Veuillez couper votre caméra
Intérieur jour, salle de bains, la caméra avance vers une femme de dos, peignoir de soie, longue chevelure onduleuse vaguement retenue par une pince sur le dessus de la tête. Son visage apparaît dans le miroir, elle est odieusement belle, une beauté si fausse que l’on est tenté d’y croire. Elle a les traits réguliers, un air racé et dans la bouche une brosse à dents qu’elle actionne rapidement. Les joues de l’actrice sont déformées par la présence de l’objet. Face à son reflet, ses yeux demeurent fixes.
C’est parce qu’elle s’observe d’un même regard immobile en frottant l’émail de ses dents qu’elle repense à la scène d’ouverture de la série qu’ils ont visionnée ce soir. Elle a l’impression d’avoir déjà vu des scènes similaires dans des films ou des séries, d’un personnage en train de se brosser les dents, soudainement plongé en lui-même – l’introspection au miroir soit, mais l’hygiène buccale, de quoi serait-elle le nom ?
En même temps qu’elle s’interroge, elle convoque d’autres images de scènes de brossage de dents – celle de la même actrice dans un autre film, ce moment où un homme entre dans le cadre, on voit sa silhouette prendre de plus en plus d’espace dans le miroir, il enlace la femme et leurs deux visages sont côte à côte, impassibles, seule la brosse à dents continue ses à-coups et ce couple va avoir des ennuis ne peut-on s’empêcher d’anticiper, celle du caïd torse nu qui enchaîne les mouvements rageurs dont on se doute qu’ils préfigurent un déferlement de violence dans la suite du film, et d’autres, plus floues dont il faudrait préciser les références, plutôt contemporaines remarque-t-elle car, quand elle puise un peu plus loin dans sa frise chronologique mentale, ce sont des plans de femmes installées à une coiffeuse qui lui viennent, des femmes qui se brossent les cheveux et non les dents tandis que leur cow-boy patiente assis sur le lit derrière –, elle envisage de suggérer à F., écrivaine-plasticienne-cinéphile dont un récent ouvrage réunit des textes en rapport plus ou moins étroit avec les dents, de commencer ensemble une collection, on pourrait faire défiler toutes les scènes sur une pellicule projetée en banderole, bandes sons de frottements spumeux et raclements gutturaux à fond.
Tous ces visages lui rappellent ceux qui étaient invisibles tout à l’heure sur son écran d’ordinateur, en guise de quoi des carrés noirs, deux ou trois lettres pour identifier l’interlocuteur dans une pastille centrale, gommette colorée dont les contours clignotaient lorsque ce dernier parlait aux autres. Cet après-midi, c’est S.B. qui administrait la réunion, il s’est connecté en retard, les carrés noirs ont patienté dans la salle d’attente virtuelle au moins un quart d’heure. Lorsqu’il a enfin autorisé tout le monde à participer, il a insisté pour qu’on se dise bonjour mais micros coupés, sinon ça allait être la cacophonie. Les membres de son équipe ont éclos un à un à l’écran, effet lanterne magique. On se souriait, on secouait le bras comme sur un navire en partance, on s’adressait des signes de sympathie ou de ras-le-bol. S.B. a fini par envoyer un message écrit pour annoncer le début de la « vraie » réunion, merci d’éteindre vos caméras et d’enclencher votre audio seulement au moment de vos prises de parole. Les portraits se sont figés une dernière fois avant de disparaître derrière leurs caches. La séance a duré deux heures, aux termes desquelles elle a reçu une notification lui proposant de quitter la réunion, elle a cliqué sur la croix et elle était sur son canapé. Elle s’y est allongée un instant, a attrapé un bouquin de la pile par terre, en a parcouru quelques pages. On ne se brosse pas beaucoup les dents en littérature, non ?
Elle crache et reprend un petit paquet de dentifrice. Des bulles sont agrégées à la pâte blanche qui sort du tube dans un son disgracieux. Il doit bien y avoir un truc, pour que ce ne soit que dans les films ou dans les séries. Dans les albums jeunesse sinon, mais c’est une autre histoire, ludo-éducative, et ses enfants sont trop grands pour ça. Elle marque une pause, mordille le revêtement siliconé de la tête de sa brosse à dents.
La femme s’interrompt elle aussi, elle va dans sa chambre attenante à la salle de bains, brosse calée dans la bouche, puis dans son vaste dressing attenant à la chambre, y prélève un cintre sur lequel est pendue une robe, repasse dans la chambre, dépose la robe sur le lit, ouvre un tiroir de la commode en face, en extrait des sous-vêtements, revient dans la salle de bains, culotte et soutien-gorge à la main, reprend son poste.
Une culotte et une brosse à dents, voilà ce qu’elle glisserait dans son sac si elle devait passer la nuit ailleurs. Mais on ne passe plus la nuit ailleurs depuis que l’hygiène est devenue une mesure sanitaire édictée par le gouvernement. Avant de sortir, on fourre désormais un masque dans sa poche. Elle se souvient de sa mère oubliant tout le temps le sien (sciemment), alors que son état – une chimiothérapie l’avait laissée très immunodéprimée – demandait à ce qu’elle prenne garde à ne pas contracter la moindre infection, bactérienne ou virale. Sa mère rechignait obstinément à être désignée comme affaiblie. Se balader masqué dans l’espace public c’était, jusqu’à maintenant, réservé aux malades contagieux – tout contact à éviter –, aux casseurs – il était d’ailleurs interdit de manifester masqué –, ou aux brigands – enfilez vos masques, on va braquer cette banque –, dans tous les cas on était l’ennemi. Alors qu’aujourd’hui, les masques sont devenus obligatoires pour se protéger. Mouvement inversé. Et déjà dans les films ou les séries, on se prend à s’étonner de tous ces visages à nu dans des scènes de regroupements.
Elle s’attaque au fond de la bouche prenant garde à éviter le renflement qui s’est installé après l’ablation des dents de sagesse, elle n’a jamais oublié les morceaux de chair chaude qui tombait sur sa langue alors que le dentiste râpait la gencive en pestant, elle était bien enfoncée celle-là, puis la pince qu’il avait serrée, remuée, tirée, elle n’avait pas mal, elle était anesthésiée mais elle discernait ce qui se passait, et la première dent enfin fut extraite dans un juron, exhibée devant ses yeux comme un trophée, coincée entre les deux bouts de l’instrument, le commentaire du docteur fier, sourire carnassier, sacrées racines la bestiole, avant de déposer la grosse dent sanguinolente dans le haricot que l’assistante lui tendait, le bruit sec de l’ivoire contre le métal, vite remisé par celui de l’aspirateur à salive qu’une autre assistante avait enfoncé jusque sa glotte et promené sur la plaie. Le type s’était penchée vers sa bouche de nouveau, elle voyait ses narines toutes floues et sentait son haleine. Comment ça se passent les rendez-vous chez le dentiste en ce moment ?
La femme porte finalement un pantalon. Elle est appuyée contre le bar dans la cuisine, à l’américaine, elle grignote un fruit, son mari pas loin se débat avec une cravate qu’il n’arrive pas à nouer, elle s’en charge ; si elle serrait bien fort elle pourrait l’étrangler, non ?, une lézarde dans sa pensée, le filet d’eau qu’elle fait couler s’enroule autour de la bonde, emportant le reliquat fluoré, tout a été trop vite, la femme n’a même pas craché.
La faïence de l’évier est tachée d’une mousse mêlée de sang. Malgré ses précautions, elle a dû toucher la cicatrice.
Elle aperçoit de nouveau son reflet, un peu de bave blanchâtre lui dégouline à la commissure des lèvres, elle s’essuie du revers de la main en grognant.
Combien de temps a duré la scène de brossage de dents ? Beaucoup moins que trois minutes. À l’écran on se fiche du temps réglementaire, se dit-elle alors qu’elle avise la minuterie, ustensile de plastique vert en forme d’œuf qu’elle avait acheté il y a des années pour les enfants, – pourquoi un œuf pour mesurer la durée, était-ce une allégorie de la durée, un symbole de la gestation, une évocation de celui que son corps produit encore tous les mois, ou bien quoi ? Une idée pondue par une équipe de mecs peut-être ? À moins que… coques trois minutes et demie, mollets sept, durs neuf. Penser à déplacer cet engin à la cuisine. La réplique d’un autre film, toujours avec la même actrice, lui revient. Vous les intelligents, on vous fait un plan sur un œuf et vous voyez les mouillettes. Elle ricane dans sa mousse. L’acteur arborait un air dégoûté en la prononçant, ça faisait remonter un peu sa lèvre supérieure et avec elle sa moustache.
L’autre jour, elle a entendu un type raconter qu’il était sorti de chez lui un matin masque sur le nez, avait marché jusqu’au métro à dix minutes avant de se rendre compte qu’il avait oublié de se raser. Il était reparti en arrière pour s’exécuter. Même caché, il avait la sensation de s’exhiber.
Espace social, espace privé, c’est la grande confusion. Dedans-dehors, frontières physiques, immensité numérique. Où en était-elle ?
Scène de rasage : un classique au cinéma, toutes époques confondues en l’occurrence. Que l’homme soit seul ou entre les mains d’un autre – un barbier à fort accent ou une femme séduisante – c’est tendu, toujours, entre Eros et Thanatos. L’homme va-t-il se couper ? Le barbier appuyer un peu trop fort ? La femme l’embrasser, ou lui trancher la gorge ?
Quel était l’homme politique qui avait avoué penser à l’élection présidentielle en se rasant le matin ? Depuis quelques jours, elle entend ici ou là que la prochaine campagne est lancée.
L’élection présidentielle, déjà ? On ne sait même pas ce qu’on aura le droit de faire la semaine prochaine. Elle crache. Miroir.
Elle essaye de remonter le déroulé des événements et de se souvenir quand tout a débuté. On parle d’un an, c’est artificiel. Tout aussi bien la détection du virus sur le continent européen, tout aussi bien le tout premier cas, tout aussi bien la formation du bacille dans un organisme animal, tout aussi bien le réchauffement climatique. Et la fin ? Y aura-t-il dans l’avenir, un retour en arrière ? Et si ce n’est pas un clap net, est-ce qu’au moins on pourra éprouver la sensation que l’épisode est terminé, éteindre l’écran ?
On est plus cohérent quand on se rase ?
Elle fait quelques pas, s’assoit sur le rebord de la baignoire. Sa main droite agrippe le manche de sa brosse à dents, la gauche prélève son téléphone dans la poche arrière de son jean. La reconnaissance faciale ne la reconnaît pas – c’est la brosse à dents. Elle compose le code avec son pouce, la machine est débloquée et Marat gît assassiné dans sa baignoire. C’était les devoirs ce soir, ils en ont parlé pendant le diner : 1793, Charlotte Corday, les Girondins, les Montagnards. Sur la toile de David, l’homme est peint comme endormi, sa tête retombée sur l’épaule, l’entaille sur le haut du torse est nette, la peau incisée s’enroule en bourrelets sanglants.
Son téléphone lui échappe de la main, s’écrase sur le carrelage. Il rejoint le poignard qui a transpercé Marat, au pied de la baignoire. Elle ramasse le tout et retourne au lavabo.
Après, elle boit un peu d’eau directement au robinet, se gargarise, crache une dernière fois, achève l’affaire dans la crispation d’un sourire, pour vérifier l’effet du lustrage, relâche la pose. La porte de la salle de bains est entrouverte, un rai noir court le long de l’embrasure, elle le perçoit dans le miroir. C’est une ligne de point de fuite. Dans la salle de bains de Marat, nulle perspective, une tenture vert sombre obstrue le fond. Alors qu’elle, à partir de maintenant, elle peut sortir du cadre.
Dans la série, le meurtre a lieu au marteau, la scène est recomposée en plusieurs flashs, l’outil brandi d’abord, puis projeté, le visage de la victime les yeux écarquillés, le bruit sourd de l’impact au niveau de l’os temporal, la tête qui choit sur un côté. La blessure, un trou rouge d’où partent des éclairs de sang, ressemble à la cassure de son écran fendillé par la chute tout à l’heure. Elle est couchée quand elle y repense, impossible de s’endormir avec cette image en tête. Elle gigote et s’agace d’autant plus qu’elle a un truc coincé dans l’interstice entre deux molaires. Elle essaie de s’en débarrasser à l’aide de sa langue, un coup, deux coups, ça résiste. C’est un poil de brosse à dents.
L’homme à côté d’elle est assis, adossé au mur. Il a un ordinateur posé sur les genoux, un casque entoure son crâne et bouche ses oreilles. Il regarde une série de zombies.
Elle se relève.
Intérieur nuit, salle de bains, la caméra avance vers une femme aux jambes nues, le tee-shirt qu’elle porte pour seul vêtement découvre une partie de ses fesses. Elle tient sa bouche grande ouverte tout près du miroir et trifouille un coin de sa mâchoire à l’aide de sa brosse à dents. La caméra se rapproche. La femme suspend son geste, ses yeux roulent en biais, elle se retourne, son visage est face caméra – la brosse tombe, la femme hurle et elle s’échappe en courant par la porte restée ouverte.
Colombe Boncenne fait partie des auteur(e)s invité(e)s de Hors limites, festival littéraire en Seine-Saint-Denis (26 mars-10 avril), et intervient avec Pascal Dibie, le mercredi 7 avril , à la librairie De beaux lendemains (Bagnolet) : rencontre « Un open space sous l’habitacle » en ligne et en direct à 19h.