Politique

Politique ambiance Gogol

Conseiller municipal de Fleury-Mérogis, Enseignant

Le rapport entre les Âmes mortes de Gogol et les élections municipales ? Les projets, de Tchitchikov d’un côté, d’improbables candidats de l’autre, d’enrichissement sur le vide. La récupération du vocable de « citoyens » par autant d’édiles rompus aux logiques électorales en est un significatif exemple : défendons-nous de ces logiques de confiscation, pour reconquérir le politique.

Dans son livre Les Âmes mortes, le célèbre écrivain russe raconte l’histoire d’un homme qui parcourt son pays afin d’acheter à vil prix des paysans-serfs décédés, que l’administration fiscale considère encore comme vivants. Tchitchikov, héros ambigu, espère ainsi s’enrichir par un jeu d’écriture qui pourrait rappeler nombre de montages financiers contemporains. Une arnaque basée sur du vide.

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En relisant ses pérégrinations, nous n’avons pu nous empêcher de dessiner un lien avec l’époque que nous vivons et plus particulièrement avec la campagne des élections municipales françaises qui se dérouleront dans quelques jours. Si la question des épidémies traverse l’ouvrage, c’est bien le projet de Tchitchikov d’enrichissement sur le vide qui concentre notre attention – et ce potentiel de comparaison.

L’heure des caméléons

Le scrutin municipal qui vient aura été marqué, plus que jamais, par la dissimulation quasi systématique des partis politiques et des étiquettes qui s’y associent. Aucun camp n’est épargné, ou presque. Il y a bien sûr pour chaque dissimulation des raisons particulières, locales et nationales, qu’on comprend bien.

Les improbables candidats LREM d’hier, souvent en place grâce à leur intégration expresse au parti présidentiel il y a trois ans, espèrent cette fois échapper à l’impopularité de l’exécutif en faisant apparaître ce dernier le moins possible.  Plus à droite, les républicains ne savent plus trop quoi faire d’un parti dépouillé par Macron et traumatisé par l’épisode Fillon. Soyons honnêtes : c’est sans doute à gauche que les étiquettes sont les plus mortes. Qui oserait aujourd’hui brandir le poing et agiter la rose pour « conquérir » une municipalité ? Même le clivage gauche/droite n’apparaît plus dans les campagnes électorales que par intermittence.

Conséquence de cette épidémie, tout le monde est « citoyen(ne) ». Et comme dans le livre de Gogol, où Tchitchikov s’informe sur les épisodes de maladies collectives et autres drames avant ses entretiens avec les propriétaires terriens susceptibles de lui vendre des âmes mortes, les stratégies se calquent sur des contextes plus ou moins abîmés du point de vue démocratique.

A Fleury-Mérogis (91) par exemple, où l’élection municipale est la deuxième en deux ans, suite à la démission sans préavis de l’ancien maire de la ville, le spectre citoyen ouvre sur une alliance (de partis) bien large, des communistes aux militants LR locaux, sur une liste qualifiée de « pleinement citoyenne » en se présentant à la population comme « sans étiquette ».

A Évry, sur cette 1ère circonscription de l’Essonne, qui a elle aussi connu la valse des candidatures et des élections, la récupération citoyenne prend les contours d’un grotesque qui aurait sans aucun doute plu à Gogol : sous le sigle d’une liste intitulée #OnEstEnsemble, le maire (ex-LR et toujours Vice-Président de Valérie Pécresse à la Région) Stéphane Beaudet, installé par Francis Chouat (ex-PS) a reçu le soutien tout à fait spontané d’une « gauche diverse, socialiste, communiste, écologiste, qui refuse de s’enfermer dans les étiquettes ». Tout cela, puisqu’il n’y a pas de hasard, sur les terres d’un Manuel Valls dont le retour d’exil auprès d’Emmanuel Macron est plus que jamais d’actualité (et là on passe chez Tourgueniev, côté Père et fils).

Spéculer sur les citoyens

Cet usage à vide du vocable citoyen se manifeste aujourd’hui par ce que nous identifions comme un dévoiement des expériences politiques critiques qui avaient émergé à l’échelle locale depuis le début des années 2000.

Quand en 2001, l’association Tactikollectif, ancrée dans les quartiers populaires de Toulouse, a fait irruption sur la scène électorale locale avec la liste Motivé-e-s (faisant également date dans la communication politique avec une affiche revendiquant l’écriture inclusive), son succès s’est fondé sur l’investissement vertueux de cet espace critique au sein du champ politique, révélant notamment la continuité des luttes politiques des quartiers et de l’immigration. À ce moment, le jeu politique s’ouvrait concrètement à de nouveaux « citoyens », tant du côté des candidats que de l’électorat. De même, l’expérience du collectif Émergence aux élections Régionales de 2010, puis la dynamique des « listes citoyennes indépendantes » qui sont nées dans de nombreuses villes populaires aux élections municipales de 2014, et dont certaines revendiquaient la continuité politique avec les révoltes de 2005, ont enrichi l’espace démocratique français. Ces démarches politiques avaient la particularité d’invoquer la dimension « citoyenne » de leur rassemblement pour s’adresser à un public éloigné du jeu politique traditionnel, faisant le pari d’une extension du domaine du vote et d’une hausse de la participation, notamment sur certains territoires où l’abstention était structurellement importante.

Là où des démarches citoyennes revendiquées comme telles face au champ politique institué avaient produit une conflictualité salutaire pour le jeu démocratique, exprimant en France une dynamique par ailleurs à l’œuvre à l’échelle mondiale, elles se retrouvent aujourd’hui noyées par cette appropriation généralisée qui, comme nous avons tenté de le montrer, confine souvent à l’absurde.

Cette situation n’a malheureusement pas la saveur de la quête immatérielle de Tchitchikov. En creux se dessine une baisse bien réelle de la participation et un face-à-face entre Emmanuel Macron et l’extrême-droite, qui apparaît chaque jour plus inéluctable. Car derrière cette absence apparente de conflictualité, c’est une violence sans précédent qui s’exerce à l’égard du mouvement social et plus largement de toute tentative de critique. La réduction du débat politique à une alternative entre le pouvoir actuel et le spectre de la dictature laisse croire à la mort de la politique. Jusqu’à un certain point. Car dans notre démonstration, nous n’oublions pas qu’à ce jeu de la disparition de la politique, le seul espace qui semble se consolider concrètement « en tant que Parti » et avec un contenu idéologique identifiable est bien le Rassemblement National.

Récupérer la politique

En tant qu’élus, nous avons toujours combattu la prise de distance à l’égard de la politique au motif de ce mot fourre-tout qu’est « la récupération » : dans un régime représentatif, la porosité entre le champ politique et ce qui émerge à l’extérieur de celui-ci, est une réalité qu’il ne faut pas esquiver. Au contraire, elle peut tout à fait être un phénomène positif qu’il faut accueillir et protéger : quand une association décide de sauter le pas de la participation aux élections, elle ne se « salit » pas nécessairement. Il s’agit bien d’apprendre et d’entretenir cette capacité d’affrontement, de maîtrise des logiques du champ politique.

Au XXe siècle, une nouvelle lecture des Âmes mortes a présenté le roman comme la description d’une société en train de s’effondrer, à l’avant-veille de la révolution de 1917, à travers cet homme voulant « bâtir sa félicité sur une abstraction, dans des villes de haine, de somnolence, d’angoisse et de drame »[1].

Serions-nous dans une situation équivalente ? Que des édiles rompus aux logiques électorales se conduisent de manière si grossière, comme s’ils étaient dans un pays de morts-vivants, doit en tout cas nous alerter sur l’état général de notre société. Sa capacité de résistance est mise à l’épreuve.

Il faut absolument récupérer la politique : cela passe par se récupérer soi-même de ces tentatives permanentes de confiscation, pour revendiquer la politique comme moyen de se défendre et défendre le monde autour de nous.

C’est le bon moment.

 


[1] Nous reprenons ici les mots d’Henri Troyat, prononcés en 1953 sur la chaîne nationale, à propos des Âmes mortes et Gogol.

Abdel Yassine

Conseiller municipal de Fleury-Mérogis

Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Notes

[1] Nous reprenons ici les mots d’Henri Troyat, prononcés en 1953 sur la chaîne nationale, à propos des Âmes mortes et Gogol.