Justice

Triste banalité de l’exception antiterroriste

Historienne et politiste

Aussitôt après l’attentat de Trèbes, certains dirigeants politiques, à l’extrême droite mais aussi à droite, n’ont pas hésité à réclamer encore plus de fermeté, encore plus de dérogations au droit commun pour lutter contre le terrorisme. Sempiternelle surenchère dont on peut déjà, depuis longtemps, mesurer l’inefficacité et percevoir les pièges.

Les gouvernements français ont toujours réagi au terrorisme par l’adoption de législations d’exception, la liste est longue et remonte à la fin du XIXe siècle : les attentats anarchistes ont conduit dès cette époque à l’adoption des « lois scélérates » et, surtout, à l’émergence de cette infraction pénale qu’est « l’association de malfaiteurs », devenue centrale aujourd’hui. Puis le terrorisme d’extrême droite pro-Algérie française a permis au général de Gaulle de multiplier, dès 1958, les juridictions d’exception dont la Cour de sûreté de l’État (1963-1981), cette dernière ayant inculpé plus de 5 000 activistes en 18 ans. Ça continue avec les très nombreux attentats des années 1980 commis par Action Directe ou le Front populaire de libération de la Palestine, qui ont donné naissance aux premières législations spécifiquement antiterroristes, notamment celles de 1986 qui ont (ré)instauré de multiples dispositifs dérogatoires au droit commun (garde à vue prolongée, système d’incrimination spécifique, magistrats spécialisés, cours d’assises sans jurés, etc.). Dans les années 1990, suite aux attentats du Groupe islamique armé (GIA), le renforcement de l’arsenal antiterroriste marque une rupture dans la manière d’envisager le terrorisme avec l’adoption en particulier de deux lois : celle du 22 juillet 1992, qui insère les actes de terrorisme dans le nouveau Code pénal de 1994 pour en faire des infractions autonomes et plus sévèrement jugées, et surtout celle du 22 juillet 1996 qui permet désormais de criminaliser de multiples comportements dit « périphériques », et en particulier des incriminations de soutien au terrorisme, et qui crée le délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

À partir de cette date, l’antiterrorisme n’est plus tant réactif que préventif (il s’agit d’empêcher les passages à l’acte, de réprimer les « intentions terroristes » puis de déceler des indices de « radicalisation »), et incarne progressivement une justice d’exception moins judiciaire qu’administrative et policière. Ce que l’on observe depuis les attaques meurtrières contre Charlie Hebdo, à savoir l’adoption et l’empilement successif de législations antiterroristes suite à des événements dramatiques, et l’intégration de l’exception dans le droit commun, s’inscrit donc dans cette histoire française des logiques exceptionnalistes.

Ce qui apparaît alors, c’est une spécificité de l’antiterrorisme qui va trouver, dans chaque situation, la justification de son propre renforcement. Un attentat déjoué est décrit comme prouvant l’efficacité du système répressif et la nécessité d’aller plus avant pour s’adapter à la menace terroriste, avec toujours ces arguments de la « nouveauté » des modes opératoires et de la permanence du danger qui légitiment tout autant l’adoption de « nouveaux » dispositifs d’exception que leur institutionnalisation. De la même façon, un attentat meurtrier démontre les failles du système et l’urgence qu’il y a à légiférer. Tout événement sécuritaire justifie ainsi le renforcement de l’appareil punitif, et ce, dans un mouvement à la fois circulaire et continu que rien ne semble pouvoir stopper. Ni les partis d’opposition, ni les institutions qui devraient jouer le rôle de contre-pouvoirs comme le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État, et qui ne constituent pas de réels freins à l’exception en droit, ni les résistances (politiques, intellectuelles, militantes, etc.) qui, certes, sont de plus en plus nombreuses mais ne parviennent pas à inverser la tendance, encore moins à convaincre une opinion majoritairement ralliée à l’idéologie sécuritaire. Une récente enquête montre, par exemple, que 48 % des personnes interrogées sont favorables à la détention illimitée sans procès, c’est-à-dire sont favorables à la création d’un Guantanamo à la française ; que 25 % sont « d’accord » pour faire arrêter des passant.e.s, au hasard, dans la rue ; et, plus généralement, que 80 % sont prêts à restreindre le(ur)s libertés.

Ce n’est pas tant la restriction de leur liberté qu’accepteraient ces 80 % de personnes interrogées, mais les atteintes aux libertés et garanties fondamentales des autres.

Cette légitimation populaire des mesures d’exception n’a, sauf dans ses proportions, rien d’étonnant. Elle s’explique d’une part par la peur des attentats, et par le caractère discriminatoire de l’antiterrorisme qui ne fait pas craindre à la grande majorité de la population la répression par l’exception. Aussi, ce n’est pas tant la restriction de leur liberté qu’accepteraient ces 80 % de personnes interrogées, mais les atteintes aux libertés et garanties fondamentales des autres : celles des « suspects ». Mais d’autre part, cette acceptation de l’équation « moins de liberté = plus de sécurité » découle des usages politiques incessants des attentats auxquels se livrent divers agents du champ du pouvoir, et, en particulier, les responsables des partis de droite et d’extrême droite.

Le cas de l’état d’urgence est exemplaire de ce point de vue, et éclaire trois dérives ou pièges de l’exception : celui de sa durée (près de 2 ans) ; celui de l’intégration dans le droit commun d’une partie de ses mesures (les perquisitions et les assignations à résidence par exemple), et donc celui de leur banalisation, de leur institutionnalisation et de leur émancipation des événements critiques qui ont justifié leur adoption, ici les attentats meurtriers du 13 novembre 2015 ; et, enfin, la transformation d’un dispositif particulier en un « possible » remobilisable ultérieurement. En effet, lorsqu’une mesure d’exception a été perçue, à un moment donné de l’histoire, comme efficace et opérante pour lutter contre des violences radicales, alors certaines et certains n’auront de cesse de réclamer leur réinstauration. C’est la raison pour laquelle le régime de Vichy ou la guerre d’Algérie, qui sont les deux moments les plus répressifs de l’histoire française, constituent aujourd’hui des réservoirs d’expérience dans lesquels les politiques puisent leurs « idées » en matière antiterroriste. Il en va ainsi de la déchéance de nationalité, des détentions illimitées ou des internements administratifs qui, s’ils ont toujours existé, ont été surmobilisés dans ces années de crise.

Sur ce dernier point, les suites politiques de l’attentat de Trèbes, et la polémique qui s’en est suivie sur les « fichés S », montre comment l’état d’urgence est devenu pour la droite et l’extrême droite le régime répressif d’exception minimum à mettre en place pour lutter contre les potentiels auteurs d’attentat. Quand bien même, nous venons de le dire, certains de ses dispositifs ont déjà été intégrés dans notre appareil punitif. Aussi, ce qui est en jeu ici est l’instauration d’un double état d’urgence : celui déjà présent dans la loi, et celui possiblement réactivé, une demande sécuritaire qui entretient l’idée d’une efficacité propre de l’état d’urgence, qui protègerait davantage les citoyen.n.e.s et permettrait d’éviter les attaques et les attentats.

L’idée que l’antiterrorisme « ordinaire » puisse conduire à déjouer des attaques, ne semble plus ni plausible, ni dicible, ni entendable, comme si seules les dérogations au droit commun pouvaient être un rempart efficace contre le terrorisme.

Rappelons simplement deux chiffres. 23, c’est le nombre de procédures judiciaires ouvertes par le parquet antiterroriste, tandis que plus de 4 500 perquisitions administratives ont été mobilisées. 11, c’est le nombre d’attaques et d’attentats terroristes commis sur le territoire français entre le 13 novembre 2015 et novembre 2017, en plein état d’urgence, dont l’attentat de Magnanville (13 juin 2016), celui de Nice (14 juillet 2016), de Saint-Étienne du Rouvray (26 juillet 2016) ou celui des Champs-Élysées (20 avril 2017). Et si des attentats terroristes ont été déjoués durant ces deux années (32), ils l’ont davantage été pendant l’état d’urgence que grâce à l’état d’urgence, les services de renseignement, la police et la justice continuant bien évidemment de fonctionner sans les mesures attachées à cette situation spéciale. Mais l’idée que l’antiterrorisme « ordinaire », lui-même déjà ultra répressif et dominé par les mesures d’exception, puisse conduire à déjouer des attaques terroristes, ne semble plus ni plausible, ni dicible, ni entendable, comme si seules les dérogations au droit commun pouvaient être un rempart efficace contre le terrorisme.

C’est peut-être cela, la force intrinsèque de l’exception, de faire croire que la radicalité des dispositifs qui l’incarnent et lui donnent forme est l’unique manière de gérer des violences elles-mêmes radicales. Pourtant, réclamer la réinstauration de l’état d’urgence revient à vouloir remobiliser un régime répressif aggravé dont l’inefficacité a été démontrée tout au long des deux dernières années, et qui, en réalité, a rempli d’autres objectifs que ceux officiellement affichés : faire du chiffre et visibiliser une action répressive massive pour montrer que l’exécutif a pris au sérieux la menace terroriste (multiplier les perquisitions administratives par exemple) ; discriminer et stigmatiser une partie de la population – les musulmanes et les musulmans –, et annihiler toute contestation politique. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler l’assignation à résidence des militants écologistes pendant la COP 21 ou les centaines d’interdictions de séjour pendant la Loi travail, c’est-à-dire des interdictions de manifester.

Mais il y a plus inquiétant que ces prises de position sécuritaires à visées électoralistes qui ont avant tout pour but de se démarquer des adversaires politiques. Car en insinuant que tout n’est pas fait pour éviter les attentats, ces dernières incombent le nombre de morts au laxisme de l’exécutif et des institutions policières/judiciaires (vieille antienne de la droite et de l’extrême droite), ce qui peut tout autant susciter une vision complotiste des événements qu’entretenir une vision faussée de la situation sécuritaire. Il s’agit dès lors de gouverner par la peur et d’insécuriser encore davantage une partie de la population prête à accepter n’importe quelle mesure présentée comme susceptible d’empêcher les attentats. Car c’est bien ce que la droite et l’extrême droite ne cessent de répéter, amplifié par certains médias : en privilégiant les mesures les plus liberticides, discriminatoires, et attentatoires aux garanties fondamentales, comme la déchéance de nationalité, l’expulsion des étrangers ou l’internement des suspects, il n’y aura plus d’attentats. Bien sûr, dire que le risque zéro n’existe pas, que l’antiterrorisme français est le plus complet et le plus puissant d’Europe, qu’il est déjà très coercitif, intrusif et liberticide, ou qu’il est possible, sans ces mesures, de déjouer des attaques, n’est pas « vendeur », ni politiquement rentable. C’est la raison pour laquelle ces discours, et le courage politique qui va avec, se font rares chez celles et ceux qui n’ont de cesse d’utiliser politiquement les attentats.


Vanessa Codaccioni

Historienne et politiste, Maîtresse de conférences au département de science politique de l’Université Paris 8

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