La future politique agricole commune : une douche froide sur le Green Deal
La Commission européenne a mis sur les rails fin 2019 le « Green Deal », un ambitieux programme pour relancer le projet européen. L’Union européenne est aujourd’hui trop souvent perçue comme une vaste zone de libre-échange minée par la concurrence fiscale et le moins-disant social et environnemental, à l’intégration monétaire peu convaincante, incapable de parler d’une seule voix face aux autocrates de tous bords. Bref, le projet européen ne fait plus guère rêver, en particulier la jeune génération. La Commission présente le Green Deal comme le « Man on the moon moment » de l’Europe : à l’instar de la mobilisation des énergies autour de la conquête spatiale dans les années soixante aux États-Unis, l’idée est de fédérer les énergies européennes autour du projet de « réconcilier notre économie avec notre planète ».
Sous le parapluie du Green Deal, au cours de l’année 2020, une succession de propositions et de « stratégies » a permis l’élaboration d’un plan de grande envergure, remarquable par sa cohérence et aux objectifs réellement ambitieux. Le Green Deal couvre ainsi de nombreux domaines : climat, économie circulaire, énergie, biodiversité, pollutions, alimentation.
Certes, le flux nourri de projets de règlements et directives consiste pour l’instant essentiellement en des propositions de la Commission, sans réelle portée légale. Néanmoins avec l’aval du Parlement européen au Green Deal, et surtout avec l’adoption du plan de relance « Next Generation EU » par les chefs d’État à l’été 2020, le Green Deal n’est plus seulement une incantation médiatique. C’est aujourd’hui un ensemble de projets détaillés touchant tous les secteurs. Le fait que la Commission ait réussi à positionner ce plan de relance au service des objectifs du Green Deal apporte une crédibilité très forte à ce dernier. De plus, en permettant à la Commission d’emprunter des centaines de milliards d’euros, le plan contient des instruments financiers innovants qui pourraient représenter une étape importante dans la construction européenne autour d’une solidarité qui faisait jusqu’ici cruellement défaut.
Si l’enthousiasme devant le Green Deal est justifié, les négociations sur la question agricole font pourtant l’effet d’une douche froide. En effet, la future Politique agricole commune (PAC) est l’un des premiers véhicules législatifs qui pourrait, en principe, mettre en application concrète l’ambition du Green Deal. Or ce n’est pas réellement ce qui est en train de se mettre en place.
La « réforme » de la politique agricole en cours
De nombreux volets du Green Deal concernent l’agriculture. On peut citer le volet climatique à travers les émissions de gaz à fort pouvoir réchauffant émis par les ruminants et l’épandage d’engrais ; le volet « énergie » à travers les agrocarburants ; le volet « économie circulaire » à travers les matériaux biosourcés (bioplastiques, molécules à usage industriel dérivées de l’amidon ou l’éthanol). Deux volets du Green Deal ciblent particulièrement le secteur agro-alimentaire : la « stratégie biodiversité » qui prévoit une baisse des épandages d’engrais, de pesticides, la préservation d’habitats et le passage d’une partie significative de l’agriculture européenne en « bio ». Et la stratégie « farm to fork » qui porte sur des pratiques agricoles plus soutenables, une réduction des gaspillages et pertes alimentaires et une alimentation moins génératrice de surpoids, diabète et maladies cardiovasculaires.
L’Union européenne aborde en ce moment les dernières phases de la négociation sur la prochaine PAC. Les acteurs en sont d’un côté le Conseil, qui traduit la position des États ; et de l’autre le Parlement européen, censé représenter la position des citoyens au travers de clivages gauche-droite, les deux ayant co-décision sur ce sujet. Troisième acteur du « trilogue » en cours, la Commission européenne n’a, elle, pas le pouvoir de décision si ce n’est sur des aspects techniques mineurs mais a le monopole de le proposition législative.
La PAC a été l’un des piliers de la construction européenne. Elle a longtemps été l’une des plus ambitieuses politiques communautaires. En termes de budget mais aussi d’intégration, instaurant dès le début des années soixante l’unicité des prix et des aides entre les États membres ainsi que la quasi-interdiction des aides nationales pour éviter les distorsions de concurrence, via une politique aussi centralisée qu’uniforme. Dans la dernière décennie, cette ambition commune s’est fortement émoussée. En 2008, une réunion des ministres à Annecy pour réfléchir à l’avenir de l’agriculture européenne fut un choc tant elle actait la fin de toute vision partagée entre les États membres. La dernière réforme de la PAC, en 2013, avait dû introduire de nombreuses options que les États membres pourraient inclure ou non dans leur politique nationale. Depuis, les divergences n’ont fait que s’accentuer. Les trois années de négociations qui viennent d’avoir lieu pour élaborer la PAC post-2020, ont montré combien les États membres ne partageaient plus du tout les mêmes objectifs.
La Commission européenne n’a ainsi pu mettre sur la table, en 2018, qu’une proposition limitée à un bien modeste dénominateur commun et une gouvernance hautement décentralisée pour la future PAC. Ces propositions ont été amendées par le Conseil et le Parlement dans le sens d’une subsidiarité encore plus grande et, accessoirement, d’un affaiblissement de la modeste ambition environnementale que la Commission avait introduite dans son texte. Avec l’adoption de ces propositions amendées, les États membres auront une très grande liberté d’action grâce à l’élaboration de plans stratégiques nationaux, financés par le budget européen. Y compris pour fixer des conditions environnementales laxistes pour l’obtention des aides, dans un singulier contraste avec les propositions du Green Deal.
La PAC était déjà devenue au fil du temps un guichet, qui distribue désormais des aides indifférenciées sur la base des surfaces cultivées. Son principal objectif ne semble plus être que soutenir les revenus agricoles. Avec peu de légitimité en termes sociaux, au vu de la très inégale distribution des aides, désormais plus ou moins proportionnelles à la surface détenue. Ces aides ont également peu de légitimité en termes de fourniture de « biens publics » tant les programmes environnementaux en représentent une part faible : en France, par exemple, les mesures agri-environnementales représentent quelque 400 millions d’euros sur les 15 milliards de transferts publics aux agriculteurs. Bref, aujourd’hui, la justification de l’important budget agricole européen semble principalement venir du fait que les aides représentent une part si élevée des revenus agricoles qu’une réforme en profondeur est très difficile, si ce n’est politiquement impossible.
À l’avenir, au vu des dispositions en passe d’être adoptées par le Conseil et le Parlement, et malgré la rhétorique affichée de la Commission sur le respect d’objectifs communs, la PAC est en passe de devenir une enveloppe que les États membres pourront utiliser pour mener des politiques très différentes. Un tel accord sur la PAC apparaît de ce fait assez anachronique par rapport à ce renouveau européen qu’est le Green Deal. Non seulement la subsidiarité est poussée à un point tel que des distorsions de concurrence sont à craindre, mais il y a aussi un risque de course au moins-disant environnemental. En effet, tous les États membres ne semblent accorder la priorité ni à la question climatique ni à la question environnementale dans les « plans stratégiques » agricoles qu’on leur demande de soumettre à la Commission pour justifier des financements communautaires. L’incohérence entre la PAC qui est en train d’être finalisée et le Green Deal risque d’en être que plus grande.
Dans un rapport récent, des chercheurs d’AgroParisTech et l’INRAE ont analysé la compatibilité de la future PAC avec les objectifs du Green Deal. Ils montrent un grand nombre d’incohérences.
Tout d’abord, si le Green Deal couvre un large spectre, comprenant des aspects d’alimentation, de nutrition et de santé, la future PAC ne concerne que la stricte partie agricole. Ainsi, il y a peu de supports législatifs pour promouvoir, par exemple, les changements de régimes alimentaires que l’on souhaite encourager.
Un aspect important, d’autant que le Green Deal a une véritable cohérence interne sur ce point : promouvoir l’agriculture biologique en Europe ou réduire l’utilisation d’engrais et les pesticides pour diminuer leurs pollutions va nécessairement se traduire par des baisses de production, toutes choses égales par ailleurs. De telles mesures ont du sens si, en parallèle, on réduit les pertes et gaspillages alimentaires, les régimes trop caloriques, et que l’on accroît la consommation de protéines végétales. À défaut, à demande inchangée, le risque est d’accroître les importations et par là même les émissions de gaz à effet de serre et la déforestation importée. Ainsi, ne pas aborder l’aspect « demande » rompt cette cohérence. En décalage également avec les objectifs d’économie circulaire du Green Deal, les règlements à venir de la PAC ne traitent en rien de la réduction des pertes, des gaspillages alimentaires.
Si la PAC n’a pas d’ambition alimentaire elle n’en a pas beaucoup non plus sur le plan climatique. Atteindre le niveau d’émissions de gaz à effet de serre agricoles requis par les objectifs du Green Deal nécessiterait notamment de réguler les émissions spécifiques du secteur (méthane et protoxyde d’azote émis par les animaux et les engrais). Or il y a peu de choses dans la future PAC sur ce plan, si ce n’est de maigres aides aux agriculteurs pour des actions en faveur du climat dans le programme de « développement rural » qui voit son maigre budget diminuer fortement. Et rien ne laisse entrevoir une limitation des émissions agricoles à la hauteur des engagements européens dans ce secteur.
Un des objectifs du Green Deal prévoit d’enrayer le déclin de la biodiversité, tout à fait dramatique ces dernières années dans les milieux agricoles. Sur ce plan la future PAC prévoit que les États membres devront conditionner les aides à la préservation d’un certain pourcentage des surfaces dans des conditions propices à la biodiversité. Néanmoins, ce pourcentage, comme la définition de ce que sont les surfaces en question seront largement laissés à la discrétion des États membres. Il est fort probable que certains mettront des niveaux… proches de zéro. Là aussi, la traduction concrète des objectifs du Green Deal n’est pas très visible.
Le Green Deal fixe des objectifs de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires et des engrais azotés, qui n’ont pas de traduction concrète dans les futurs règlements de la PAC. Certes, les États membres devront réserver une partie de leur budget à des aides centrées sur l’environnement (les ecoschemes). Mais les objectifs semblent en deçà de ce qui figure déjà dans la PAC actuelle, qui n’a eu à peu près aucun effet sur ces questions. Jusqu’ici les États membres devaient conditionner 30 % des aides à des clauses environnementales. Certes, la Cour des comptes européenne a montré combien cette contrainte avait été contournée. Mais penser que dans une PAC bien plus décentralisée, alors que les États membres auront d’immenses marges de manœuvre pour définir leurs ecoschemes, le résultat sera plus probant nécessite une forte dose d’optimisme.
À qui la faute ?
Il y a plusieurs explications à ce manque de cohérence entre le Green Deal et les règlements PAC à venir.
La PAC n’a jamais été une politique alimentaire, comme c’est le cas aux États-Unis. Le monde agricole n’a pas voulu que les budgets de la PAC puissent être élargis à d’autres bénéficiaires. Limitée à l’aspect production agricole, la PAC à venir ne peut donc couvrir qu’une une assez petite partie de la stratégie « farm to fork » qui constitue le volet agro-alimentaire du Green Deal.
Les propositions pour la PAC ont été mises sur la table en 2017, puis sous une forme de proposition législative en juin 2018, c’est-à-dire avant les stratégies du Green Deal portées par la Commission von der Leyen. Dans sa proposition originale, la Commission n’avait fixé que des objectifs environnementaux limités. À sa décharge, depuis le Traité sur le fonctionnement de l’UE en 2009, le Parlement a codécision sur la PAC. Pour qu’elle ait une chance d’aboutir, le Commissaire à l’agriculture doit co-construire sa proposition avec le Parlement, où les groupes de pression agricoles sont très influents. En refusant à une très large majorité de remettre à plat la négociation PAC en 2020 pour tenir compte du Green Deal, et en choisissant de reprendre en état la négociation qui avait eu lieu entre 2017 et 2019 avec l’ancien parlement, les députés ont de fait accepté que la PAC soit en décalage avec la nouvelle ambition climatique et environnementale.
Si les amendements au Parlement européen ont accru la subsidiarité et contribué à réduire l’ambition environnementale de la PAC, le grand responsable des incohérences entre la future PAC et le Green Deal est sans aucun doute le Conseil, c’est-à-dire les États membres. Les ministres de l’agriculture n’ont cessé de plaider pour lever les « contraintes » qui pèsent sur les agriculteurs. Plusieurs pays mettent clairement les objectifs de production agricole et d’exportation très au-dessus des considérations environnementales. On cite souvent la Pologne (seul État membre à ne pas avoir ratifié les engagements de la COP 21), la Hongrie, ou encore des pays baltes parmi les plus farouches opposants au « verdissement » de la PAC. Mais en coulisse, la priorité donnée à la préservation des intérêts agricoles sur l’environnement est bien plus générale.
On peut se rassurer par le fait qu’un État membre va trouver dans la future PAC tous les outils nécessaires pour la promotion d’une agriculture durable. Il pourra tout à fait mettre un fort accent environnemental en place dans son plan stratégique national. Mais s’il se lance dans une telle orientation, ses producteurs ne manqueront pas de souligner que, dans les autres États membres, leurs homologues et concurrents touchent les mêmes aides mais pour produire sans contraintes.
Les associations environnementales, les think tanks et les cercles universitaires, qui avaient joué un grand rôle dans les réformes historiques des années quatre-vingt-dix et deux mille, portent aussi une (petite) part de responsabilité. En effet, sous leur influence les stratégies « farm to fork » et « biodiversité » du Green Deal ont pris résolument le chemin d’une agriculture plus extensive, plus « bio », moins utilisatrice d’intrants chimiques. Ce qui soulève quelques paradoxes qui n’ont pas été suffisamment étudiés. En particulier le risque de devoir utiliser plus de terre, voire d’émettre plus de gaz à effet de serre par unité produite. Il est par exemple assez troublant de voir que la quasi-totalité des réductions d’émissions de tels gaz en agriculture observée depuis 30 ans vient plutôt du fait que l’on a eu des animaux plus productifs et en moins grand nombre, une forme donc d’intensification.
Certains scientifiques considèrent même que, à rebours de l’orientation proposée dans le Gren Deal, il vaudrait mieux s’efforcer de doubler les rendements à coup d’organismes génétiquement modifiés, de variétés très productives, etc., pour réduire les surfaces, laisser des zones naturelles et replanter des arbres. Leurs arguments ne sont pas tous convaincants : on voit mal par exemple comment une telle hausse des rendements pourrait ne pas accroître l’utilisation d’engrais et pesticides, très polluants. Et l’idée de sacrifier l’environnement dans quelques zones très productives pour mieux le protéger ailleurs soulève de nombreuses questions, en premier lieu celle du zonage nécessaire.
Sur le fond l’orientation « extensive » du Green Deal, est très défendable. Mais parce que le débat n’a pas suffisamment eu lieu, et que l’on a laissé un certain nombre de paradoxes sous le tapis, une autoroute est ouverte pour les détracteurs du Green Deal qui agitent les risques d’une baisse de la production, de hausse des prix pour les plus pauvres et d’insécurité alimentaire.
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La PAC qui est en passe d’être adoptée aurait pu être l’occasion de concrétiser les engagements pris dans le cadre du Green Deal. Il n’en a rien été. La baisse observée de l’utilisation des antibiotiques en élevage, la baisse des pollutions dues au phosphore et de la hausse des surfaces en agriculture biologique vont bien dans un sens compatible avec le Green Deal (même si c’est à un rythme trop lent pour atteindre les objectifs fixés par ce dernier). Mais pour tous les autres critères, la PAC, comme elle se dessine, ne devrait permettre d’atteindre à peu près aucun des objectifs du Green Deal.
Les coûts qu’occasionneraient la stratégie « biodiversité » et la stratégie « farm to fork » du Green Deal pour le secteur agricole sont mis en avant par les ministres de l’agriculture des États membres et les députés européens. Mais alors que l’on accorde un budget global de quelque 50 milliards d’euros d’aides annuelles aux agriculteurs de l’UE, il fait sens de leur demander qu’ils participent à cette ambition commune qu’est le Green Deal, dont les enjeux vont bien au-delà d’un simple verdissement des politiques. Passer sous silence les coûts de pollution est aussi un curieux calcul économique : le seul coût des pollutions azotées (essentiellement d’origine agricole) a été estimé à 130 milliards d’euros par an dans l’UE-15. Si l’on ajoute les coûts de la pollution aux pesticides, au phosphates, les émissions de méthane, la disparition de la biodiversité, la résistance aux antibiotiques issue de leur utilisation intensive en élevage… les coûts pour la société s’élèvent à des centaines de milliards d’euros.
Contourner les objectifs du Green Deal par une PAC « business as usual » est une victoire à court terme pour les intérêts agricoles plus conservateurs et les États membres. Pourtant, à plus long terme, on voit mal pourquoi les contribuables accepteraient de financer une politique qui ne constitue plus un bien public et pour laquelle la valeur ajoutée européenne a été considérablement diminuée. Rendre la PAC plus cohérente avec le Green Deal aurait peut-être été la meilleure garantie de sa propre durabilité.