Félix Potin, ou le monde avant l’externalisation
Dans un monde qui retrouve ses frontières, les équilibres macro-économiques, fondés sur les traités de libre-échange et l’externalisation systémique à l’échelle globale, ont subi enfin un profond coup d’arrêt. La pandémie nous oblige à repenser les cycles de production et à créer des modèles économiques plus durables sans passer par la case RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). Il faut attaquer la question au cœur de l’activité industrielle : le rôle de l’entreprise au sein de la société. Et si après des décennies d’externalisation et de fermetures de sites de productions européens, on acceptait de trouver une solution locale et plus durable ? Le premier industriel à mettre en pratique cette théorie a lancé son entreprise en 1844. Il s’appelait Félix Potin : épicier, industriel, précurseur de la vente au détail.
Une vision à long terme versus un profit rapide
« Vendre à meilleur compte des produits meilleurs. » Cherchez dans les manuels d’économie, dans les biographies des illustres PDG du XXIe siècle ou dans les pages de la presse économique. Aussi facile que cela paraisse, vous ne trouverez pas cette formule magique qui renverse la caricature de l’entrepreneur malin, avide de profits à court terme, obsédé par l’optimisation fiscale, la délocalisation et l’obsolescence programmée. Avec cette devise, Potin se place comme précurseur du business éthique autant dans le XIXe que dans le XXIe siècle. Il est conscient que pour baisser les prix et garantir la qualité de la marchandise, il est nécessaire de changer les règles du jeu : à l’inverse des autres épiciers de l’époque, il veut gagner la guerre, pas simplement une bataille.
Internaliser les expertises, la production et la distribution
Il se donne pour objectif d’internaliser la production, jusqu’à devenir son propre fournisseur. Il souhaite maîtriser la chaîne de production de A à Z. Cela permet d’éviter les intermédiaires qui gonflent les prix et de contrôler la qualité de la marchandise : « Cette évolution, maudite par les petits intermédiaires, est la rançon naturelle de la liberté du commerce ». Nous sommes bien loin de l’approche libérale et globalisée qui a vidé la France de ses usines et de ses savoir-faire.
L’épicerie imaginée par Potin redessine le périmètre de compétences de la profession d’épicier : de simple revendeur de marchandise à « comptable, ingénieur, cuisinier, physicien, chimiste », comme il aimait le répéter. Cette stratégie sera toujours la marque de fabrique de la maison. Dans l’agenda Félix Potin de 1929, il est possible de lire cet argument de vente : « Grâce à l’organisation supérieure que permet une vaste affaire, à la suppression des intermédiaires coûteux, à la fabrication directe toutes les fois qu’elle a été possible, la maison Félix Potin a pu maintenir les principes de son fondateur, et inspirer ainsi la confiance à des millions de clients. »
Pour atteindre cet objectif, Félix Potin opère de lourds investissements, uniquement possibles grâce à la confiance et le soutien économique de la famille. Il doit mettre en place un système de production capable de répondre aux besoins du grand public, de produire des quantités de marchandises pour tous les Parisiens, voire tous les Français. Les chiffres de la consommation sont clairs : entre 1840 et 1895, la quantité de viande, de bière et de cidre a doublé, celle d’alcool a triplé et celle de sucre et de café a quadruplé. L’entreprise doit passer rapidement de l’échelle artisanale à celle industrielle.
Avisé et visionnaire, Félix Potin achète en 1861 un terrain de 4 000 m² aux portes de Paris, à la Villette. En 1870, l’usine Potin située rue de l’Ourcq compte déjà 500 ouvriers, s’élevant à 665 en 1890. Durant ce laps de temps, Potin achète un terrain de 1 371 m² qui permet l’extension de l’usine et la construction d’un nouveau bâtiment sur quatre étages. Le site de la Villette comprend désormais un équipement industriel pour la production de confiserie, biscuiterie anglaise et française, pâtisserie et chocolat, mais également une usine de charcuterie et de salaison. Une section de l’usine est entièrement dédiée à la production de sucre, nommée la casserie de sucre. « Un nuage de poussière blanche nous enveloppe et nous aveugle. Le sucre poudre nos cheveux, neige sur nos habits, entre en nous par tous les pores », raconte Georges d’Avenel lors d’une visite de l’usine en 1896.
Son implantation n’est pas un hasard. Les premières raffineries de sucre s’installent dans cette commune en 1824. Tant les sucres bruts dérivés des cannes arrivés dans le port du Havre depuis l’étranger que les sucres dérivés des betteraves du Nord de la France peuvent facilement flotter jusqu’à la Villette. Pour filtrer les impuretés contenues dans le sucre, et obtenir un sucre blanc raffiné, un ingrédient est essentiel à l’époque : le sang animal, facile à trouver de l’autre côté du canal de l’Ourcq, dans les abattoirs généraux de la Villette dont l’installation a été décidée en 1858 au conseil de Paris. Sur les 20 000 kilos de sucre vendus chaque jour, le sucre en pain ne s’élève qu’à 450 kilos.
Les pains de sucre sont désormais coupés par des couteaux mécaniques jusqu’à les réduire en petits cubes réguliers. L’histoire du sucre est directement liée à celle du chocolat, car pour produire le cacao en poudre ou les barres de chocolat, il faut compter 50 % de cacao et 50 % de sucre. En 1869, six usines de chocolat sont installées à la Villette. En 1898, l’usine Potin compte 167 broyeuses de cacao. C’est dans ces grandes cuves qu’après la lente cuisson du cacao, cette graine exotique se transforme en pâte brune et se fond avec le sucre et la vanille. Ce processus permet de produire entre 6 et 7 000 kilos de chocolat par jour.
Malheureusement, ce prodige du progrès industriel du XIXe siècle a été partiellement détruit le 30 mars 1918. Les deux grandes cheminées en brique se sont écroulées à 9h26, sous les coups impitoyables de la Grosse Bertha, l’obusier allemand Krupp qui a semé la terreur en Île-de-France à la fin de la première guerre mondiale. Bien évidemment, le nom était un hommage débordant de haine et d’ironie à l’héritière de la fonderie allemande, Bertha Krupp. Malgré la tragédie, nous aimons imaginer la petite Bertha, matérialisée en obus féroce et destructeur, s’envoler dans le ciel parisien et viser l’usine, attirée par les irrésistibles friandises Potin. Un petit bâtiment du complexe, reconvertie en centre de formation, a résisté à la gourmandise ravageuse de la Grosse Bertha. Dessiné par Charles Le Maresquier, il se trouve aujourd’hui à l’angle de la rue Archereau et la rue de l’Ourcq, dans le 19e arrondissement de Paris.
Le dernier kilomètre, un réseau de succursales et de concessions
L’ambition de l’empire Potin va bien au-delà des frontières parisiennes. Si la maison ouvre des sièges opulents à Paris, c’est à travers le développement d’un système de succursales et de concessionnaires que les produits de la maison Potin vont envahir le pays entier. L’objectif ? « Chercher le client isolé au fond des plus humbles villages », pour utiliser les mots du sociologue Pierre du Maroussem. En 1895, la maison compte 160 concessionnaires. Elles passent à 600 en 1924, auxquelles il faut ajouter 70 succursales et 5 000 clients épiciers. Si la production se concentre dans 10 usines et 5 chais, la distribution se fait grâce à 650 chevaux et 80 automobiles.
Ouvrir uniquement des succursales, entièrement gérées par la maison-mère, qui lui appartiennent en propre, auraient représenté un coût et un risque surdimensionné. Potin préfère créer un système de concessions, ouvertes par d’anciens employés du réseau parisien, autonomes et capables de gérer leur activité et leur stock de façon indépendante. Après quelques années de travail en tant que commis, les employés parisiens de Potin peuvent rêver d’un avenir plus riche grâce à l’ouverture d’une concession. Mais attention, cela est possible uniquement à travers un apport personnel de la part de l’employé. Cet apport, bien que minimum, représente la garantie d’un engagement absolu de la part du concessionnaire.
La vente en exclusivité des produits Potin sur le territoire, leurs prix concurrentiels et la force de la marque assurent un succès certain. Les concessionnaires sont « les intermédiaires de la maison principale vendant pour leur compte, mais sous le couvert de la marque ». Malgré une certaine forme d’indépendance, la maison-mère garde un œil vigilant sur les activités des concessionnaires. Elle a le droit de contrôler les registres des ventes, de vérifier les stocks et la conformité de l’agence à l’identité de Potin dans son ensemble. Si les concessionnaires peuvent vendre d’autres marques, après la validation de Paris, la maison-mère exige un volume minimum de vente de produits Potin.
Comme l’Empire romain qui avait étendu ses frontières trop loin, l’indépendance des concessionnaires peut échapper aux contrôles de la maison-mère. En juin 1909, un « avis important » est envoyé aux clients de la marque avec le catalogue : « Étant donné les nombreux abus qui se font en Provence du nom Félix Potin, notre maison a l’honneur de rappeler à sa clientèle qu’elle n’a pas de succursales dans les départements, mais seulement des maisons correspondantes achetant nos chocolats et cacaos et un certain nombre de nos produits, qu’elles revendent ensuite pour leur compte particulier. » Les majorations sur les prix de la part des concessionnaires ne peuvent pas tacher la réputation de Félix Potin.
Demain, les réponses du passé
Chez Potin, nous retrouvons les prémices d’une logique industrielle qui a permis la construction d’une des plus grandes fortunes de France au début du XXe siècle. Certainement, à travers les décennies, la dimension capitaliste a gagné sur la vision d’origine, mais l’internalisation, la relation avec le territoire et la fin des intermédiaires restent une source d’inspiration pour l’avenir.
Peut-on espérer aujourd’hui retrouver une industrie et une agriculture bénéfiques et locales, capables de générer de la richesse autour de ses murs et de ses champs (qui ne comptent pas sur les saisonniers étrangers), capables d’oublier les absurdes théories comme l’obsolescence programmée ou la délocalisation ? Il paraît évident que la crise obligera les industriels à repenser leur modèle, à étudier de près les opportunités de l’économie sociale et solidaire et, peut-être, à s’inspirer, en partie, d’une ancienne industrie, oubliée dans les plis du XXe siècle : Félix Potin.