Economie

La finance contre le capitalisme ?

Professeur de littérature et médias

Peut-on utiliser la puissance de la finance contre le capitalisme ? L’idée peut sembler iconoclaste, mais elle n’est pas sans fondement. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder de près les travaux des économistes, historiens, philosophes ou anthropologues qui tentent de comprendre, d’expliquer et même d’interpréter le phénomène des « produits dérivés ».

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Et si le post-capitalisme* devait venir de là où on l’attend le moins ? Et s’il était déjà en train de surgir du cœur même du monstre, depuis les rangs enfiévrés de cela même qui le fait surchauffer depuis quelques décennies, mais qui le travaille et le met périodiquement en crise depuis ses tout débuts, à la fin du XVIIe siècle ? Et si c’était dans les arcanes de la finance que prenait d’ores et déjà forme l’un des replis constitutifs du post-capitalisme ? Toute une série de penseurs (post ?-)marxistes, les plus stimulants parce que les plus hétérodoxes, se sont en effet retrouvés récemment autour d’une analyse croisée de la notion de produits dérivés (derivatives) qui mérite de retenir toute notre attention.

Aberrations et dérivations financières

L’argument est complexe, surprenant, mais stimulant. Réduit à sa formulation la plus succincte, il prend la forme d’un retournement, à interpréter comme un repli. La gauche bien-pensante dénonce (non sans raison) les produits dérivés comme le parangon de l’aberration financière dévoyée, autonomisant « la folie spéculative » aux dépens tragiques de « l’économie réelle ». Ces mêmes produits dérivés se trouvent toutefois tramer en sous-main une « logique sociale » tissant du lien entre des réalités hétérogènes, que nos modes de collaboration attachent les uns aux autres, mais dont nos cartographies économiques actuelles sont incapables de nous faire prendre la vraie mesure. Autrement dit : l’axiomatique extractiviste poussée à son comble par le capitalisme boursier se trouverait avoir mis au point, avec la logique sociale de la dérivation financière, un mécanisme potentiellement capable de reconstruire une attention salvatrice à nos milieux naturels et sociaux [1].

La thèse de « l’auto-dépassement du capitalisme » (version du marxisme scientifique) ou du « socialisme du capital » (version opéraïste) n’est bien entendu pas nouvelle en soi. Elle sent même un peu trop l’auto-accomplissement de l’Histoire dans la dial


[1] L’expression la plus concise et la plus intrigante en est fournie par la traduction française des bonnes feuilles du livre de Randy Martin, Knowledge LTD. On the Social Logic of Financial Derivatives, Philadelhia, Temple University Press, 2015, publiée dans Multitudes n° 71, été 2018.

[2] Voir Benjamin Lee & Randy Martin (éd.), Derivatives and the Wealth of Societies, University of Chicago Press, 2016.

[3]Michel Feher, Le Temps des investis, Paris, La Découverte, 2017.

[4]Voir à ce propos Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, ainsi que le dossier « Dette ? Quelle dette ? » paru dans Multitudes, n° 49 (2012).

[5]Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, Paris, La Découverte/Zones, 2014, p. 75-136. Voir aussi l’article passionnant de D. Graham Burnett, « The Bonds of Catastrophe », Cabinet, n° 57 (2015), p. 73-78.

[6] Sur ces questions, voir Eric Alliez et Maurizio Lazzarato, Guerres et capital, Paris, Éditions Amsterdam, 2016.

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

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Notes

[1] L’expression la plus concise et la plus intrigante en est fournie par la traduction française des bonnes feuilles du livre de Randy Martin, Knowledge LTD. On the Social Logic of Financial Derivatives, Philadelhia, Temple University Press, 2015, publiée dans Multitudes n° 71, été 2018.

[2] Voir Benjamin Lee & Randy Martin (éd.), Derivatives and the Wealth of Societies, University of Chicago Press, 2016.

[3]Michel Feher, Le Temps des investis, Paris, La Découverte, 2017.

[4]Voir à ce propos Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, ainsi que le dossier « Dette ? Quelle dette ? » paru dans Multitudes, n° 49 (2012).

[5]Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, Paris, La Découverte/Zones, 2014, p. 75-136. Voir aussi l’article passionnant de D. Graham Burnett, « The Bonds of Catastrophe », Cabinet, n° 57 (2015), p. 73-78.

[6] Sur ces questions, voir Eric Alliez et Maurizio Lazzarato, Guerres et capital, Paris, Éditions Amsterdam, 2016.