Do the right thing – à propos des quartiers populaires
Depuis plusieurs jours, à partir d’un énième incident impliquant la police à Villeneuve-la-Garenne (92), la tension est montée de plusieurs crans dans de nombreux quartiers populaires. Les explosions de feux d’artifices et de mortiers répondent à une explosion des problématiques sociales en temps de confinement qui, saluons-le, a été soulignée par de nombreux médias et certains pouvoirs publics locaux désemparés. Impossible, tout simplement, d’ignorer ces queues interminables auprès des associations d’aide alimentaire. Pourtant, on voit bien la violence que peut exercer le discours guerrier de l’exécutif sur les quartiers populaires dans ce contexte : le « faire les choses bien » arbitraire du gouvernement, qui justifiait déjà une dérive sécuritaire incompréhensible contre des populations fragilisées, va-t-il appliquer la même amnésie, et donc une violence encore décuplée, à l’égard des émeutiers ?
Il est difficile de traduire comme il faut cette expression Do the right thing immortalisée par le film culte de Spike Lee, sorti en 1989, qui met en scène montée inexorable des tensions raciales, un jour de canicule torride, dans le quartier de Brooklyn à New-York. Si la traduction littérale est plutôt non-adverbiale, « faire la chose qu’il faut », la rue française l’a plutôt reprise sous l’expression « faire les choses bien », qu’on retrouve dans de nombreux morceaux de l’histoire du rap français, elle-même complètement traversée par l’œuvre pionnière de Spike Lee.
Dans une scène fameuse qui est aussi une référence pour tous les amateurs de sneakers, deux personnages entrent en conflit : l’un passe trop près de l’autre avec son vélo et salit accidentellement sa paire de chaussures neuve. Le premier est blanc, le second noir, le ton monte, c’est le début d’une épidémie de violence. Et face à cette tension qui n’arrête pas de grimper, le personnage principal, joué par Spike Lee lui-même, va sans cesse se poser la question du bon positionnement (et du passage à l’acte qui s’y associe) dans ce contexte.
Sa condition de livreur, obligé à travailler malgré la chaleur suffocante, le conduit à s’interroger sur le périmètre de sa liberté et des forces structurelles qui la limitent. La bande son légendaire du groupe Public Enemy, « Fight the Power » (remise récemment au goût politique du jour dans la campagne de Bernie Sanders) fonctionne comme un rappel militant permanent, une sorte de miroir du titre du film, pour les personnages de celui-ci comme pour ses spectateurs.
Dans un dialogue étrange qui sonne comme un clin d’œil à la situation présente, le héros est interpellé par un vieux monsieur assis sur les marches d’un pavillon coloré de Stuyvesant Avenue :
– Doctor?
– What ?
– Always do the right thing
Lorsqu’on regarde de plus près, ce « faire les choses bien » officiel pose vraiment problème.
Ces dernières semaines, le passage radical d’une vie normale à « la guerre » a soudain plongé chacun·e de nous face à notre propre responsabilité quant à la situation. Dans ce processus, le discours du pouvoir a logiquement orienté (ou tenté d’orienter) la définition légitime ce que signifie « faire les choses bien » : rester chez soi, écouter les scientifiques, faire du télétravail, travailler quand c’est possible pour que l’économie ne s’effondre pas, applaudir les soignants aux fenêtres… Tout est mis dans le même sac de l’union sacrée et de la raison qui n’est plus seulement Raison d’État : le Conseil Scientifique (sans qu’on ait bien compris, du moins au début, qui se cachait derrière ce sigle incontestable) vole au secours du président qui, tout d’un coup, ressent le besoin de référer chacune de ses décisions à cette parole scientifique dorénavant omniprésente. Légitimité de l’État et légitimité scientifique s’additionnent pour nous aviser de « faire les choses bien ».
Cette définition de « faire les choses bien » a évidemment une grande part d’arbitraire. La production des sciences sociales est particulièrement dynamique ces dernières semaines et pour cause : la nécessité est grande de déconstruire le processus à travers lequel les définitions officielles, légitimes, de ce qui est bien ou mal, raisonnable ou condamnable, se constituent.
Le travail social et historique de naturalisation des bons comportements à tenir repose de fait sur une forme de constance du discours dominant. D’où la difficulté du pouvoir en France : en passant du culte d’hier du marché libre et non faussé, de la théorie du « ruissellement » qui prime sans conteste sur les services publics, à un discours aujourd’hui glorifiant les Hôpitaux Publics et leurs personnels (glorieux évidemment, mais hier, sans Covid-19, aussi), le président a opéré un renversement de paradigme un peu brutal, révélant son caractère artificiel, qui de fait fragilise toute consigne venue d’en haut. La prétention à la vérité de nos gouvernants s’érode et apparaissent soudain les injustices qui guidaient leurs politiques. Et lorsqu’on regarde de plus près, ce « faire les choses bien » officiel pose vraiment problème.
« Rester chez soi » n’est évidemment pas une consigne égalitaire, au regard des contraintes très différenciées nécessaires pour l’appliquer. L’injonction à la discipline, absurde dans certains cas, peut être interprétée comme une insulte et un nouvel aveuglement aux inégalités, surtout lorsqu’elle s’associe à une répression peu adaptée au contexte. Ainsi dans les quartiers populaires, pas besoin d’expliciter beaucoup pourquoi l’expression « distanciation sociale » est accueillie avec ironie et fatalisme. Premièrement l’état du patrimoine rend bien plus difficile qu’ailleurs l’application des consignes. Ensuite, comment imaginer une seconde que la ségrégation sociale et urbaine ne produise pas mécaniquement une forme de résistance aux consignes, notamment de la part de cette fraction de la jeunesse abandonnée par les pouvoirs publics ? De nombreuses associations de terrain font remonter cette interrogation terrible : pourquoi ces enfants, ces jeunes que la collectivité a si peu protégés, devraient aujourd’hui se « mobiliser » pour celle-ci ? Pour reprendre une expression issue du Hip-Hop, contraction du titre de Spike Lee qui a donné son nom à un morceau lui aussi culte : « On fait les choses… »
De l’autre côté, l’héroïsation permanente par le pouvoir du personnel soignant, en première ligne face à l’épidémie, a évidemment quelque chose d’obscène : les appels à l’aide laissés sans réponses ces derniers mois et les scandaleuses conditions dans lesquelles continuent d’exercer nombre de soignant·e·s, montrent l’envers de ces déclarations d’amour incantatoires, auxquelles des hospitaliers ont répondu par cette sentence sceptique : «Monsieur le président, vous pouvez compter sur nous, mais l’inverse reste à prouver ». Là aussi, plutôt que « faire les choses bien », on fait les choses…
L’ultralibéralisme se révèle aujourd’hui contraint, dans son impréparation structurelle, de se raccrocher aux branches qu’il a sciées méthodiquement.
D’ailleurs, la parole politique a mis plus d’une semaine à faire rentrer dans champ de la reconnaissance nationale tous ces autres métiers indispensables, des caisses de supermarchés aux plateformes logistiques, sans qui la population confinée (et supposée protégée) ne pourrait pas vivre une semaine. Et sont oubliées de cette reconnaissance, pour l’instant, les personnes en activité qui assurent les réseaux d’électricité, de gaz, de traitement des eaux, sans qui le quotidien en confinement serait tout bonnement impossible. Mais le champ de la reconnaissance devrait encore s’élargir : on attend les mots présidentiels pour les femmes de ménage qui nettoient les lieux encore en activité et notamment les structures de soin ; vous savez, ces gens qui ne sont rien… Et pourquoi pas, tant qu’on y est, quelques mots pour les livreurs qu’aucun droit du travail ne protège et qui rendent l’approvisionnement bien plus aisé chez certains foyers des grandes villes ?
Mais attention : cette focalisation sur les acteurs « au front » est aussi un piège pour nous. En concentrant l’attention sur ceux qui s’activent, ce procédé jette un voile terrible sur les réalités qui sous-tendent la crise que nous vivons : l’inégalité face au confinement et la capacité d’assurer les gestes barrières, les lieux surexposés à la contamination (Ehpad, prisons, structures fermées) dont on comprend que les morts n’y sont pas comptabilisés dans les chiffres officiels, les déterminations sociales des profils à risque qui éclairent les fractures sanitaires sur certains territoires.
On le voit bien, l’ultralibéralisme se révèle aujourd’hui tel qu’il est : mortel selon une logique systémique implacable (les pauvres avant), mais aussi en improvisation permanente, contraint dans son impréparation structurelle de se raccrocher aux branches qu’il a sciées méthodiquement, d’héroïser progressivement (spectacle absurde, quand on y pense) celles et ceux qu’il a tant méprisés. L’inconscient se manifeste encore, lorsque la direction affirme « ne pas avoir d’explication » pour la mortalité exceptionnelle en Seine-Saint-Denis, ou encore quand le Préfet Lallement déclare, au sommet de la honte, que les patients en réanimation « n’ont pas respecté le confinement ».
Tout le monde a compris que ce pouvoir qui nous dit à longueur de journées de « faire les choses bien » a beaucoup fait mal, jusqu’à cette décision folle de maintenir le 1er tour des élections municipales (« validée par le Conseil Scientifique », preuve quand même que les avis de cette autorité sont bien des produits de rapports de force politiques).
Nous examinerons de près la capacité de ce même pouvoir à faire le lien entre la violence de la crise sociale et sanitaire dans les quartiers populaires, effet structurel augmenté de leur abandon par les pouvoirs publics, et les scènes d’émeutes qui ont éclaté un peu partout ces derniers jours, dans la suite d’un nouvel épisode de violence policière survenu à Villeneuve-la-Garenne (92). On voit déjà arriver la division arbitraire sensée clore le débat : « faire les choses bien », c’est ne pas foutre la merde, et surtout en période de crise !
Dans le film de Spike Lee, Mookie, le héros, est un livreur de pizza qui tout au long du film invoque sans succès son droit à ne pas travailler par une telle chaleur. Dans la scène finale, une révolte secoue la rue, suite au meurtre d’un jeune par la police. A ce moment, « Do the right thing », pour Mookie, c’est fracasser une poubelle sur la vitrine de la pizzeria pour laquelle il travaille, qui était pourtant un des derniers lieux pacifiés du quartier. Qu’aurait dit le Conseil Scientifique de ce geste déraisonnable ?