Politique

Le renouveau de la politique : cela se prépare !

Sociologue

Partis politiques et institutions apparaissent désormais comme le produit fossilisé ou en cours de dissolution d’une histoire révolue. Il est plus que temps qu’ils renouent avec les idées mais en oubliant think tanks et grands intellectuels pour mieux s’emparer des travaux de sciences sociales.

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Quelle est la nature profonde des phénomènes qui assombrissent la vie politique, partout dans le monde ? Quelle unité pouvons-nous trouver dans la poussée diversifiée de l’autoritarisme, des populismes et des nationalismes, mais aussi de multiples formes de radicalisation religieuse, le tout revêtant éventuellement l’allure de la violence extrême ? Dans la décomposition des systèmes institutionnels et des partis politiques classiques, sur fond, souvent, de corruption ? Dans ce que j’ai appelé le « mal » dans un ouvrage récent ? C’est en commençant par répondre à de telles questions que nous pourrons envisager un ré-enchantement de la politique dans des sociétés comme la notre.

Déclin historique de l’universalisme ?

 

Une première réponse renvoie aux valeurs les plus fondamentales sur lesquelles se sont construits les projets et les réalités démocratiques à partir des Lumières, et des révolutions anglaise (au XVIIe siècle), américaine et française (au XVIIIe siècle).  Nous avons vécu durant deux ou trois siècles avec l’idée de progrès, avec aussi, et surtout le souci de voir la raison et le droit s’étendre et triompher : ne sommes-nous pas entrés dans une phase historique de déclin de l’universalisme ?

Quand la religion progresse sans se séculariser, et pèse sur la vie publique, avec des mouvements messianiques, sectaires ou radicaux qui existent aussi bien dans l’islam que dans le christianisme, surtout évangélique, dans le judaïsme ou dans le bouddhisme et l’hindouisme, et qui se révèlent lourds éventuellement de terribles violences ; quand les droits humains sont bafoués, ignorés ou refusés par des forces d’extrême-droite racistes, xénophobes et/ou antisémites parvenant au pouvoir, ou s’en rapprochant ; quand le chaos, la faiblesse de l’Etat et la guerre civile tiennent lieu de politique ; quand la raison recule au profit des « fake news », du « complotisme » et de la post-vérité, alors, oui, il est possible de parler de recul de l’universalisme.

La planète semble ainsi prise dans une irrésistible lame de fond multidimensionnelle, politique, religieuse, criminelle aussi, mettant fin aux valeurs universelles auxquelles beaucoup ont cru et adhéré. La force prime le droit, l’irrationnel l’emporte, l’autoritarisme altère ou défait la démocratie représentative, la religion s’installe en des domaines d’où elle avait été repoussée, la corruption ronge les systèmes institutionnels.

Il y aurait là, à la limite, une rupture civilisationnelle dont les systèmes politiques font les premiers les frais, la fin et qui signifie le retournement d’une longue période historique d’expansion des valeurs dont l’Europe et l’Amérique du Nord ont pu se présenter comme les champions – c’était avant Trump, ou Orban.

Le mieux qu’on puisse espérer est alors de l’ordre de la résistance, dans l’attente qu’un mouvement de balancier inverse les évolutions présentes et redonne vie et espoir aux valeurs universelles. Mais qui peut, et comment réaliser un tel changement ? C’est ici qu’une deuxième réponse, différente mais bien plus complémentaire que contraire mérite examen.

Inadaptation et retard

La réflexion doit alors, et ce n’est pas un paradoxe, intégrer l’autre face, positive, ou ambivalente, des changements contemporains : les progrès spectaculaires de la science et de la médecine, les perspectives que dessine le trans-humanisme ; le passage massif, dans tous les domaines, au numérique, adossé aux nouvelles technologies de communication ; l’existence d’un tissu considérable d’ONGs ou d’associations capables de contester localement et souvent aussi globalement l’emprise de l’argent et de la technocratie sur la vie collective. Etc.

La planète dans cette perspective apparaît comme entrée dans une ère nouvelle qui n’est pas réductible au seul épuisement de l‘universalisme. Si certaines évolutions tant politiques que géopolitiques contemporaines sont à ce point inquiétantes, c’est à l’aune de ce constat plus général qu’il faut les aborder, en incluant dans l’analyse des dimensions plus positives de ce qu’il faut appeler une mutation, et pas seulement une crise.

De ce point de vue, ce qui frappe est l’inadaptation, l’archaïsme ou le retard actuel des acteurs et des systèmes politiques, bien en peine pour l’instant de s’adapter au monde nouveau – ce qui laisse quelque espoir pour l’avenir, car un tel décalage n’est pas nécessairement irréductible.

La vie sociale et culturelle change, et la vie politique jusqu’ici n’a pas suivi. Partis et institutions apparaissent ici comme le produit fossilisé ou en cours de dissolution d’une histoire qui est d’abord et avant toute celle de sociétés occidentales industrielles confiantes dans le progrès, la science, la production, et structurées par un conflit opposant le mouvement ouvrier et les maîtres du travail ; des sociétés, aussi, qui s’ouvraient de plus en plus à la démocratie libérale. Des sociétés, enfin, où les forces du changement se situaient d’abord à gauche, et où l’espoir naissait d’une action émancipatrice, réformiste ou révolutionnaire, dans certains cas décolonisatrice.

Les formes politiques nées de cet espoir sont épuisées, ou bien éloignées de leur sens initial, qu’il s’agisse de la social-démocratie, ou du communisme, de régimes nés d’une évolution paisible ou d’une révolution, ou d’une lutte violente de décolonisation et le plus souvent devenus dictatoriaux ou totalitaires.

Et, pire encore, on n’observe guère pour l’instant le bouillonnement et le renouveau intellectuels qui annonceraient et porteraient une relève, une réinvention, un retour de l’universalisme. Le marxisme, qui a apporté sous d’innombrables variantes leurs catégories de pensée à bien des acteurs politiques d’hier, le marxisme, cet « horizon indépassable » comme disait Sartre, ne peut plus assurer cette fonction, même s’il faut continuer à lire Marx, et d’autres, Lukacs, Gramsci, les austro-marxistes, etc. Et où sont les utopies qui ont si fortement alimenté les espoirs d’avenir ? Les groupes et organisations qui devraient créer des lieux où se formeraient les nouvelles générations politiques ? La seule à avoir compris l’importance de cet enjeu en France et à le saisir à bras le corps est une figure de l’extrême droite, Marion Maréchal, qui vient d’ouvrir son « Institut des sciences sociales, économiques et politiques » – rien de moins !

On ne préparera pas un futur où la raison et les logiques d’émancipation et d’extension des droits retrouveraient leur capacité de changer le monde sans les idées qui les fondent et les formulent. Or le moins qu’on puisse dire est que n’est en aucune façon satisfait aujourd’hui le besoin systématique de réfléchir en amont de l’action politique, de produire pour l’animer un effort intellectuel, d’inventer des théories, des catégories, des concepts adaptés à l’ère actuelle, de mettre à disposition des acteurs de demain les outils et les connaissances leur permettant de se projeter vers l’avenir. Certes, il existe une vie intellectuelle, mais pour l’essentiel distante ou ignorante des attentes ou des besoins d’éventuels acteurs. Et si les formidables transformations culturelles d’aujourd’hui s’accompagnent d’idées et d’une réelle production de connaissances au sein des forces contestataires – ONGs, associations oeuvrant dans le domaine des droits humains, de l’environnement, par exemple –, celle-ci est pratiquement sans lien avec l’action politique. Un renouveau des pratiques politiques pourrait s’en inspirer, proposer d’autres forme que celle actuelle des partis, avec leur mode d’organisation et de fonctionnement. Il ferait confiance non pas tant aux intellectuels publics classiques, qui ont perdu l’aura d’un Sartre, ou d’un Malraux, qu’aux chercheurs en sciences humaines et sociales, qui apportent des connaissances solides, documentées et soutenues par de réels efforts de théorisation.

Le ré-enchantement de la politique ne peut pas être attendu d’appareils sans imagination, empêtrés dans leurs calculs politiciens, ou trop confiants dans leurs compétences gestionnaires. Ni de think tanks pour la plupart trop liés à ces appareils et trop souvent animés par des logiques technocratiques. Il passe par des initiatives intellectuelles, des clubs, des groupes de travail, des débats citoyens, il proviendra de la société civile, bottom up. Mais ne pourrait-il pas être encouragé ou stimulé par ce qui reste des partis politiques classiques, qui semblent pour l’instant bien peu soucieux de former intelligemment les nouvelles générations ?


Michel Wieviorka

Sociologue, Directeur d'études à l'EHESS, président de la FMSH

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