mensonges, des anachronismes, des utopies, des temps retrouvés. C’est un espace où des êtres revivent à jamais, plus vrais que nature, que leur stricte nature. C’est une taxidermie splendide, c’est la sédition dans l’ordinaire des jours.

Adel Abdessemed ne travaille pas pour « Envoyé spécial » ni pour L214, cette noble association de protection animale, dont Printemps aurait même pu devenir un étendard merveilleux (c’est dire l’objet du mal entendu – en deux mots – alors que montent le bruit et la rumeur). Du reste, Adel Abdessemed ne travaille pas, il œuvre. C’est tout. C’est Tout. Abattage de chevaux, étourdissement de poissons : il nous montre ce que (nous) fait le monde. Il nous méduse, il nous fascine. Dans cette salle noire, devant ces poulets humains, trop humains, certains n’y ont vu que du feu, que des flammes, que des flammes sur l’écran, qu’un écran de fumée. Or, en ce musée, en cette pièce pleine de recueillement, il n’était pas question de se repaître, mais de se repentir, d’avoir peur, et peut-être même d’avoir honte. Non pas d’Adel Abdessemed, mais de notre monde. Retirée « sans regret » par l’artiste, ce Printemps attend son lieu et son droit, une autre institution et d’autres équinoxes.

Présentée lors de sa grande rétrospective au Centre Pompidou, Hope (2011-2012) figurait une gigantesque barque de fortune saturée de sacs poubelles moulés en résine. Ces migrants réifiés, ceux-là mêmes qui vont rejoindre des jungles, avaient beau être entassés comme des bêtes, la meute n’aboya pas…


Colin Lemoine

Historien de l'art, Écrivain