Des nouvelles de l’Après littérature – sur Le Jour où le désert est entré dans la ville de Guka Han
Tout débute comme à l’aune d’un désastre irréversible mais demeuré sans nom parmi les hommes. Un désastre, reculé à l’aube imprononcée du texte, quelque part avant que le livre ne commence, comme si un désert avant le livre avait envahi la ville et avait, intrépide et aveugle, laissé les femmes et les hommes dans une déshérence sans nombre. Telle est, nue et hagarde, la situation première, l’urzene d’écriture, de Guka Han dans son splendide Le Jour où le désert est entré dans la ville, son premier texte paru en cette rentrée d’hiver aux éditions Verdier dans la collection « Chaoïd ».
Jeune auteure née en Corée du Sud et installée en France depuis 2014 dont elle parle et écrit désormais la langue, Guka Han déploie d’emblée, à l’entame de son récit, le destin noir d’un monde comme naufragé à lui-même, un monde déchiré d’absence, creusé d’un monde d’après-monde – où, décidément, un cataclysme s’est produit. Pourtant, depuis sa toute violence, il reste innommé car, est-il dit, « personne ne sait comment le désert est entré dans la ville. »
Se dessine alors, depuis le premier chapitre (ou la première nouvelle ?) « Luoes », une puissance cataclysmique qui va traverser tout les chapitres suivants, et qui, dans une sorte de folie irrépressible, innerve la parole depuis une poétique de la catastrophe. Nous sommes dans un Après, un grand Après – de celui qui, depuis quelques années maintenant, traverse la littérature contemporaine et peut, comme je l’ai mis en lumière dans Après la littérature, trouver dans la langue son nom d’Après littérature : de post-littérature.
Mais qu’en serait-il plus précisément chez Guka Han de cette post-littérature qui, d’Antoine Wauters à Célia Houdart en passant par Julia Deck ou Tanguy Viel, dresse une littérature d’après la littérature, une littérature qui, avec vigueur, entend revenir de toutes les morts pour clamer combien le vivant appartient à ceux qui demeurent ? Elle débute dans cet Après qui voit le monde jeté dans une somme de ruines. Les paysages du Jour où le désert est entré dans la ville sont autant de paysages ruiniformes, en déliquescence où les narrateurs sont remis à l’errance continue de ce qui reste.
De « Luoes » jusqu’à « Pyromane » en passant par « Fugue », les brefs récits qui constellent l’ensemble du Jour où le désert est entré dans la ville mettent en évidence de grandes fragilités d’existence qui cherchent à prendre voix dans un monde comme effondré à lui-même. Tout n’obéit là, à perte de vue et à longueur d’horizon, qu’à une zone d’apocalypse où le monde sensible ne cesse d’être remis à une déliquescence constante.
La langue française, sous la plume de Guka Han, paraît être une langue tenue comme le cœur le plus noir d’une étrangeté infranchissable à soi et aux autres.
Comme s’il s’agissait ici d’un univers s’écrivant après Volodine, Guka Han dévoile un monde de la demi-matière, qui répond d’un épuisement atomique, où le désert, ce n’est plus de la terre ferme, mais un sol qui se dérobe. Mais un sol qui n’est plus constitué que de restes d’atome, de la poussière ou encore des flocons, entre existence ténue et disparition prochaine. Comme si Guka Han écrivait depuis un univers pétri d’une post-matière pour un post-monde.
Et sans doute, ce moment d’atermoiement où même « l’obscurité semble faite de grains qui pèsent sur vos paupières » répond-t-il plus largement d’un personnage-narrateur multiforme qui court de chapitre en chapitre ou de nouvelles en nouvelles. Car, à la vérité, dans ce texte si singulier, chaque voix narrative paraît être en déshérence, dans un état miné d’inquiétude : ainsi que l’écriture, la voix en particulier, naît de cette manière d’être inquiété au monde, un monde vécu comme à la fois familier et pourtant profondément méconnaissable.
Les narratrices et narrateurs se voient comme frappés d’une double stupeur. Au bord d’une aphasie dont ils paraissent revenir chacune et chacun avec tremblements, ils installent au creux de leurs gestes et de leurs humeurs dévoilés un double mouvement : tout d’abord, un stupéfiant sentiment de non-être à soi et enfin la stupeur d’entendre sa voix parfois errer hors de soi.
Un sentiment, en premier lieu, de non-être à soi : tel est le constat qui ne peut manquer de frapper quand chaque chapitre installe son protagoniste vocal comme une zone d’atermoiements ontiques. Qui sont ces personnages ? Indifféremment des hommes ou des femmes qui précisément sont à la dérive, traversent le monde comme une épopée immobile, une existence abandonnée, comme marginale, à l’image de ce narrateur-clochard qui traverse la ville dans un métro tenu comme métronome d’un vivant mécanisé.
Qui sont encore ces personnages ? Indifféremment des êtres tout entier tournés vers le dehors en ruines qu’ils observent, un dehors autrefois glorieux qui tombe en déliquescence sous leurs yeux comme cette jeune fille qui observe, taiseuse, la trajectoire d’abord lumineuse puis frappée de sa déchéance de sa camarade de classe. Qui sont donc ces personnages ? Peut-être rien d’autre que des présences spectrales qui ont des fantômes les voix libres, acorporelles. Peut-être rien d’autre que des fantômes qui, tendrement, reviennent de la mort pour venir redire le monde, des présences diaphanes qui subsistent malgré tout et que les récits de Guka Han se donnent pour mission d’accueillir à la manière d’un film d’Apichatpong Weerasethakul.
Dans l’univers déployé dans chacune des nouvelles déploie s’impose peu à peu le sentiment particulier d’un onirisme qui, entre engourdissement et réveil, envahit narratrices et narrateurs. Tous les récits, spectraux, paraissent dès lors s’établir comme dans un rêve où tout semble à la fois déréalisé et étrangement réel pourtant comme si aux rêves répondait une certaine spectralité, celle du devenir fantôme des personnages.
Qu’on se saisisse ici notamment d’« Einmal » où, depuis une puissance fantastique et une inquiétude permanente, tout paraît ainsi revenir d’une très grande disparition, où constamment le monde s’éprouve fantôme et l’homme spectre : « Je me suis dit que cette ville était une ville fantôme et qu’en y séjournant, je prenais le risque de venir moi-même un fantôme. Puis j’ai pensé qu’au fond, j’en étais peut-être déjà un. »
À ce sentiment du fantôme de soi vient s’ajouter le second temps de la stupeur de personnages qui consiste à entendre leurs voix comme déréalisées d’eux-mêmes – ou bien plutôt : des personnages si étrangers au monde qu’ils n’oublient pas qu’ils sont d’abord comme étrangers à la langue qu’ils articulent et qu’ils traversent comme un souvenir vide. Tout n’obéit là encore qu’à la déliquescence de ce qui ne tient plus et a comme renoncé à soi mais qui, cette fois, prend l’expression de l’expression même. Car, ce qui paraît également remarquable et permet de tisser le lien d’une nouvelle l’autre, c’est la position même de cette voix narrative devant la langue.
À l’instar de Yoko Tawada, également publiée chez Verdier les instances narratives du Jour où le désert est entré dans la ville glissent d’une langue à l’autre. S’y forme une manière de peuple de voix qui, chacune, parlent depuis un exil. De « Canicule » jusqu’à « Fugue » en passant par « Ouïe », chaque voix narrative traverse les différents textes comme si chacune de ces voix surgissait, presque à la dérobée, comme le fugitif d’une langue impossible. La langue française, sous la plume de Guka Han, paraît être dans un état de traduction simultanée, elle-même comme en exil, elle-même comme dans une Après langue généralisée, une langue tenue comme le cœur le plus noir d’une étrangeté infranchissable à soi et aux autres.
À cette voix d’Après littérature viendrait s’ajouter, comme en écho à Volodine et son Terminus Radieux, une forme même de post-littérature mais d’une post-littérature elle-même portée à son point d’incandescence même, Volodine dont Guka Han confiait à Diacritik : « C’est une sorte de chaman qui fait se croiser les vivants et les morts dans un monde à la fois sombre et drôle, comme dans les films d’Apichatpong Weerasethakul. »
Il ne s’agit peut-être pas tant d’une suite de huit nouvelles que de chapitres d’une narration élastique, déformée.
Ici encore la voix ne sait plus où elle se trouve – la forme ne cesse de se déformer ou comme il est dit d’emblée : « Quand je pose la question, on me répond toujours par un avant ou un Après qui me laisse à chaque fois plus perplexe. » Hésitation jusqu’à l’exténuation, hésitation et dubitation d’un récit qui, dans sa stupéfiante puissance de diction, choisit de se situer après tous les récits, de trouver une double forme où s’éprouve là encore la science du désastre, l’entrée du désert.
Dans Le Jour où le désert est entré dans la ville, le premier état formel, qui revient de la littérature et en donne la carcasse, tient sans doute aucun à la manière dont chacun des récits qui composent le livre peut être une nouvelle comme revenant de la nouvelle même. Brève, très brève, la nouvelle ou le chapitre cursif ne peut encore manquer ici de se tourner vers une filiation d’Après monde, celle de Volodine. Une filiation volodienne non plus uniquement sensible, favorisée par la peinture d’un univers de l’abandon et de la déréliction qui paraît faire écho au monde post-exotique, fatigué et apocalyptique que dépeint de Volodine dans Dondog notamment. Une filiation générique cette fois tant l’art du récit bref de Guka Han paraît rejoindre les narrats de Volodine, récits tout en brièveté, en bribes de récits qui peuvent se lire à la fois comme chapitres ou nouvelles à l’enseigne des Anges mineurs.
Mais, au-delà de l’hommage à Volodine, se signale formellement ici une appétence pour une Après forme même du récit : narrats, certes mais chapitres peut-être aussi. Le Jour où le désert est entré dans la ville se tient-il ainsi devant nous comme un recueil de nouvelles ou s’agit-il bien plutôt d’un roman ? La question demeure aussi entière que féconde et neuve formellement tant il s’agit peut-être donc non pas tant d’une suite de huit nouvelles que de chapitres d’une narration élastique ou, en écho à l’exergue de Jowall, d’une narration déformée.
Ainsi faudrait-il sans doute plutôt appréhender cet ensemble comme une suite romanesque de chapitres dont la voix narrative se plaît à de constantes métamorphoses, tantôt homme, tantôt femme, tantôt enfant, tantôt vieillard : par sa rare élasticité générique, Le Jour où le désert est entré dans la ville consacre une manière d’Après roman qu’il est absolument enthousiasmant de découvrir avec Guka Han sous sa forme conjointement la plus éclatante et sombre.
On devrait alors le dire ainsi pour finir : il faut absolument découvrir Le Jour où le désert est entré dans la ville tant Guka Han y déploie, à neuf, le sens nu et lumineux d’une Après littérature dont elle livre la formule de récit la plus accomplie, celle qui sommeille depuis bientôt un siècle dans cette sentence de Benjamin : « Ce qui attire le lecteur vers le roman, c’est l’espérance de réchauffer sa vie transie à la flamme d’une mort dont il lit le récit. » C’est de cette flamme ardente que Guka Han livre ici le feu flamboyant.
Guka Han, Le Jour où le désert est entré dans la ville, Verdier, « Chaoïd », 2020, 128 pages