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L’après-Trump ou comment remettre le génie de la vérité dans sa lampe ?

Poète

Après l’élection de Joe Biden, un soupir de soulagement s’est propagé d’un bout à l’autre des États-Unis. Et pourtant, jusqu’au bout Trump aura continué d’être une source d’angoisse et de détresse. Ainsi, lors de la manifestation qu’il a organisée le 6 janvier dernier, il a une fois de plus nié l’évidence de sa défaite, avant d’appeler ses partisans à marcher sur le Capitole. Avec les tristes conséquences qu’on connaît. Pour le poète américain John Freeman, les États-Unis font aujourd’hui face à un grand défi : réparer la vérité. Et le chantier est immense.

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Existe-t-il un mot plus fort que « soulagement » ? Un mot qui signifie non seulement la fin de la souffrance, mais aussi la disparition de la souffrance ?

Un soulagement comme une miséricorde.

On a vu ce soupir de soulagement se propager d’un bout à l’autre des États-Unis en novembre après que quatre-vingt-un millions d’Américains ont voté pendant la pire pandémie qu’ait connue le pays – certains ont fait la queue pendant douze heures – afin de bouter Donald Trump et Mike Pence hors de la Maison Blanche et d’y installer le vice-président Joe Biden et la sénatrice Kamala Harris.

On allait enfin pouvoir tourner la page de ces cinq dernières années.

Et au bout du compte, l’élection n’a même pas été si serrée – en politique américaine, plus de dix pour cent d’écart entre les deux candidats équivaut à une victoire définitive. Malgré l’emballement médiatique, le résultat n’a pas été si surprenant. Trump était à la traîne dans les sondages tout au long de l’année et ce dans des proportions qui dépassaient de beaucoup la marge d’erreur. La plupart des gens en avaient assez de lui. Pendant cinq ans et pour plus de la moitié du pays, Trump a été une source d’angoisse et de détresse. Ce n’était pas ses cheveux ni son mauvais goût. Ni sa vulgarité. Ni sa façon de massacrer la langue ni de s’enorgueillir de sa propre avidité.

C’était sa cruauté triomphante : pendant quatre ans, le président des États-Unis a jubilé devant la douleur des autres. Mettre des enfants en cage ; expulser les Américains les plus vulnérables de leur logement ; en pleine pandémie, intenter des actions en justice pour priver de couverture sociale certains citoyens ; encourager une police déjà violente à frapper les détenus encore plus fort. S’ils étaient noirs ou foncés de peau, il employait des mots comme « voyous » ou « criminels ». Pas une fois il n’a appelé au recueillement national pour rendre hommage aux centaines de milliers de morts du coronavirus.

L’ultime action de Trump a été un refus sidérant. Plutôt que d’accepter ce que son propre responsable de la sécurité du scrutin a appelé « l’élection la plus sûre de l’histoire américaine », Trump a hurlé à l’irrégularité et s’est mis à débiter des conspirations les unes après les autres. L’élection a été truquée, a-t-il dit. Les machines à voter ont été piratées, volées. Emmenées on ne sait où. Il est même parti en guerre contre les Républicains de l’État de Géorgie, ce qui a sans doute coûté au parti de perdre la majorité au Sénat. Cela non plus n’aurait dû surprendre personne. Cela faisait des mois que Trump annonçait qu’il ne capitulerait pas facilement. En 2020, au lieu de combattre la pandémie, il a passé son temps à répéter que s’il « perdait », il dirait que l’élection avait été volée puisqu’après tout, il était inenvisageable qu’il perde.

Pour tous ceux qui n’entraient pas dans la catégorie des fervents défenseurs de Trump à qui s’adressait ce mensonge, ces mots se sont simplement ajoutés au reste. Trump faisait du Trump. Celui qui avait fait mousser sa carrière de promoteur immobilier raté en rôle d’homme d’affaires légendaire n’avait jamais été qu’une baudruche. Il avait refourgué sans succès des steaks, de la vodka, des billets d’avion, des casinos, de l’eau, une équipe de football semi-professionnelle, des concours de beauté, des cravates et une université. Dans tous ces domaines, son échec avait été colossal et le voilà qui échouait dans la plus absurde des sphères d’influence : la politique.

Mais pour le noyau dur de sa base, celui qu’on a vu débarquer en masse le 6 janvier pour prendre d’assaut le Capitole, ce mensonge sur l’élection était la dernière étape visant à allumer la mèche d’une bombe que ce président tout droit sorti d’un reality show confectionnait depuis cinq ans. Et ce mensonge paraissait familier parce qu’il touchait au cœur de la psyché américaine.

La liberté, le libre exercice de ses droits et toutes les convictions pour lesquels les Pères fondateurs ont milité n’étaient que les déchets rhétoriques d’un pays véritablement construit sur le nationalisme blanc.

La psyché de la politique américaine repose sur un document dont l’interprétation fluctue selon la lumière à laquelle on le lit. D’un côté, la constitution proclame que « tous les hommes sont créés égaux » mais quelques centaines de mots plus loin, elle estime qu’un esclave représente « trois cinquièmes d’un homme », révélant – au mieux – une nation traversée par les contradictions de son époque. Une époque où la norme était de considérer que « tous les hommes » faisaient référence aux hommes blancs ou aux propriétés appartenant à des blancs, et que les terres d’Amérique du nord leur étaient destinées, sans tenir compte des populations qui y vivaient déjà.

Vue sous un autre jour, toutefois, la volonté de créer un état d’exception aussi énorme avec ce « tous les hommes sont créés égaux » suggère que la nation est née d’un mensonge. Que la liberté, le libre exercice de ses droits et toutes les convictions pour lesquels les Pères fondateurs ont milité n’étaient que les déchets rhétoriques d’un pays véritablement construit sur le nationalisme blanc.

Cette dichotomie dans la façon de lire ce que les Pères fondateurs ont rédigé à la hâte en 1776 fait tellement partie de l’ADN américain qu’elle se manifeste dans quasiment presque tous les débats qui agitent le pays. Qui a le droit d’obtenir la citoyenneté, une couverture santé, un salaire décent ou l’égale protection des lois ? Ces questions tournent autour d’un axe central : « tous les hommes sont créés égaux » était-il un idéal auquel aspirer, qui évolue et s’élargit avec le temps, ou était-ce un décret silencieux, l’affirmation que l’égalité – ainsi que l’envisageaient les Pères fondateurs – était déjà acquise et que de l’étendre reviendrait à trahir la nation ?

Manifestement, Trump est une émanation de ce dernier camp, mais il n’est pas seul. Ces cinquante dernières années, il a été rejoint dans ses convictions par une grande partie du parti Républicain. Depuis la promulgation du Voter Rights Act de 1965 prévu pour soutenir les protections du 15e amendement garantissant aux Afro-Américains le droit de vote, on a vu le parti Républicain mener une contre-offensive pour freiner l’extension et les protections des libertés accordées aux citoyens américains non-blancs. La droite américaine a réussi sa percée dans les universités, créant toute une théorie faisant jurisprudence pour traiter la constitution comme un document sacré qu’il ne faut pas adapter – on l’appelle originalisme et ses défenseurs siégeant à la Cour suprême sont Clarence Thomas, Samuel Alito et Brett Kavanaugh –, créant en outre une base active déterminée à abroger la plupart des lois relatives aux droits civiques.

Pendant ce temps, alors que les lois Jim Crow n’avaient officiellement plus cours, une police très peu policée s’assurait – souvent par la violence et le meurtre – qu’elles restent la norme. Les Afro-Américains ont toujours connu cette situation alors que la plupart des Blancs n’en ont pris conscience que ces cinq dernières années avec l’apparition quasi-quotidienne de vidéos montrant des violences policières.

Depuis l’abrogation du Voter Rights Act en 2013, les États-Unis ont vu une explosion des attaques contre le droit de vote. Tous les ans, partout où ils étaient à la manœuvre, les Républicains ont opéré un redécoupage électoral pour entasser le plus d’électeurs noirs possibles dans le moins de districts possibles – limitant ainsi leur pouvoir. La voix des électeurs blancs a été amplifiée par cette décision ainsi que par la construction de prisons dont la population carcérale – qui comprend un nombre disproportionné de Noirs et de Latinos – est comptabilisée pour déterminer quelles parties du pays ont droit à la représentation. Pour autant, les détenus de ces prisons n’ont pas le droit de voter.

Soyons clairs, la démographie des États-Unis ne laisse planer aucun doute. Dans les vingt-cinq prochaines années, les gens typiquement identifiés comme blancs ne feront plus partie du groupe majoritaire. Alors même que les démographes – effarouchés par les particularités mêmes qui ont dominé la présidence de Trump (la peur des Blancs et la colère des Blancs) – débattent pour savoir qui nous appelons Blancs, le compte à rebours du basculement des Blancs dans la minorité menace la politique américaine. Que se passera-t-il ? Y aura-t-il un rétablissement du pouvoir ou un gigantesque changement ? Trump exploite ces peurs depuis qu’il s’est lancé en politique.

Cela a commencé avec son mensonge raciste qui remettait en question la citoyenneté d’Obama et ses efforts pour tenter de prouver – sans preuve – qu’Obama n’était pas né aux États-Unis. Trump a répété ce mensonge pendant des années sur Twitter, Facebook, à la télévision, et à la moindre de ses apparitions publiques ou presque. Près de vingt membres du Congrès lui ont emboîté le pas. Le mensonge a été répété en boucle sur Fox News. Résultat, il est resté. En 2016, soixante-douze pour cent des Républicains encartés doutaient encore de la citoyenneté d’Obama, ceci après que Trump avait officiellement – brièvement – reconnu son erreur.

Cela a continué durant sa campagne de 2016 où il répétait à l’envi ce mensonge éhonté sur les Mexicains violeurs et criminels qui franchissaient la frontière en masse. S’il y avait le moindre doute qu’une mèche n’attendait plus que d’être allumée, celui-ci a été balayé quand Trump a applaudi le meeting de suprémacistes blancs à Charlottesville et « les gens très bien » qui ont tué Heather Heyer. Personne n’a été surpris quand sa réaction aux protestations de Black Lives Matter qui ont éclaté dans la foulée du meurtre de George Floyd a été de tweeter : « Quand les pillages commencent, les coups de fusil aussi », une phrase rendue célèbre en 1968 par George Wallace, le gouverneur ségrégationniste de l’Alabama, contre qui JFK a été obligé d’envoyer l’armée pour s’assurer que l’intégration ait bien lieu dans les écoles de son État.

Trump est le successeur de Wallace si ce n’est qu’il est originaire du Queens et ruiné : et comme Wallace, il a affiché son refus de vivre dans le monde moderne comme un signe de sa force et de son authenticité. Pour les partisans de Trump, majoritairement blancs, qui adhèrent à cette posture, il ne peut rien faire de mal puisque la totalité de leur vision du monde est enchevêtrée dans le fantasme complaisant selon lequel leur foi en cet homme n’est pas raciste ; elle est tout bonnement juste.

Pendant près de deux mois après l’élection de Biden, Trump a adressé à ses soutiens des défis quotidiens à leurs convictions, et ils ont répondu avec alacrité. Ils ont participé à des rassemblements alors que les scientifiques les avaient prévenus du risque mortel qu’ils encouraient en s’exposant à la Covid, et les faits ont donné raison aux scientifiques. Ces gens ont déboursé l’argent qu’ils n’avaient pas quand la campagne de Trump a envoyé pas moins de vingt mails par jour pour organiser des levées de fonds et ce dans un langage de plus en plus agressif. C’est ainsi qu’un milliardaire a collecté deux cent cinquante millions de dollars en à peine deux mois alors qu’aux quatre coins du pays, un nombre important de gens étaient aux abois. Trump a bricolé une armée d’avocats mercenaires, du genre squatteurs de tribunaux, qui ont essuyé pas moins de soixante-dix défaites tant au niveau fédéral qu’étatique. Et pourtant les fidèles de Trump ont continué de croire.

Si bien que lorsqu’il a fini par poster un Tweet qui disait : « Tous à Washington le 6 janvier », ses fidèles – ou un bon nombre d’entre eux – ont écouté.

Nous savons tous ce qui s’est passé ensuite.

Quand règne le chaos, nul besoin d’être constant ou cohérent.

Durant les trois heures qui ont suivi, des centaines si ce n’est des milliers d’extrémistes pro-Trump, électrisés par sa rhétorique enflammée lors de son discours du matin où il les avait exhortés à être forts, ont pris d’assaut le Capitole. Ils sont venus avec des colliers de serrage en plastique, des bombes artisanales, des fusils et certains portaient des t-shirts qui se moquaient du nombre de morts de l’Holocauste. Beaucoup brandissaient des drapeaux confédérés – un symbole bien connu des nationalistes blancs qui refusent de vivre dans une Amérique multiculturelle. Leur accoutrement était un mix bizarre de marchandise trumpienne et de déguisement. Ils ont cru mettre un terme à un crime commis contre le processus électoral, mais ont aussi pris – à l’instar de leur sauveur – un grand plaisir à profaner les lieux. Ils ont étalé leurs propres excréments sur les murs du bâtiment, on pouvait les suivre à la trace d’une salle à l’autre. Ils ont tout filmé.

À cet égard, ils imitaient l’activité préférée de leur sauveur : exposer sa vulgarité. Ça n’était pas assez pour Trump de casser les codes ou de s’adresser directement à ses partisans. Il voulait que le reste du pays le regarde faire, il voulait que les gens aient peur, soient intimidés, agacés. Indignés. Il se nourrissait de ces émotions. Quand Twitter et quelques autres réseaux sociaux ont réagi au raid sur le Capitole en l’éjectant, ils lui ont infligé la première punition qui pouvait avoir un effet sur lui. Condamné à rejoindre la première plateforme d’extrême droite qui voudrait bien de lui, Trump n’aurait plus le loisir de harceler, troller et malmener ceux qui ne l’adulaient pas avec son flot ininterrompu de menaces et de mensonges.

La défaite de Trump se fera beaucoup sentir aussi chez ses opposants. Il n’y a pas que l’aile droite de l’Amérique qui a sombré dans ce fantasme coupé du réel. Les Américains vivant dans des réalités différentes de ceux qui ne croient pas comme eux sont plus nombreux que jamais, et ce à cause des réseaux sociaux, qui se sont insinués jusque dans les moindres recoins de notre existence ces dix dernières années, nous coupant les uns des autres par des algorithmes qui nous montrent toujours plus de ce que nous voulons soi-disant voir et entendre. Jamais nos données personnelles n’ont à ce point déterminé ce que nous pouvons savoir. En quelques clics et posts désinvoltes, nous avons dit aux géants de la tech exactement ce que nous aimons entendre – si bien qu’en vivant sur Internet, chacun de nous a créé sa réalité taillée sur mesure.

Trump a utilisé ces informations pour cibler les électeurs plus qu’aucun autre candidat avant lui. Et son attitude sans vergogne – ainsi que sa propension au mensonge – l’a aidé. Plus qu’aucun autre candidat avant lui, Trump était prêt à dire tout haut ce que les gens pensaient tout bas. Peu importe que ce soit sexiste, raciste ou faux. Il le disait. Et s’il le fallait, il était prêt à se dédire – tout en glissant des clins d’œil complices à son public. Les campagnes qu’il a menées et le cirque gouvernemental dont il a été le monsieur loyal se sont transformés en un carnaval bouillonnant d’exagérations et de stéréotypes pendant que ses sous-fifres en charge du numérique noyaient la liste toujours plus longue de ses ennemis sous les mèmes et les piques. Photos trafiquées, faux comptes et fake news se déversaient dans le cycle de l’actualité. Quand règne le chaos, nul besoin d’être constant ou cohérent.

Même si vous croyez que la Russie n’a pas impacté l’issue des précédentes élections américaines, ses publicités et ses campagnes de désinformation ont touché un nombre incroyable d’électeurs américains. Ces derniers ayant expliqué sur les plateformes – via leurs like, clics et posts – ce qu’ils croyaient, ce qu’ils désiraient, ce qu’ils craignaient, quel genre de réalité ils espéraient.

Depuis 2016, en partie parce que l’Amérique a élu son premier troll à la présidence, combien de citoyens ont vu des politiques potentiellement mortelles être annoncées sans retenue sur Twitter ? Combien de fonctionnaires de carrière se sont retrouvés menacés de mort parce que le président avait décidé – sur Twitter – qu’il n’aimait pas les voir défendre l’État de droit ? Chaque journée offrait un nouvel échange d’insultes et se terminait dans une forme d’épuisement à la fois identique et différent.

Ces dernières années, nous tous, Américains, avons commencé à imiter ce cycle infernal, surtout en ligne. Nous avons bloqué des gens, en avons annulé d’autres, ces clashs nous ont excités, nous avons formé des tribus vertueuses et avec nos doigts, par écrans interposés, nous avons dit à certains ce que nous ne dirions jamais en personne, dans des lettres ou dans des formes plus lentes de communication quand nous avions un vrai visage en face de nous qui nous répondait en direct. Nous avons développé un rapport à l’actualité plus partisan et l’avons regardée avec une dévotion qui confine au sectarisme. Tout ceci ne minimise en rien le danger constant dans lequel cette administration a mis ses citoyens avec ses déclarations publiques et sa politique, et n’assimile pas non plus un clash sur Internet à un assaut bien réel causant la mort de personnes bien réelles. Mais si Trump a construit un monde basé sur des mensonges et des fantasmes, sa résistance aussi – par moments.

Alors que Trump n’était autrefois qu’un aboyeur de foire à la marge de la politique américaine, il en est depuis devenu le centre, le président, suivi par une coterie de flagorneurs aux pouvoirs étendus qui cherchent à reprendre le flambeau. Le sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham, le sénateur du Texas Ted Cruz, le sénateur du Missouri Josh Hawley, un diplômé en droit de Yale et Stanford qui vient de se rendre tristement célèbre en brandissant le poing à l’adresse des émeutiers prêts à foncer sur les marches du Capitole. Hawley a manifestement vu d’un bon œil leurs efforts puisqu’il leur a envoyé une demande de récolte de fonds par texto une heure après le début du siège.

Il faudra des années pour analyser le coût et les conséquences à long terme de cette époque de mensonge.

Les autocrates ont tendance à perdre le pouvoir brutalement. Une minute ils semblent tenir bon, la suivante ils implorent qu’on leur laisse la vie sauve. Dans le cas de Trump, le paquebot de Républicains prêts à le suivre dans ses mensonges, afin d’obtenir la nomination de juges et des allègements fiscaux, a pris l’eau quand la masse de leurs fidèles en furie a pris possession du Capitole. Lyndsey Graham a quitté le navire, suivi d’Elaine Chao, la ministre des transports, et d’une douzaine d’autres conseillers et membres du personnel.

Pourtant, ils sont nombreux à être restés à bord. Même après l’évacuation du Sénat et du Congrès, et alors que tout le monde était au courant que plusieurs personnes avaient trouvé la mort durant l’attaque, les Sénateurs Hawley et Cruz se sont quand même présentés à la chambre haute et ont entrepris de contester la validité de l’élection, sachant pertinemment que les accusations de fraudes étaient mensongères. Bizarrement, voir la violence que pouvait déchaîner la réitération de ces mensonges sans commune mesure n’a fait que renforcer ces gens.

Trump vient d’être destitué – pour la seconde fois, ce qui est historique – par le Congrès américain avec le plus grand nombre de voix jamais comptabilisées pour avoir incité cette émeute qui a causé la mort de cinq personnes, créé le chaos au sein du Capitole et permis que des dizaines de menaces soient encore lancées contre les capitales d’État à travers le pays. Son bilan restera à jamais souillé par cette infamie.

Mais regarder la procédure de destitution était comme de regarder le schisme en train de s’opérer dans la réalité américaine. Durant trois longues heures, Démocrates et Républicains ont soliloqué, révélant que les Américains n’ont plus seulement des divergences d’opinions, mais aussi des faits différents. Pour les Démocrates et dix Républicains, Trump a instigué un coup d’État pour annuler une élection certifiée dans les règles édictées par le droit. Alors qu’un certain nombre de Républicains ont vu un homme passionné, et se sont senti pousser des ailes en répétant leurs mensonges, affirmant que l’élection aurait été volée et que le mouvement Black Lives Matter serait le plus grand danger auquel le pays fait face.

Il faudra des années pour analyser le coût et les conséquences à long terme de cette époque de mensonge. Vivre en Amérique – ou même n’être lié aux États-Unis que de loin, en se trouvant simplement à côté d’une radio, par exemple – c’est être touché par ces mensonges. Ils ont pollué toutes les cellules du pays comme les déchets toxiques polluent la Terre, et ils ont déjà tué. Selon une étude récente, la source numéro un de désinformation sur le coronavirus a été le président des États-Unis. Comparez cela aux discours de Joe Biden et de Kamala Harris, qui ont remercié les bénévoles et leur conjoint(e) quand les grandes chaînes d’information du pays ont annoncé leur victoire. Puis ils ont prévenu leurs concitoyens que les semaines à venir s’annonçaient difficiles et qu’il y aurait une lutte à mener. Toutes choses que jamais Trump ne serait capable de dire.

Nous vivons une époque de faits gênants. Ils sont aussi irréfutables que l’attraction terrestre. La planète se réchauffe, entraînant des déplacements de populations, et si le vaccin commence à être distribué aux quatre coins du globe, le virus mortel et aérosolisé continue de faire rage. Le jour du siège, les États-Unis ont franchi un nouveau seuil tragique : quatre mille personnes sont mortes du coronavirus. Ces faits forment la base de la triple crise à laquelle nous assistons, sanitaire, climatique et nationaliste qui touche le monde entier – la peur servant toujours de prétexte pour fermer les frontières – et l’association de ces trois éléments a accéléré la montée des idées revanchardes que sont le racisme, le sexisme et l’intolérance.

Au cours de ces cinq dernières années, Trump s’est exonéré des faits gênants. A produit un laissez-passer cognitif. Le virus disparaîtrait de lui-même. Vous verrez, en hiver il fera froid. L’Amérique a retrouvé sa grandeur. Il y avait des gens bien des deux côtés. La classe moyenne n’a jamais connu autant d’allègements d’impôts. Personne ici n’est moins raciste que moi. Le racisme structurel n’existe pas. Regardez bien, la situation est en train de s’améliorer. D’une certaine façon, pléthore de photos sorties de la Maison Blanche durant cette période – sur lesquelles on voit des tas d’hommes blancs réunis dans une pièce faisant semblant de travailler – participaient également à ces mensonges. Elles racontaient une histoire sur l’Amérique qui contredisait la réalité de ce qu’est le pays aujourd’hui.

Les mensonges de Trump – sa négation ostentatoire des faits gênants – comme d’observer une éclipse sans protection ainsi qu’on l’a vu faire sur une photo – n’auraient pas été si efficaces s’ils n’avaient pas été si bien façonnés pour s’adapter aux mythes que l’Amérique se raconte sur elle-même. Dans ces célèbres vieilles histoires, l’Amérique est une terre d’opportunité pour toute personne armée de cran et de bon sens. C’est une terre peuplée de bonnes gens. Ses paysages sont source de fierté et de beauté. Si vous travaillez assez dur, vous réussirez. Vous êtes libre de mener la vie qui vous convient.

Quasiment rien de tout cela n’est vrai aujourd’hui. Cela fait même un certain temps que ces choses ne le sont plus. Si vous êtes né pauvre en Amériques, il y a de fortes chances pour que vous mourriez pauvre. Si vous êtes né noir, les chances sont encore bien plus grandes pour que vous soyez tué par la police ou arrêté. Si vous êtes pauvre ou de la classe moyenne, le pourcentage d’impôts que vous payez est bien plus élevé que celui payé par les riches. Et la terre d’Amérique est très, très malade. Des incendies ont ravagé des pans entiers du pays pendant une bonne partie de 2020. Et regarder le soleil sans protection peut vous abîmer la vue.

Le pouvoir de Trump en tant que politicien était sa capacité à créer un culte d’isolement des forces susmentionnées. En cela, il était typiquement américain – à l’instar des Pères fondateurs qui ont reporté à plus tard le grave problème posé par ce « tous les hommes sont créés égaux », laissant aux générations futures le soin de le régler.

Les protestations nées du meurtre de George Floyd en juin 2020 ont souvent ressemblé à un art collaboratif visant à reconnaître les conséquences terribles qu’a eue cette question restée en suspens. Des peintures murales et des pancartes ont été réalisées, des chansons ont été chantées, certaines avec de nouvelles paroles. Il y avait de la joie au milieu de l’angoisse parce que c’était ce qu’on éprouvait, à s’élever contre l’injustice en défilant dans les rues avec un groupe d’Américains venus d’horizons très différents. Les jours où tout se passait bien, ça ressemblait aussi à de l’amour. Un sentiment qui a forcément galvanisé les électeurs et les personnes travaillant dans les bureaux de vote – dont beaucoup ont aussi œuvré de nuit, tout cela en pleine pandémie – dans les derniers jours avant l’élection.

Les enjeux ne faisaient aucun doute. Nous avons déjà élu des présidents racistes, mais jamais un qui refuse d’améliorer les choses. Qui n’aime pas qu’on lui demande d’améliorer les choses. Qui aille titiller le ressentiment des électeurs blancs de manière aussi flagrante – qui déteste l’idée qu’il y ait quoi que ce soit à expier. Trump n’a pas tant gouverné qu’il a passé son temps à tisser une toile dense et interminable de mensonges qui permettait à ses partisans pourtant nés – ne serait-ce qu’un peu – plus avantagés que les autres, de préserver ce droit inviolé de se sentir contrariés, de se croire victimes d’un complot qui voulait leur retirer ce qu’ils estiment leur appartenir. Si Trump a construit un mur, c’est celui-ci.

Il va falloir se lancer dans la réparation de la réalité et le chantier est immense aux États-Unis et ailleurs dans le monde.

Comment fait-on pour se sortir de là ? Comment remettre le génie de la vérité dans sa lampe ? En effet, ce qui a suscité du soulagement avec cette élection est aussi le plus grand défi à relever. Il va falloir se lancer dans la réparation de la réalité et le chantier est immense aux États-Unis et ailleurs dans le monde ­– dans les pays qui doivent affronter les mêmes problèmes, avec des méthodes de distraction et de minimisation du désespoir via des outils technologiques qui renforcent de nouveaux mensonges grâce à la familiarité de leurs mythes, compliquant plus que jamais un retour au vivre-ensemble.

Il ne suffira pas de remplacer l’occupant du Bureau ovale. Joe Biden et Kamala Harris vont devoir s’attaquer à l’intégralité de ce système de dissimulation. Ils devront répondre à une question existentielle : d’où venait ce besoin d’un fantasme comme celui que vendait Donald Trump ?

Pourquoi ses aspects méprisables ne suffisaient-ils pas pour briser le sortilège ? Parmi les 74 millions de personnes qui ont voté pour Trump, beaucoup l’ont sûrement entendu tenir des propos racistes ou rire de propos racistes. Pourquoi cela ne les dérangeait-il pas ? Qui leur a dit que c’était bien de mépriser les autres, de se servir d’une différence insignifiante de couleur de peau – ou de genre – pour en faire une source de raillerie ou, dans certains cas, de condamnation à mort ? Qu’est-ce qui facilite la propagation de ce virus ?

À quel point le système éducatif est-il endommagé pour qu’aucune compréhension plus large de la situation ne vienne tempérer de tels agissements ?

Le point encourageant dans le moment que nous sommes en train de vivre est l’imagination. Après tout, un mensonge est un acte d’imagination. Un bon menteur est plus crédible quand il donne à ceux qui l’écoutent de la matière et des accroches, puis étaie son mensonge avec d’autres mensonges. Nier les vérités gênantes aussi évidentes que celles que Trump a niées exige un immense effort d’imagination. Un effort collectif. Cela n’est peut-être pas aussi fatigant ni aussi dangereux que de leur résister, mais cela demande de la force, de la volonté, de l’implication, un désir de travailler ensemble : toutes choses qui sont attendues de l’Amérique en ce moment même.

L’espoir a refait surface aux États-Unis parce que Joe Biden et Kamala Harris s’efforcent de raconter une histoire sur le pays dans laquelle les gens qui ont voté contre eux – ou du moins, qui n’ont pas voté pour eux – puissent se reconnaître. Ils ne s’adressent pas aux racistes violents, mais essaient plutôt de brider le pouvoir du fantasme que Trump a exploité avec son gouvernement et sa campagne électorale, et d’inviter ces électeurs à imaginer quelque chose d’un peu mieux. D’un peu plus grand. Une nation moins accro à la punition, à la vengeance et au séparatisme. Une nation qui admettrait que la souffrance n’est pas un signe de faiblesse, mais un signe de vie – de lutte.

La réussite de Biden et Harris, s’ils veulent réinsuffler de la décence dans la vie publique, dépendra en partie du parti Républicain et de sa capacité à reconnaître enfin – avec force et constance – qu’il a menti. Les Démocrates veulent aller plus loin et s’assurer – en faisant pression sur le vice-président Mike Pence afin qu’il recoure au 25e amendement ou aux articles permettant une destitution – que Trump ne puisse jamais plus se porter candidat à la moindre élection. Que va devenir ce harangueur-harceleur sans son mégaphone ? Une telle personne peut-elle ainsi tourner le dos aux feux de la rampe ? Bien sûr que non. Quand vous lirez ces lignes, le président sera lancé dans une série de meetings exaltant ses succès depuis des lieux choisis pour leur portée symbolique. Le premier n’augure rien de bon pour la paix des Américains. Il se tiendra au Fort Alamo.

Traduit de l’américain par Céline Leroy


John Freeman

Poète, Critique littéraire, Éditeur

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