Cinéma

Poètes à l’attaque ! (à propos de l’adaptation du premier livre de Houellebecq)

maître de conférences en littérature

« Un feel good movie sur la souffrance », c’est le sous-titre que le réalisateur Erik Lieshout a choisi pour son adaptation aussi libre que réussie de Rester vivant, le premier ouvrage de Michel Houellebecq, à mi-chemin entre essai et poésie. Starring Iggy Pop.

D’abord, il y a une voix : celle d’Iggy Pop, rauque et enveloppante à la fois, si grave et si profonde qu’elle semble être faite pour nous guider jusqu’aux enfers. Puis il y a les visages, filmés de près, comme si chaque accident, ride, marque, tressaillement étaient autant d’indices pour percer un mystère. Enfin des silhouettes se détachent, frêles ou massives, toutes différentes, bancales, fragiles, hors-norme. Des prénoms enfin, apparaissent : Anne-Claire, Jérôme, Robert – et puis un certain Vincent, sous les traits de Michel Houellebecq. Tous ont partie liée avec la folie, tous ont connu des « sorties de route », tous créent, avec des mots ou des pinceaux, pour pouvoir « rester vivant ».

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L’art constitue-t-il, au fond de la souffrance, le seul moyen de survie ? Tout artiste est-il potentiellement un fou ? Tout fou potentiellement un artiste ? Jusqu’à quel degré de désespoir peut-on trouver en soi la force de créer ? Comment un poète peut-il survivre dans notre société ? Telles sont certaines des questions que posait le premier ouvrage poétique publié par Michel Houellebecq en 1991, intitulé Rester vivant. Méthode. Le poète s’y adresse directement au lecteur, il l’interpelle, il lui explique que si « le monde est une souffrance déployée », il faut se rappeler que « toute souffrance est bonne ; toute souffrance est utile » parce que « toute souffrance est un univers ». Souffrir n’est pas une fin, c’est une origine, c’est la source à laquelle il faudra, toujours, revenir : car « apprendre à devenir poète » déclare-t-il, « c’est désapprendre à vivre ». Et toucher le fond est la seule voie vers la rédemption : « Lorsque vous susciterez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous saurez que vous êtes sur la bonne voie. Vous pourrez commencer à écrire ». Erik Lieshout adapte très  librement Rester vivant. Et il sous-titre son film ainsi : « Un feel good movie sur la souffrance ».

L’antithèse fait, évidemment, sourire. Elle est cependant profondément révélatrice : le livre de Houellebecq, à mi-chemin entre essai et poésie, entend nous « désapprendre à vivre », il fait de son lecteur un « suicidé vivant » ; il agit pourtant aussi à la façon d’un tonique violent. Le texte, dense et abrupt, oscille entre les axiomes au présent de vérité générale et les préceptes énoncés à l’impératif : il dévoile et il exhorte, il prêche pour mieux produire, chez son lecteur, une salutaire conversion. Conversion à quoi ? À la poésie. Rester vivant postule en nous le poète en même temps qu’il nous contraint à le devenir : parce que la poésie est la seule voie de survie. L’adaptation au cinéma d’un texte aussi abstrait, et dont toute l’efficacité est dans le dialogue qu’il engage, n’avait rien d’évident – on pouvait, à vrai dire, craindre le pire. Erik Lieshout relève le défi magnifiquement.

D’abord, sans doute, parce qu’il parvient étonnamment à incarner le propos. Tous les amateurs d’art contemporain connaissent Robert Combas, qui a été à la fin des années 1970 l’initiateur, avec Hervé di Rosa, du mouvement de la figuration libre – et que Michel Houellebecq avait invité déjà à exposer ses toiles en 2016 lors de l’exposition, également intitulée Rester vivant qui lui était consacrée au Palais de Tokyo. Personne en revanche ne connaît Anne-Claire Bourdin, ni Jérôme Tessier. Ils sont eux-mêmes très différents. Mais l’un et l’autre, chacun à leur manière, se débattent avec la folie ; l’un et l’autre ont manqué sombrer ; l’un et l’autre écrivent ; l’un et l’autre ont fait partie des nombreux lecteurs qui ont correspondu avec Michel Houellebecq et qui lui ont décrit leur vie. Qu’il s’agisse de Robert, d’Anne-Claire ou de Jérôme – puisque c’est par leur prénom que le film les désigne – tous sont présentés comme des survivants. Des êtres qui n’entrent pas, ou plus, dans la logique sociale, qui se voient dès lors frappés d’exclusion, renvoyés à la marge en même temps qu’à une solitude radicale. Jamais cependant le film n’envisage cette aliénation comme un manque, il en fait au contraire l’indice d’une résistance à la norme imposée ; de cette intense fragilité il fait une force ; et de leur isolement un manifeste.

C’est de l’intérieur du film que naît alors la poésie : elle en était l’objet, elle devient sa qualité palpable

Cette transfiguration est atteinte à la fois par la beauté frappante de l’image et l’intensité émotive du son. Erik Lieshout le dit lui-même : ils ont réalisé le film à trois, avec Reinier Van Brummelen, qui a été chef opérateur pour Peter Greenaway, et l’ingénieur du son Arno Hagers. Cette étroite coopération est extrêmement sensible dans le film, et elle est d’autant plus efficace qu’elle ne débouche jamais sur un esthétisme gratuit : la sublimation qu’elle permet abolit tout risque de voyeurisme et ne cesse au contraire de servir le propos. L’art du cadrage fait ressortir l’humain au sein d’un monde déshumanisé, suscite des jeux de perspective qui disent l’horizon bouché pour mieux ouvrir ensuite une soudaine échappée. Le travail de la lumière, absolument magnifique, fait du film une série de portraits vibrants où le clair-obscur devient la matière même des gens, où l’ombre paradoxalement permet d’atteindre au cœur la profondeur des êtres. Aux grains de peau répondent des grains de voix : débits assurés ou incertains, qui parfois tremblent, déraillent, et souvent se teintent d’une indicible mélancolie – car les mots ici intègrent le silence. La musique, extrêmement présente, accompagne et soutient, entoure les personnages d’une forme de tendresse, suscite la beauté, exalte l’empathie. Et c’est de l’intérieur du film que naît alors la poésie : elle en était l’objet, elle devient sa qualité palpable ; elle surgit comme un don, comme une réparation, ou plus exactement en fait comme si elle était l’atmosphère même dans laquelle se meuvent ceux que la réalité a ravagés.

Tous ces personnages évoluent en parallèle. Mais il y a, dans le film, une rencontre : c’est celle d’Iggy Pop et de Vincent Greilsamer. Et Vincent Greilsamer, c’est Michel Houellebecq. Pourquoi, quand les autres apparaissent pour eux-mêmes, lui donner cet autre nom ? Vincent Greilsamer, les lecteurs de Houellebecq le savent, n’est pas n’importe qui : c’est, dans La Possibilité d’une île, un personnage d’artiste qui est « comme un petit enfant infirme, très malade », et qui ne peut « pas assumer la brutalité du monde » ; il va, dans le roman, devenir le nouveau « prophète » qui assurera le succès de la secte élohimite. Et Iggy Pop connaît bien Vincent, puisqu’il a enregistré en 2009 un disque, Préliminaires, entièrement inspiré de sa lecture de La Possibilité d’une île. Il a rappelé, dans le Cahier de l’Herne consacré à Houellebecq, à quel point les livres de Houellebecq ont été importants pour lui, la manière dont « la voix qui s’exprime au fil de ces pages » lui était devenue « en quelque sorte intime ». De son côté, Houellebecq a raconté que « 1969 », des Stooges, était le premier disque de rock qu’il ait acheté dans sa vie, et que ce disque a été pour lui « un choc immédiat, définitif ». Il a écrit aussi que le moment où, grâce à Erik Lieshout, il a rencontré Iggy Pop, a été l’un des moments « les plus enthousiasmants de sa vie ». Le film raconte indirectement cette histoire, l’histoire de la reconnaissance mutuelle de deux artistes, l’histoire d’une rencontre qui s’effectue d’abord par œuvres interposées, avant même que la réalité ne lui permette d’avoir une existence concrète. La réalité, ou bien encore la fiction, puisque c’est à travers le film que la rencontre a finalement eu lieu ? On ne sait plus très bien, et il y a là un effet de vertige dont le film joue à plein. Que seraient nos vies sans création ? Qui sommes-nous, finalement, que nos propres personnages ? Nous rencontrons-nous d’abord dans la vie, ou à travers des textes ? Houellebecq dans le film est Vincent, mais c’est aussi son texte que l’on dit ; et c’est Iggy qui lit ce texte et qui, tout en évoquant très directement sa propre vie, s’identifie à Houellebecq en devenant son récitant. La scène dans laquelle les deux artistes se retrouvent face à face dans le film instaure dès lors un jeu de miroir où se découvrent deux alter egos.

« Montre-toi, mon ami, mon double », dit l’un des poèmes de Michel Houellebecq. C’est cette épiphanie du double que suscite le film. Épiphanie, parce que dès lors que l’on est deux, on n’est plus seul. Et que ceux qui se sont rencontrés à travers la fiction sont susceptibles de faire équipe dans la réalité. L’expérience esthétique pourrait alors avoir des conséquences pratiques. Le film, à plusieurs reprises, questionne la possibilité d’une révolution, en général pour l’écarter : la réalité est trop puissante, ses contraintes sont des chaînes trop lourdes à soulever. La rencontre entre Michel Houellebecq et Iggy Pop semble pourtant receler le pouvoir miraculeux de faire voler en éclats cet ordre des choses. Immédiatement après elle, dans un final hallucinant, tous les personnages du film pour la première fois se rejoignent. Venus de nulle part, ils se retrouvent au milieu d’un grand boulevard, Iggy Pop en tête, les autres derrière, tous de front sur une même ligne ; et ils remontent la rue à pied, fragiles, déterminés, à contre-courant du flot des voitures : ensemble, et seuls contre tous. « Poets, attack ! » lance alors Iggy Pop. Prenez garde : la révolution sera en marche dès lors que les poètes se retrouveront pour descendre sur le pavé.


Agathe Novak-Lechevalier

maître de conférences en littérature, Université Paris Ouest Nanterre

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