Une dizaine d’années seulement après le krach financier de 2008-2009, la crise du coronavirus a de nouveau violemment ébranlé l’économie globale. Bien que ces deux crises aient des causes très différentes, elles ont pourtant en commun de mettre en lumière la vulnérabilité et l’instabilité croissante de l’ordre mondial actuel. Un aspect de cette perturbation n’a pas encore suscité l’attention qu’il mérite : le lien entre les pandémies et la destruction de la biosphère, qui progresse à toute vitesse.
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Depuis les années 1970, des agents pathogènes nouveaux ont fait irruption de plus en plus souvent et se sont rapidement propagés dans le monde grâce à la circulation mondialisée des biens et des personnes : le VIH, les virus Ebola et Zika, les pathogènes provoquant les grippes aviaires et porcines ainsi que divers types de coronavirus, parmi lesquels le virus du SRAS et le SARS-CoV-2, responsable du Covid-19. Au moins 60 % de ces nouvelles maladies proviennent des bêtes et, parmi ces zoonoses, deux tiers viennent d’animaux sauvages et un tiers de l’élevage intensif[1] . Le fait que tant d’épidémies modernes proviennent des animaux sauvages tient surtout à ce que leurs habitats sont de plus en plus détruits, notamment par le déboisement des forêts.
Ce processus avait déjà commencé à l’époque coloniale. Au Congo, par exemple, les colonisateurs belges ont fait défricher les forêts pour mettre en place des plantations de caoutchouc et construire des réseaux ferroviaires afin de transporter le cuivre depuis les mines vers les ports. Les macaques expulsés de leur milieu naturel se sont alors introduits dans les agglomérations humaines où ils ont propagé un certain lentivirus, qui s’est peu à peu adapté au corps humain. Aujourd’hui, nous le connaissons sous le nom du virus de l’immunodéficience humaine (VIH)[2] .
De ce point de vue, les pandémies résultent ainsi du projet de domination coloniale moderne. La tentative de soumettre la nature au contrôle humain et la planète entière aux objectifs de l’accumulation sans fin engendre des réactions imprévues qui se répercutent sur le système et peuvent même finir par le faire chanceler. Les pandémies sont un bon exemple de la myopie de la pensée linéaire qui repose sur l’idée erronée selon laquelle on pourrait contrôler le monde vivant par le moyen de chaînes linéaires de cause à effet – c’est-à-dire en exerçant sur lui un pouvoir d’après le modèle du commandement et de l’obéissance. Or, les systèmes naturels ne peuvent être pilotés et contrôlés comme des machines. Ils réagissent comme l’hydre dans le mythe d’Hercule : pour chaque tête coupée, il en repousse deux autres. Tout ce qui vit repose sur des boucles de rétroaction qui ne sont pas linéaires et dans lesquelles chaque effet est à son tour la cause d’innombrables autres impacts, la plupart du temps imprévisibles.
C’est pour cette raison que, dans un système vivant hyper-complexe comme la biosphère, toute tentative de maximaliser certains rendements d’une manière linéaire conduit inévitablement à l’augmentation d’« effets secondaires », dont le dérèglement climatique, les pandémies, l’extinction des espèces et la dégradation des terres. À long terme, ces réactions écologiques en chaîne font chuter aussi les rendements économiques, tout d’abord de manière temporaire comme lors la crise du coronavirus, mais finalement, si le rythme des crises continue à s’emballer, de manière durable. C’est le destin typique des civilisations en voie d’effondrement.
Dans un tel contexte, le concept de « limites écologiques » induit en erreur puisqu’il suggère que l’on va tôt ou tard buter sur un plafond qui limite la croissance, comme une plante qui pousserait dans notre salon. Mais les « limites de la croissance » auxquelles nous avons affaire sont d’un tout autre type. Elles évoquent plutôt un dragon qui dort profondément et qui se fait agacer par des gens autour de lui. Jusqu’à un certain seuil, les nuisances ne vont pas le déranger et il ne va rien se passer, si ce n’est que le monstre va peut-être grommeler ou remuer dans son sommeil. Mais dès qu’on dépasse le point de basculement et que le dragon se réveille, il n’est plus possible de revenir en arrière.
Ne suscitant qu’une attention marginale de la part du grand public, nombre de ces seuils sont en train d’être dépassés et mettent en branle des bouleversements de long terme qui sont autrement plus graves que la pandémie du Covid-19. La désintégration de l’inlandsis Ouest-Antarctique, qui va provoquer à lui seul une montée du niveau de la mer de sept mètres à long terme, risque d’être déjà irréversible. La forêt tropicale d’Amazonie s’approche de son effondrement à cause de la déforestation, des incendies et du réchauffement climatique ; ce qui constitue un des plus importants puits de CO2 de la planète peut donc se transformer très vite en une gigantesque source d’émissions. Dans les régions polaires nordiques, le permafrost fond en libérant un gaz à effet de serre extrêmement puissant : le méthane. Passé un certain seuil, ce processus s’autoalimente et peut conduire à une accélération du dérèglement climatique qui rendrait la Terre largement inhabitable.
L’irrationalité structurelle du système
La crise du coronavirus a révélé une schizophrénie fondamentale de notre civilisation : tandis que tous les moyens ou presque sont bons pour endiguer le Covid-19 – même une paralysie temporaire de l’économie –, les gouvernements n’ont en quarante ans presque rien fait pour désamorcer la crise climatique. Ils ne sont parvenus ni à des objectifs de réduction contraignants qui soient, même de loin, compatibles avec l’objectif de limiter le réchauffement à deux degrés, ni à un programme de transformation rapide des infrastructures et de l’économie. Et ce bien qu’il y ait un très large consensus scientifique sur le fait que le progrès du chaos climatique est bien plus dangereux, et de loin, que le coronavirus.
Les systèmes politiques réagissent aux crises de court terme en paniquant et en prenant des mesures ad hoc, tandis que les ruptures de long terme sont de fait ignorées – si l’on fait abstraction de certaines belles paroles. De ce point de vue, la « société du savoir et de la connaissance » dont on parle tant se révèle une chimère : car c’est précisément là où le pronostic scientifique est de la plus haute importance pour la survie de l’humanité, à savoir dans la question climatique, qu’il reste politiquement lettre morte. Mais comment en est-on arrivé à un comportement aussi schizophrène et absurde ?
La première réponse, assez courante, est relativement évidente : alors que notre système politique est orienté vers le court terme, l’effondrement de la biosphère est un problème de long terme. Quand un tiers du Bangladesh sera submergé dans quelques décennies, quand la chaleur excessive aura rendu inhabitables de larges pans du Moyen-Orient et de l’Afrique et quand même les forêts européennes se dessécheront, presque tous les politiciens qui aiguillent à présent le monde ne seront plus en fonction depuis longtemps, et la plupart seront déjà morts.
La seconde réponse, moins commune, tient au racisme structurel du système : les victimes du chaos climatique sont avant tout les populations les plus pauvres de la planète, notamment dans le Sud global. Le coronavirus ne s’est en revanche pas arrêté devant les barrières de classe et de nationalité. Certes, il a partout touché plus violemment les pauvres ; pourtant, les couches supérieures des pays industriels ont été menacées de même. Tandis que des milliers de caméras transmettaient en flux continu les images filmées dans les services de soins intensifs dédiés aux patients souffrant du Covid-19, diffusant ainsi un sentiment de fin du monde, presque personne ne se souciait des millions d’habitants du delta du Mékong dont les récoltes sont d’ores et déjà détruites par la salinisation des eaux.
Les raisons pour lesquelles nous réagissons de manière tellement différente à la pandémie du Covid-19 et à la crise climatique plongent toutefois leurs racines bien plus profondément dans les structures économiques, politiques et idéologiques qui constituent l’armature de la mégamachine. L’impératif suprême de ce système est l’accumulation sans fin de capital. C’est sur ce principe que reposent les institutions économiques les plus puissantes de la planète : les grandes sociétés de capitaux qui contrôlent presque la moitié de l’économie mondiale. Elles ne peuvent exister qu’en expansion, en générant toujours plus d’argent, car c’est leur seule finalité.
Certes, la mise à l’arrêt de l’économie durant la crise du coronavirus a aussi affecté le bilan de ces multinationales, mais il est très vite apparu clairement que les États les renfloueraient à coups de milliards d’aides publiques, comme ils l’avaient déjà fait lors de presque toutes les crises précédentes. Ce n’est ni nouveau ni surprenant, puisque le système-monde moderne n’a jamais reposé sur des marchés libres, mais toujours sur l’entrelacement étroit de l’État et du capital.[3]
La crise du coronavirus a même massivement fait le jeu de certaines multinationales comme Amazon, en balayant la concurrence du marché. Les petites et moyennes entreprises qui emploient de loin la plus grande partie des salariés dans le monde sont touchées de manière incomparablement plus dure par les mesures sanitaires et, en cas de faillite, elles ne seront pour la plupart pas sauvées. Il en résulte ce que les économistes appellent par euphémisme un « assainissement du marché » : les structures monopolistiques ou oligopolistiques renforcent leur emprise. Les géants du numérique, comme Google et Microsoft, ont par ailleurs profité de la crise du coronavirus pour accélérer encore l’informatisation de tous les domaines de la vie et accroître ainsi considérablement non seulement les possibilités de surveillance, mais aussi leurs profits[4] .
Cet arrière-plan explique pourquoi, malgré quelques protestations éparses, la résistance des lobbies économiques à la mise à l’arrêt de l’économie a été si mesurée, et pourquoi les États ont pu agir de manière aussi massive. La contraction économique générale n’était que temporaire, les pertes ont été compensées de manière plus que généreuse et les structures fondamentales de la mégamachine en sortent non seulement conservées, mais aussi en partie renforcées.
Il en va tout autrement avec la crise des systèmes écologiques qui assurent la vie sur Terre. Car elle nous force, si nous la prenons au sérieux, à remettre en question les fondements de notre système économique : l’expansion et l’accumulation sans fin. Le business model et même la raison d’être des acteurs économiques les plus puissants de la planète seraient inévitablement au cœur du débat si l’on devait engager une transformation écologique sérieuse. Ceci est également vrai en ce qui concerne les causes profondes des pandémies : pour empêcher à l’avenir leur apparition et leur propagation, il faudrait mettre un terme à l’expansion économique et à la destruction des milieux naturels qu’elle entraîne. Mais cela supposerait de mettre en cause les fondements de l’ordre capitaliste.
Il n’est donc pas étonnant que tous les leviers aient été actionnés, durant les dernières décennies, afin d’empêcher que ces questions soient mises à l’ordre du jour. Dans une logique d’autoconservation du système à court terme, c’est certes logique. Mais à long terme, cela ne fait qu’accélérer la fuite en avant vers l’effondrement global.
Les leçons du virus
Les pandémies, les crises financières et surtout l’effondrement des écosystèmes essentiels à la vie vont inévitablement contraindre, à long terme, les économies des pays riches à décroître. Et comme notre système économique ne peut exister à long terme sans croissance, cela signifie une crise existentielle du capitalisme. Dans cette perspective, l’expérience actuelle est riche d’enseignements : comment les institutions doivent-elles être transformées, comment la richesse, les revenus et le travail doivent-ils être répartis pour offrir à toutes et tous une vie décente en situation de stagnation ou de déclin économique ? Que faut-il faire pour développer la résilience et faire en sorte que l’approvisionnement en biens et services de première nécessité ne dépende plus des chaînes globales de valorisation du capital ?
L’enchaînement rapide des krachs économiques depuis 2008 (crise financière, « crise de l’euro » et crise du coronavirus) et l’aggravation des catastrophes écologiques font que de plus en plus de gens ont clairement compris la nécessité de poser ces questions et de les mettre à l’épreuve de la pratique. Jusqu’à présent, la plupart des Occidentaux pouvaient contempler à la télévision, confortablement installés dans leur canapé, le chaos se déployer dans le vaste monde. Ce n’est plus possible désormais : le chaos fait irruption dans notre quotidien. La transition a commencé, pour le meilleur ou pour le pire.
NDLR : Fabian Scheidler publie le 1er octobre 2020 La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une société en voie d’effondrement, coll. « Anthropocène », Le Seuil.