Philip Roth vit !
Moi, j’ai perdu un père. Que j’ai à peine connu. Deux brèves rencontres, dont la première date de 2008, peu avant ma soutenance de thèse à Paris VII. Accompagné par mon fils de dix ans, on descendait Madison Avenue en direction de l’hôtel pour récupérer nos valises et partir à l’aéroport JFK. Lui empruntait le trottoir en face, au sens inverse. Il portait des sacs en plastique et il boîtait.
Des instants comme ça arrivent rarement dans la vie : il faut les saisir. La plupart des New-Yorkais ne l’auraient pas reconnu, faute de scruter le moindre article consacré à l’auteur de Portnoy. C’est vrai, même en 2008, lorsqu’on songeait à Roth, on ne l’imaginait pas si pâle et fragile, faisant ses propres courses, ramenant de petits trucs à manger un samedi soir devant la télé, après être descendu chez le Coréen (l’équivalent à l’époque de l’épicerie arabe à Paris).
« Give me your hand », ai-je hurlé à mon enfant, sans explication, saisissant sa petite main grassouillette dans la mienne, traversant l’avenue à toute allure, évitant les voitures, me dirigeant tout droit vers la longue silhouette ambulante. Comment ignorer la ressemblance entre mon comportement et celle de ses personnages secondaires, ces ratés flagorneurs dont le héros essaie de se débarrasser ?
« I know you don’t like this, l’ai-je apostrophé, en arrivant à son niveau. Mais c’est plus fort que moi, je vous ai consacré dix ans de ma vie, dans quelques mois je vais soutenir ma thèse de doctorat, à Paris.
— Oh, vous vivez à Paris ! Pourquoi ?
— Ça a toujours été mon rêve.
— C’est bien de le réaliser. »
Je lui ai présenté mon fils, qui regardait bouche bée l’idole de son père.
Il n’y avait pas grande chose à se dire. Mon travail universitaire – intitulé Figures du vide et du plein dans l’œuvre de Philip Roth – portait sur ses écrits, et non pas sur cette masse de chair et os, haut d’un mètre quatre-vingts, habillé dans le style de la Nouvelle Angleterre, conforme aux images publiques. Je n’allais pas lui exposer les principaux axes de ma dissertation. Et même s’il lisait le français, je ne l’aurais pas envoyée par la poste. Quand j’avais fait enregistrer mon sujet au bureau doctoral, on m’avait informé que j’étais la neuvième personne en France à faire une thèse sur Roth. Lorsqu’on rajoute les autres pays, ça fait beaucoup de commentaires !
Roth – selon ma lecture – était une sorte de gorille érudit : il déployait la puissance de sa plume afin de séduire le plus grand nombre de femelles.
« Pourrait-on se revoir ? ai-je demandé, timidement. Je viens souvent à New York.
— Avec plaisir, m’a-t-il répondu, sur un ton qui me paraissait sincère. Vous pouvez contacter mon agent, Andrew Wylie. »
Mais je ne le sentais pas. Roth – selon ma lecture – était une sorte de gorille érudit : il déployait la puissance de sa plume afin de séduire le plus grand nombre de femelles. Moi, petit singe, n’avais rien à proposer, j’étais du mauvais sexe. Cette vision primitive des rapports entre écrivains était confirmée par une anecdote biographique : lorsqu’il était doctorant à l’Université de Chicago, il avait invité Saul Bellow sur le campus afin de donner une conférence. La fiancée de Roth y était présente, et ils se sont rencontrés après l’événement. Bellow avait profité de cette présentation pour piquer la charmante jeune fille à Roth : Susan Glassman a finit par devenir la troisième Mme Bellow.
Manhattan, jungle urbaine, est-il le domaine des simiens ? Pour Portnoy, évidemment !
« Un soir, vers minuit, à l’angle de Lexington et de la 52e, lorsqu’on est vraiment arrivé au point de perdre sa foi dans l’existence d’une créature telle qu’on se l’est imaginée pour soi-même alors qu’on a déjà doublé le cap des trente-deux ans, elle est là en tailleur pantalon marron, essayant d’arrêter un taxi – longue et mince, avec une opulente chevelure brune, des traits minuscules qui confèrent à son visage une espèce d’expression arrogante, et un cul absolument fantastique.
Pourquoi pas ? Qu’y a-t-il de perdu ? Qu’y a-t-il de gagné d’ailleurs ? Allez, vas-y, pauvre connard, ligoté, garrotté, menotté, parle-lui. Elle possède un cul avec les rondeurs et le sillon médian du brugnon le plus parfait du monde ! Parle !
— ‘Soir – doucement et avec un soupçon de surprise, comme si je l’avais peut-être déjà rencontrée ailleurs…
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous offrir un verre.
— Un vrai tombeur, dit-elle en ricanant.
En ricanant ! Deux secondes – et deux injures ! Au rapporteur adjoint à la commission de la Promotion de l’Homme, pour cette ville tout entière ! “Te brouter le minou, bébé, ça te dit ?” Mon Dieu ! Elle va appeler un flic ! Qui me livrera au maire !
— C’est déjà mieux, répondit-elle.
Et alors un taxi s’est arrêté et nous sommes allés à son appartement où elle a enlevé ses vêtements et m’a dit, “Vas-y”. »
C’était ça le génie de Roth : ramener l’homme à ses instincts primitifs.
Le Singe, prénom de cette fille, sera l’héroïne du roman. Sa rencontre avec Portnoy sur Lexington, préfigure-t-elle la mienne sur Madison ? Il n’y avait pas d’enjeu érotique entre moi et Philip Roth, mais la tension était palpable, les velléités de domination et soumission à peine sous-jacentes : je lui aurais volontiers gratté et léché le poil si on étaient deux singes dans la nature.
C’était ça son génie : ramener l’homme à ses instincts primitifs. Ses héros avaient beau se présenter comme des intellectuels, leurs désirs élémentaires n’étaient jamais loin de la surface. La psychanalyse que Portnoy subit – tout le roman n’est qu’une longue séance chez le docteur Spielvogel – est complètement superflue : il n’y a aucune répression chez lui, il comprend avec ses tripes les pulsions sexuelles et les pulsions de mort, Eros et Thanatos lui sont une seconde langue.
Donc quand j’ai pris congé de Philip Roth sur le trottoir de Madison, ce samedi matin au mois d’avril 2008, ce fut avec un sentiment de tristesse, je ne pensais pas le revoir, parce que trop conscient de ma rage et de mon envie de le dévorer. Au lieu de déjeuner avec lui dans un delicatessen de l’East Side, comme le fait Alvin Pepler avec son héros Nathan Zuckerman (l’alter ego de Roth), j’allais retourner à Paris pour soutenir ma thèse et publier mon essai, apportant ainsi ma pierre au grand édifice de perceurs de son mystère.
Pourtant, cinq ans plus tard, il y aura une seconde rencontre. Celle-ci a eu lieu de l’autre côté de l’Hudson, dans un endroit encore plus archaïque : Newark, ville d’enfance de Philip Roth. L’occasion : la fête de ses quatre-vingts ans. Qui savait qu’on marquait ainsi le début de sa dernière décennie ? Avant les festivités, on avait assisté à un colloque qui s’étalait sur deux jours, et auquel Roth n’est pas venu. J’y ai présente la traduction anglaise de ce qu’allait devenir le premier chapitre de mon roman, Moi, Philip Roth. Qu’est-ce que j’aurais aimé à ce que Roth assiste à la séance ! D’autant plus que le chapitre s’intitule « Roth est-il venu ? ». Le titre montre bien comment je l’ai transformé en Godot, voire God-ot.
Après le colloque, tenu par une quarantaine de spécialistes, Roth a donné une grande fête dans la bibliothèque publique de Newark, où il a invité les universitaires aussi bien que deux cents amis. Pour ceux qui voulaient le féliciter, il fallait faire la queue. J’ai attendu un quart d’heure avant que ce soit mon tour. Le temps de réfléchir sur notre « relation », univoque, je le conçois, mais quand même intense. Depuis la dernière fois j’avais soutenu ma thèse et publié deux tomes de Corpus Rothi. Se souvenait-il de mes livres, envoyés à son agent ? Ou de notre discussion sur Madison Avenue ?
« Hi, I’m Steven Sampson from Paris », ai-je dit, en tendant ma main vers la sienne, un peu poilue et ridée.
« You’re the guy who’s been hockin’ my tshaynik, » a-t-il répondu, mélangeant le yiddish et l’anglais. Traduction : « C’est toi le type qui n’arrêtes pas de me chercher. »
Comment savait-il que je comprenais le yiddish ? Ou que mes livres étaient moqueurs et irrévérencieux ?
J’avais tellement de choses à dire ! Par exemple, que dans mes moqueries il n’y avait aucun mépris, mais au contraire, un amour débordant, un désir mimétique de me rivaliser avec lui, une tentative désespérée d’être à la hauteur en m’appropriant son insolence et son culot. Mais il n’y avait pas le temps, ce fut le tour de la personne derrière moi…
Toujours assoiffé de contact, je suis resté près de son cercle, dans l’espoir de capter quelques bribes de conversation. Impossible de ne pas penser à Pepler ou à Moishe Pipik, ces groupies qui s’accrochent à leurs écrivains admirés, jusqu’à vouloir lui vampiriser son identité.
Chaque phrase qui tombait de sa bouche était comme une perle précieuse, donc quand je l’ai entendu évoquer Lolita, l’un de mes romans préférés, j’étais au septième ciel.
La dernière main serrée, Roth n’est pas resté longtemps à la fête. Il a lentement frayé un chemin vers la porte, ou sa limousine l’attendait, tout en échangeant quelques mots avec des proches. Chaque phrase qui tombait de sa bouche était comme une perle précieuse, donc quand je l’ai entendu évoquer Lolita, l’un de mes romans préférés, j’étais au septième ciel. Lui aussi vouait un culte à Nabokov ? C’était trop beau, on était vraiment sur la même longueur d’onde !
Quel incident du livre a-t-il cité ? Selon Roth, il y avait un moment où Clare Quilty, joué par Peter Sellers dans le film de Kubrick, rencontre Humbert Humbert et, jaloux et admiratif, interpelle le pédophile : « Comment l’avez-vous trouvée ? » Roth, en riant, a déclaré que c’était l’une des meilleures phrases de la littérature américaine.
Comment n’y pas voir la confirmation de ma théorie sur Roth : la vie se résume en grande partie à une lutte entre mâles pour les faveurs d’une femelle prisée ? Conflit qui prend une forme particulière lorsqu’il s’agit de la littérature, où les acteurs, soucieux de passer pour raffinés, se donnent de la peine pour cacher leurs véritables intentions. Quilty, avant d’enlever l’adolescente à Humbert, n’avait-il pas écrit une pièce dans laquelle elle joue ?
J’ai quitté la bibliothèque de Newark un peu comme Cendrillon après le bal : enchanté par mon bref contact avec le prince, rempli de fierté pour avoir été apprécié à ma juste mesure – il m’a parlé en yiddish ! – mais triste qu’il n’y aurait pas de suite. Et il n’y en a pas eu.
Aujourd’hui j’ai soixante et un ans. Mon premier roman sort à la rentrée. De passage à Manhattan au mois de mars, j’ai rencontré l’une de ses proches amies, une collectionneuse du même âge qui lui parlait au téléphone toutes les semaines. Elle l’a informé de la publication de Moi, Philip Roth. J’avais promis d’envoyer le livre dès qu’il serait imprimé. Roth ne comprenait pas le français, donc apparemment il se faisait lire des textes par son amie Judith Thurman, journaliste au New Yorker. Je mourais d’envie d’apprendre sa réaction. Qu’aurait-il pensé de la relation imaginaire entre Jessie Y-, doctorant à la Sorbonne où il écrit une thèse sur La leçon d’anatomie, et Philip Roth, transformé en personnage ? Roth l’aurait-il aimé ? Va savoir…
Lecteur de Kafka, il aurait sûrement estimé les tentatives épistolaires de la part de Jessie. Et les miennes ? Que dirait-il de ma frustration aujourd’hui ? Lorsqu’on perd un père par procuration, adulé par des centaines de milliers d’autres personnes, a-t-on le droit de se lamenter sur son sort ? Devrait-on se taire, de peur de trop mettre en avant son propre chagrin ? En même temps, dix ans d’études et trois livres ne sont pas rien. Lui qui a tellement défendu le « moi » en littérature, ne serait-il pas indulgent envers mon « je » à moi ? Moi, Philip Roth est-il autre chose qu’une longue lettre au père ?
Cette lettre restera irrecevable. Heureusement il y a Portnoy. C’est déjà pas mal. Lui est immortel. Nous sommes aujourd’hui deux fils fictifs de cet homme mort sans progéniture. Il faut persévérer ! Ou, comme le disait le psychanalyste à la fin du roman : « Pon (dit le docteur). Maintenant peut-être poufons gommencer. Oui ?»