La ligne de partage des couleurs – à propos de La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois
“Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs”. Cette citation pourrait être comprise comme étant celle d’un artiste. Or, elle est celle d’un sociologue africain-américain : William Edward Burghardt Du Bois, “le premier à produire des recherches quantitatives complexes sur les relations raciales ainsi que sur la population noire aux États-Unis”[1].
Cette ligne de partage des couleurs est donc celle imposée par le racisme et que Du Bois déconstruit en visualisant par des graphiques le développement de l’éducation dans les institutions noires et celui des communautés africaines-américaines du sud des États-Unis[2] depuis la fin de l’esclavage.
Ces graphiques, une soixantaine, firent l’objet d’une exposition, L’Exposition des Nègres d’Amérique, présentée lors de l’Exposition universelle, à Paris, en 1900. Ils s’organisent en deux corpus : le premier traduit une approche locale et s’intitule “Les Nègres de Géorgie, une étude sociale” ; le deuxième traduit, quant à lui, une approche globale et s’intitule “Une série de cartes et de diagrammes statistiques montrant la condition présente des descendants des anciens esclaves africains actuellement établis aux États-Unis d’Amérique”. Trois albums de photographies commandées à divers photographes noirs du Sud, ainsi que divers objets et deux cent cinquante ouvrages d’auteurs africains-américains, permettent de donner chair aux données abstraites. L’ensemble de ces documents constitue une réponse à “la question même de la visibilité des Noirs [qui se trouve] en effet au centre de la pensée de Du Bois.”[3]
Quatre textes placés en première partie de l’ouvrage sont écrits par cinq auteurs engagés dans les études sur l’histoire sociale et culturelle des Noirs américains. Ils resituent ces planches à la fois dans le contexte américain au tournant du XIXe et du XXe siècle, dans celui de l’exposition internationale, et dans une moindre mesure dans l’histoire du traitement graphique des données statistiques. Le travail de synthèse graphique que Du Bois a mené en collaboration avec d’autres chercheurs dont Thomas Calloway, D.A.P. Murray et des étudiants de l’université d’Atlanta, est, quant à lui, reproduit dans la deuxième partie de l’ouvrage.
Les graphiques du premier corpus (approche locale) sont accompagnés de légendes dans la langue américaine et ceux du deuxième corpus (approche globale) sont encadrés de textes bilingues (américain et français). La totalité de ces graphiques et légendes constituent un récit visuel adressé d’abord aux visiteurs européens et américains, majoritairement blancs. Ce récit est politique. Du Bois est contemporain des théories du darwinisme social qui fait autorité et qui postule l’infériorité physique et intellectuelle des Noirs. Il fit l’expérience de ce discours raciste en particulier à l’Université, à partir de 1885. Dès ce moment, il débuta alors “une vie personnelle de croisade pour prouver l’égalité des Nègres et faire en sorte que les Nègres la revendiquent à leur tour”[4].
Un outil pris en main et retourné contre…
L’une des auteurs, l’historienne de la culture et architecte Mabel O. Wilson, fait référence à une citation d’Hegel qui synthétise le discours porté sur les Africains par les Occidentaux : “Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel”[5]. En proposant un panorama quantifié du “développement de la pensée noire”, Du Bois défait le stéréotype de “l’esprit naturel” qui transforme les Africains en grands enfants sans passé, sans histoire. Ce qui est démontré sous les traits et les couleurs des graphiques, est l’existence d’une «petite nation de personnes» qui «se révélaient capables d’étudier, de s’interroger et de réfléchir quant à leurs avancées et leurs perspectives propres».[6]
Pour cela, Du Bois, premier Africain-Américain à obtenir un doctorat à Harvard, se saisit des outils intellectuels mis au point au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, notamment par William Playfair. Mais il ne se contente pas de les saisir, il les retourne pour présenter son étude critique sur la situation des Noirs aux États-Unis. Et cette prise en main que racontent la succession des schémas, les photographies et les ouvrages d’auteurs noirs, s’affirme dans un espace, l’Exposition internationale, vitrine du capitalisme industriel censée témoigner du haut degré de progrès des “races civilisées”.
Les travaux de l’historien Serge Gruzinski sur la colonisation de l’Amérique latine par l’Espagne et le Portugal, à partir du XVIe siècle, mettent en valeur un processus de prise en main similaire. Dans un premier temps, “c’est par l’image que des notions essentielles comme celles de temps et d’espace, d’historicité, de représentation ou encore de nature ont pénétré dans l’esprit des populations soumises.[…] mais très vite aussi, c’est en s’emparant des images chrétiennes que les groupes indigènes se sont forgé de nouvelles identités.”[7]
Les termes disent aussi l’histoire
Cette capacité à se construire une identité n’est jamais achevée. Elle se continue, travaillée par les diverses évolutions transformant les sociétés. En témoigne l’évolution du terme désignant les Noirs américains. Le terme “Negro” traduit par “Nègre” en français, est lisible dans les titres des planches présentées dans l’exposition et dans les livres et articles de Du Bois. Il est également utilisé par Martin Luther King dans ses discours durant les années 1960. À la même époque, le terme “Afro-américain” est formulé et défendu par Malcom X. Enfin celui d’ “Africain-américain” est utilisé par les cinq auteurs des textes qui composent la première partie de l’ouvrage ainsi que par la traductrice Julia Burtin Zortea. Dans cette évolution terminologique, une histoire se lit qui raconte la construction d’une identité ; elle est avant tout celle d’une dignité qui ne cesse de devoir être défendue : ”Depuis le XIXe siècle, l’effort majeur des artistes et intellectuels a été d’inverser le stigmate, de transformer en sujet de fierté ce dont on faisait une honte : le fait d’être noir.”[8]
Il est d’ailleurs dommage que la mise en perspective de ce travail dans l’histoire du traitement des données statistiques soit traitée si rapidement. Le designer graphique Silas Munro, dont le texte introduit les planches, propose un survol rapide : de William Playfair, “le premier à produire des diagrammes en bâton et des graphiques linéaires (1786) ainsi que des diagrammes circulaires (1801)”[9], au Bauhaus et l’Isotype. Il situe le travail de Du Bois à l’initiative d’une pensée visuelle moderne : “Élaboré une décennie avant l’essor des principales avant-gardes européennes, ce travail précédait l’apparition du design modulaire dont les origines sont souvent confondues avec celles du formalisme russe, du mouvement néerlandais De Stijl et du futurisme italien.”[10] La définition que Munro donne du design modulaire composé des formes abstraites géométriques de base et peintes “dans d’éclatantes couleurs primaires ou dessinés en noir et blanc”[11] pourrait fort bien s’appliquer à la synthèse des Éléments d’Euclide réalisée par l’ingénieur Oliver Byrne en 1847.
Ce survol privilégie une histoire des formes aux dépens d’une histoire plus globale de la culture visuelle rationalisante qui marque la pensée en Europe depuis au moins la Renaissance[12]. L’approfondissement de cette histoire n’aurait en rien dévalorisé la puissance visuelle de l’étude entreprise par Du Bois. Au contraire, l’ensemble des propositions graphiques – cartes, schémas circulaires, en spirales, diagrammes en bâtons verticaux et horizontaux– parviennent à composer une synthèse efficace du récit défendu par le sociologue. Mais cette efficacité n’est pas sèche et lisse. Elle se transmet à l’aide des couleurs dont le traitement génère une vibration particulière : encre et peinture à l’eau travaillées à la main majoritairement en aplat et parfois, lorsque les informations le nécessitent, en dégradé.
Cette vibration singulière associée aux diverses réponses graphiques est la dimension sensible qui permet à ces planches de s’échapper d’une approche systématique et réplicable. Faisant écho à la citation de Du Bois sur la ligne de partage des couleurs, la réunion de ces choix plastiques ne doit pas être réduite à la fonction d’illustration du discours. Elle est productrice de savoirs sur une histoire à la fois locale et globale de la situation des Noirs américains au tournant du XIXe et du XXe siècle. Le traitement graphique des données statistiques devient alors, entre les mains de Du Bois et son équipe, une arme d’autant plus puissante que son caractère d’évidence permet à ces planches d’acquérir une légitimité scientifique, celle de la méthode sociologique qui s’affirme à ce moment-là aux États-Unis.
Une étude à poursuivre…
Cette édition est un ouvrage précieux car il présente une étude visuelle quasi inconnue en France et parce qu’il ouvre vers de nombreuses pistes de recherche. Cet ouvrage ouvre en effet à l’histoire de la visualisation des données qui excède l’exercice de la mise en forme pour composer des récits et produire des savoirs. Il s’ouvre également aux études post-coloniales et à l’histoire des représentations des populations dominées, à celle de la pensée visuelle ainsi qu’à une histoire globale. Ce livre est également en phase avec notre temps et il faut espérer que ces pistes de recherche se développent au-delà des lignes de partage des couleurs dont l’actualité nous montre encore, hélas, la persistance.
Whitney Battle-Baptiste et Britt Rusert (dir.), La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois. Représenter l’Amérique noire au tournant du XXe siècle, Princeton Architectural Press , États-Unis, 2018.
Traduite par Julia Burtin Zortea, la version française a été publiée aux éditions B42 en décembre 2019.