Economie

La boîte de Piketty

Géographe

Dans son récent recueil de chroniques, Vivement le socialisme, Thomas Piketty poursuit ses réflexions autour d’un « socialisme participatif », initiées dans ses précédents ouvrages, notamment dans Capital et idéologie, où il appelait de ses vœux à l’ouverture de la boîte de Pandore, à la redistribution des richesses, tant exécrée par l’idéologie dominante. Pourtant, par-delà son désir de lutter contre les inégalités sociales demeure quelque vestige de la pensée libérale : paradoxe ou contradiction ?

Pour le punir d’avoir dérobé le feu aux dieux et d’en avoir fait don à l’humanité, Zeus transperça le torse de Prométhée et l’enchaîna à un rocher. Chaque jour, un grand aigle se nourrissait de son foie, qui se régénérait chaque nuit afin que l’aigle revienne. Si l’histoire est bien connue, le fait que ce tourment ne pouvait, à lui seul, satisfaire la soif de vengeance de Zeus l’est moins.

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L’humanité, elle aussi, devait payer pour cette transgression : « Fils de Japet, ô le plus habile de tous les mortels ! tu te réjouis d’avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse, mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés au fond de leur âme, chérissant eux-mêmes leur propre fléau. »

Selon le récit d’Hésiode, Prométhée avait un frère gentil mais stupide, Épiméthée, en qui il voyait une cible probable de la ruse de Zeus. Prométhée avait mis son frère en garde à maintes reprises contre le fait d’accepter des cadeaux des dieux. Pourtant, lorsque Zeus fit créer par les dieux la belle Pandore et l’envoya à Épiméthée comme épouse, il l’accueillit. Pour leur mariage, Zeus offrit au couple une magnifique jarre – souvent décrite à tort comme une « boîte » –, contenant d’innombrables cadeaux, mais en insistant sur le fait qu’elle ne devait jamais être ouverte. Comme on pouvait s’y attendre, cependant, Pandore ne put contenir sa curiosité. En ouvrant la jarre, elle reconnut immédiatement les forces redoutables qui s’y trouvaient, mais avant qu’elle ne puisse la reboucher, tout s’était échappé, sauf l’espoir.

Le mal se répandit parmi les peuples qui, jusqu’alors, vivaient « exemptes des tristes souffrances, du pénible travail et de ces cruelles maladies qui amènent la vieillesse ». Depuis lors, « mille calamités entourent les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, la mer en est remplie, les maladies se plaisent à tourmenter les mortels nuit et jour et leur apportent en silence toutes les douleurs ».

La boîte de Pandore de Piketty contient les forces de la péréquation et du progrès.

Le mythe de Pandore (celle qui a « tous les dons ») occupe une place importante dans Capital et idéologie de Thomas Piketty. Bien que les présages de pandémie que nous pourrions lire rétrospectivement dans la fable ne fussent pas voulus – le livre a paru à l’automne 2019 –, pour Piketty, la boîte de Pandore constitue une analogie récursive pour le défi posé par les inégalités contemporaines. Mais Piketty retourne le mythe sur lui-même. Dans son exposé, le problème n’est pas Pandore, mais Prométhée, incarné aujourd’hui par les « grands récits et […] institutions solides » dans lesquels se fonde « l’idéologie néopropriétariste » : « l’échec communiste, le refus “pandorien” de la redistribution des propriétés et un régime de libre circulation des capitaux sans régulation, sans information partagée ou fiscalité commune ».

Ces récits sont en fait un mélange de malentendus, d’irrationalités et de mensonges. La boîte de Pandore de Piketty contient les forces de la péréquation et du progrès. La Raison peut l’ouvrir, et si nous la laissons faire, nous découvrirons – contrairement à la mythologie de l’austérité, de la méritocratie et de la propriété – qu’elle ne représente pas de grave menace pour la civilisation contemporaine. La plus grande menace réside dans le fait que nous l’avons maintenue fermée si longtemps.

En d’autres termes, Piketty n’a pas peur de ce qui se passera si nous ouvrons la boîte de Pandore de la redistribution ; il est terrifié, en revanche, de ce qui adviendra si nous ne le faisons pas. Selon lui, l’histoire lui donne raison. À la fois Capital et idéologie et Le Capital au XXIe siècle (2013) proposent un exposé détaillé des grandes réussites économiques des économies capitalistes du XXe siècle à l’ère de la forte croissance de la social-démocratie « pandorienne ». Les deux ouvrages soulignent également le caractère central de la stabilité sociale et de la légitimité générale du « régime inégalitaire » redistributif de la social-démocratie.

Pour Piketty, cependant, l’importance historique de ces succès n’est pas l’assimilation de la recherche d’une plus grande égalité à un impératif éthique, mais qu’ils ont permis de maîtriser les pressions sociales déstabilisatrices qui avaient conduit aux catastrophes de 1914-1945. Le livre étant fondé sur le principe selon lequel l’inégalité est universellement inéluctable, la question d’ordre politique qui est posée n’est donc pas « l’inégalité, oui ou non ? », puisque « non » est une réponse impossible. En effet, « la question cruciale n’est pas tant le niveau de l’inégalité mais bien plutôt son origine et son schéma de justification ». Nous ne pouvons pas débarrasser la société de l’inégalité ; nous devons choisir entre justifier le niveau d’inégalité qui est le nôtre, ou le rendre acceptable en le réduisant.

Par conséquent, malgré toutes les références encourageantes qui émaillent le livre au fait qu’il est possible de dépasser le capitalisme et l’État-nation, l’engagement de Piketty vis-à-vis de la réduction des inégalités ne s’ancre, en dernier ressort, ni dans l’égalitarisme radical ni dans l’anticapitalisme. Ses racines sont plus proches d’une sorte d’apocalypticisme funeste. Tout comme dans Le Capital au XXIe siècle, l’affirmation politique fondamentale de Piketty est que le niveau d’inégalité inévitablement produit dans une économie capitaliste moderne – qui, malgré les dépassements souhaités, fournit clairement le modèle opérationnel de base pour sa vision de l’avenir – ne peut que participer à déchirer le tissu social.

Livrés à l’« autorégulation », les marchés capitalistes sont incapables de produire de la stabilité sociale, et encore moins de la solidarité sociale : « […] La réalité est que les inégalités excessives reviennent encore et toujours, et que les sociétés humaines ont besoin d’institutions permettant de redéfinir régulièrement les droits de propriété et leur répartition. Le refus de faire de façon aussi transparente et apaisée que possible ne peut qu’exacerber les tentations en faveur de solutions beaucoup plus violentes, et aussi moins efficaces. »

L’inégalité croissante est à l’origine de la quasi-totalité de l’instabilité politique moderne.

On ne peut qu’admirer la prudence avec laquelle Piketty envisage toute généralisation ou universalisation de la moindre de ses allégations. Tout au long de son ouvrage, il souligne que chaque histoire aurait pu être différente, que chaque moment contenait la possibilité de tout un éventail de résultats. Il n’empêche que cette proposition logique – l’inégalité croissante est à l’origine de la quasi-totalité de l’instabilité politique moderne – est l’hypothèse de base de Capital et idéologie. Elle fournit le seul terrain sur lequel une comparaison historique plus large est possible. Et il est assez intéressant de constater à quel point, aujourd’hui, cette proposition ne fait l’objet d’aucune controverse. Elle est indubitablement considérée comme acquise par la plupart des libéraux et par de nombreux tenants de la gauche, tandis que peu de critiques de Piketty, voire aucun, ne la contestent.

La version de Piketty se présente comme suit : les élites, dans leur effort pour éviter d’ouvrir la boîte de Pandore de la redistribution des richesses et des revenus, qui, selon elles, ne peut conduire qu’à un ordre social dans lequel le caractère sacré de la propriété se désintègre, les élites, donc, ont généré un niveau d’inégalité dans un contexte « idéologique » au sein duquel le monstre populiste est une conséquence inévitable, bien que non voulue. La « preuve » est partout aujourd’hui : les exemples types sont le nativisme xénophobe du Royaume-Uni et des États-Unis contemporains, le Front/Rassemblement national, ou les autoritarismes « populistes » du Brésil et de la Hongrie.

Piketty soutient que tout cela résulte de l’inégalité : sans « les moyens de réduire les inégalités socio-économiques, et en particulier les inégalités de propriété, alors presque inévitablement le conflit politique va avoir tendance à se focaliser sur les questions portant sur les identités et les frontières entre communautés ». La catastrophe, selon Piketty, réside en ce que les élites considèrent le monstre social-nativiste comme une menace moindre que l’égalisation que l’ouverture de la boîte de Pandore pourrait rendre possible. C’est là la grave erreur qu’ils ont commise, et il est terrifié à l’idée qu’ils puissent continuer de la commettre. Le Capital au XXIe siècle et, plus encore, Capital et idéologie constituent sa tentative de les raisonner, de leur faire comprendre à quel point ils ont tort.

Si Piketty indique clairement que chaque régime inégalitaire a son propre niveau seuil d’inégalité – d’où les grandes différences, dans le temps et l’espace, quant au degré d’inégalité considéré comme légitime –, il avance également que la fin d’un ordre social particulier est pratiquement toujours le signe que ce seuil a été franchi. Tout repose sur cette thèse. Elle se fonde implicitement sur une théorie du développement historique qui s’apparente à un marxisme inversé. Si nous prenons le marxisme dans son acception la plus rudimentaire pour proposer qu’à terme, via l’appauvrissement du travail et la suraccumulation du capital, les contradictions du capitalisme vont engendrer sa propre dissolution politico-économique et idéologique, alors Piketty est un « marxiste » dans la mesure où il comprend l’économie moderne comme générant les germes de sa propre destruction violente via la production sans fin d’« inégalités excessives ».

Mais il s’agit là d’une affinité essentiellement formelle. À un niveau plus profond, Piketty adopte une posture magnanime mais profondément anti-radicale face aux changements historiques. Il comprend pourquoi les gens perdent confiance dans leurs institutions et cherchent à renverser la société, mais il considère cela contre-productif. Pour lui, les luttes qui définissent en définitive les sociétés humaines ne sont pas principalement matérielles, et les contradictions sociales du capitalisme ne seront pas vaincues par sa destruction.

Au contraire, les contradictions qui comptent sont celles que Piketty qualifie d’« idéologiques » (d’où le titre du livre) : « Toute l’histoire des sociétés humaines démontre que la recherche d’une norme de justice acceptable par le plus grand nombre en matière de répartition des richesses et de la propriété se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures. » Ainsi, « c’est avant tout sur le terrain des idées que les combats ont été menés et remportés ». La bataille des idées précède même les processus de distribution et de redistribution, puisque c’est ce qui établit la norme de justice qui les définit. Et si l’on tend à croire que cela a été rendu possible grâce aux partis, mouvements et syndicats, en réalité, « la véritable prise du pouvoir fut d’abord idéologique et intellectuelle ».

Cela a deux implications cruciales pour ce que nous pourrions appeler la politique pikettienne. Premièrement, non seulement cela donne un sens à son interprétation inversée de la boîte de Pandore – contrairement à la jarre du mythe, elle ne contient rien d’« intrinsèquement » mauvais ; ceux qui la détiennent déterminent la nature de son contenu –, mais cela attribue également aux intellectuels comme Piketty un rôle de premier plan, quoique sous-estimé, dans le changement politique. Piketty va même jusqu’à donner une tournure « révolutionnaire » à la célèbre déclaration de Keynes selon laquelle « les hommes pratiques, qui se croient à l’abri de toute influence intellectuelle, sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste défunt », que l’on ne peut s’empêcher de lire comme un murmure de légitime défense. Si le vrai combat réside dans la confrontation entre des idées et la logique des événements, alors penser est révolutionnaire, et « les acteurs les plus subversifs ne sont pas toujours ceux que l’on croit ». Dès lors que l’on considère cela comme une version de l’« idéalisme » longtemps excorié par le marxisme orthodoxe, il est difficile de ne pas entendre un écho d’Eduard Bernstein, mis au pilori par Lénine au profit d’un socialisme « évolutionnariste » qui n’est pas si éloigné de la version « participative » de Piketty.

Deuxièmement, la lutte politique de Piketty sur le terrain des idées est d’une logique provocante, impitoyable, voire romantique. Pour lui, donner la priorité à la raison est, en définitive, ce qui est en jeu en ce moment même de l’histoire, et elle ne doit pas être tenue pour acquise. C’est pourquoi il cherche si désespérément à attirer l’attention des classes moyennes, des élites et des décideurs politiques auxquels ses livres s’adressent. Selon son analyse de la conjoncture actuelle, l’inégalité elle-même est en train de devenir l’ennemi le plus redoutable de la raison. Il est très clairement convaincu que l’intolérance nativiste, raciste et misogyne qui caractérise de plus en plus les sociétés contemporaines, y compris dans certaines des communautés les plus riches de l’histoire, est le produit d’une expérience de l’inégalité, terreau fertile s’il en est de l’irrationalité. Les conditions d’un cercle politico-économique vicieux sont alors réunies : l’accélération de l’inégalité accroît l’attrait des politiques irrationnelles, qui à leur tour exacerbent l’inégalité et la violence, ce qui ne fait que déstabiliser davantage encore le rôle incertain de la raison dans la bataille des idées.

Pour Piketty, la tâche devant nous reste quelque chose de proche de la mythologie libérale du progrès.

Pour Piketty, donc, ce n’est rien d’autre que la Raison elle-même qui est piégée dans la boîte de Pandore. Le refus de l’ouvrir est irrationnel non seulement parce qu’erroné (son ouverture engendrerait beaucoup plus de bien que la plupart ne semble le comprendre), mais aussi parce que cela revient à attaquer le principe même de la Raison en tant que code organisationnel de la vie sociale moderne. Il n’est pas exagéré de dire que, pour Piketty, les dynamiques qui déterminent le mouvement historique ne sont pas les « forces productives et les rapports de production » de Marx, mais les forces et les rapports de conception. Et, si l’on reprend les termes de son analyse, la seule voie pacifique au-delà de la concaténation des crises actuelles, tant mondiales que locales, passe par une attaque concertée contre l’inégalité socio-économique, une attaque capable à la fois de reconquérir un espace pour la raison et de donner aux classes populaires des raisons d’espérer, dans le but, l’un avec l’autre, d’engendrer le cycle vertueux du « socialisme participatif ».

Le paradoxe possible de cette position est qu’il s’agit en quelque sorte d’un argument libéral en faveur du socialisme. Si nous mettions en place ne serait-ce que la moitié des propositions politiques de base de Piketty – une fiscalité progressive des richesses, des revenus et des émissions de carbone, le retour à l’investissement dans l’éducation et la santé, le revenu universel –, le monde serait un endroit infiniment meilleur. Cependant, il me semble indéniable que le fondement éthique de ces propositions réside dans la tradition individualiste libérale – y compris la défense, par cette dernière, de l’inégalité des « talents individuels ».

Certes, il s’agit du libéralisme « social », plus attrayant, d’un Keynes ou d’un Rawls, mais cela n’en demeure pas moins du libéralisme. Ce n’est pas seulement que Piketty adhère à la loyauté que tout bon économiste exprime envers la mondialisation et l’UE (supposées être, l’une comme l’autre, « bonnes », du moins en principe), mais aussi qu’il puisse affirmer que « la propriété privée des moyens de production, correctement régulée et limitée dans son étendue, fait partie des éléments de décentralisation et d’organisation institutionnelle permettant à […] différentes aspirations et caractéristiques individuelles de s’exprimer et de se développer dans la durée ».

Pour Piketty, la tâche devant nous reste quelque chose de proche de la mythologie libérale du progrès, qu’il ne voit pas comme étant inévitable, mais davantage comme une lutte. « Le progrès humain existe, mais il est fragile, et il peut à tout moment se fracasser sur les dérives inégalitaires et identitaires du monde. » Pourtant, il ne s’agit absolument pas d’une lutte des classes : « le conflit politique est avant tout idéologique et non “classiste”. »

Les contradictions fondamentales au niveau de l’intuition politique de Piketty – peut-être est-il préférable de les qualifier de paradoxes – sont, me semble-t-il, insolubles. Mais la question n’est pas de savoir si Piketty peut se substituer à Marx, ou si Piketty peut mener la révolution. Il ne le fera pas, et ce ne sont pas des questions intéressantes. Ce qui, en revanche, est intéressant, et bien plus important, c’est que son anxiété existentielle soit largement partagée. Le sentiment profond d’urgence, d’une civilisation au bord du précipice, est loin d’être exceptionnel en ce moment, peu importe que l’on soit libéral ou conservateur.

Il est possible d’envisager la promesse de Piketty – une issue non violente et raisonnée, ou du moins une tentative de trouver une issue – comme faisant partie de ce qui définit désormais le rôle de l’intellectuel moderne, et, en ce sens, son désir désespéré pour que le monde s’arrête et réfléchisse est partagé par beaucoup, même par ceux qui pourraient se qualifier de radicaux. J’ai tendance à me considérer comme très à la gauche de Piketty, mais si la Raison est enfermée dans la boîte de Pandore, je souhaite moi aussi qu’elle en soit libérée, car elle reste notre principal outil pour comprendre le monde, y compris ses éléments déraisonnables.

Cependant, au bout du compte, je ne suis pas certain que la véritable prise du pouvoir puisse se faire sur le terrain des idées. En fait, je ne suis pas convaincu que la boîte de Pandore soit remplie d’idées, même s’il est important que nous l’ouvrions. Je suis en revanche convaincu qu’elle est pleine de voix, de mouvements et de personnes dont les idées n’ont pas été entendues. C’est une raison tout aussi valable de l’ouvrir. Or, contrairement à Piketty, je ne crois pas que le pouvoir en place le fera, car son interprétation libérale de la raison s’y oppose. La démocratie est peut-être plus terrifiante encore que l’égalité. Le pouvoir en place a raison d’avoir peur, car celle-ci est fondée.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.


Geoff Mann

Géographe, Professeur de géographie à la Simon Fraser University, directeur du Centre for Global Political Economy

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