La raison sans masque
À ceux qui se recommandent de la Raison et la dépeignent avec une mine sévère, un regard farouche, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, on a envie de lancer : « Fais pas ta rosière ! » La raison a tant de visages que tantôt elle tonne en son cratère pour annoncer la révolution, tantôt elle se dresse contre le présent au nom de la tradition, tantôt encore elle porte les espoirs du progrès ou est vouée aux gémonies si ces espoirs sont déçus. Ses adversaires religieux dénoncent le culte que lui vouent les profanes, et ses amis inspirent autant de méfiance que ses ennemis.
Il y autant de pseudo-rationalismes que de rationalismes. Mais quand on veut dénoncer les faux rationalismes ou les récupérations du rationalisme par des marchands du Temple qui se disent gardiens de la raison, il vaut mieux savoir qui garde quoi, et ce qu’implique le rationalisme[1].
On nous dit d’abord que Minerve est « en réalité » au service de l’intérêt. C’était le reproche que lui faisaient La Rochefoucauld (l’esprit est la dupe du cœur), Schopenhauer (la logique est l’art d’avoir toujours raison) ou Nietzsche (la raison est une fiction). La science aussi est aux mains des intérêts, ceux de l’industrie et de la politique. Derrière son masque d’éternité, la raison est soumise à l’histoire, et les Lumières, supposées la représenter, sont la cause des pires maux : colonisation, génocides, guerres, totalitarisme.
Et si tout le monde a la raison en partage, comment se fait-il que nous raisonnions si mal ? Une fois tous ces masques ôtés, la raison est bien moins impressionnante : elle n’est plus qu’un fantassin dans l’armée des savoirs. Elle n’est qu’un instrument. Elle n’est plus la science, mais un ensemble de règles variables. Elle s’incarne dans des périodes différentes. Elle n’est pas le poste de pilotage de nos activités cognitives. Il n’y a pas une Raison, mais des raisons, autant, comme disait Falstaff, qu’il y a de myrtilles, et tout le monde