Culture

Essentielle plus que jamais, la librairie d’hier à aujourd’hui

Historien

Alors que l’on célèbre cette année les 40 ans de la loi Lindon sur le prix unique du livre, et qu’on fêtera le 24 avril la Fête de la librairie indépendante, la profession de libraire a une nouvelle fois su répondre à une crise historique : le confinement, dernier épisode en date d’une histoire mouvementée, au cours de laquelle ce commerce essentiel a survécu à toutes les catastrophes qui auraient pu entraîner sa disparition.

Le débat qui a fait rage au mois d’avril 2020, pendant le premier confinement, sur la nature de la librairie, a permis d’obtenir son classement au titre des commerces essentiels lors de la seconde phase d’enfermement des Français dans leur domicile. Alors que tout laissait à penser que les ventes en ligne allaient se substituer à l’achat des livres en librairie, on a assisté à une véritable redécouverte de cet univers en juin 2020, et la fin de l’année a confirmé ces retrouvailles entre le public lecteur et les librairies.

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Quarante ans plus tôt, la loi Lang avait empêché le naufrage de ces commerces dans l’océan de la libéralisation des prix voulue par Giscard d’Estaing et les doctrinaires du marché, ce qui conduit à s’interroger sur l’histoire de ces « boutiques à lire », comme on les appelait au XIXe siècle. Présentes en Grèce à l’époque d’Aristote, dans l’Égypte des pharaons et en Chine, ou à Rome où les librairies annonçaient, sur leurs murs peints à la chaux et à la peinture rouge, l’arrivée de nouveaux manuscrits, elles ont subi un effacement de près d’un millénaire au Moyen Âge avant de refaire surface aux XIIe-XIIIe siècles et de prendre un envol décisif avec l’invention de l’imprimerie au XVe siècle.

C’est sans doute en raison de cette longue histoire que la profession de libraire est une de celles qui présente les visages les plus divers au cours des trois derniers millénaires.

Tour à tour bibliothécaire, archiviste, copiste, calligraphe, commerçant itinérant ou en boutique, parcheminier, enlumineur, relieur, mais aussi encanteur, correcteur, puis imprimeur et éditeur, bientôt diffuseur et même distributeur, ce professionnel a exercé à peu près tous les métiers qui entretiennent un rapport avec le livre. Comme celui-ci revêt les aspects les plus divers, de la tablette d’argile de Mésopotamie à l’écran plat de la liseuse du XXIe siècle, en passant par le rouleau de l’Antiquité, le codex romain ou le livre accordéon chinois et les feuilles de palmier de l’Inde et du Sud-Est asiatique, il a dû s’adapter à des environnements en perpétuelle mutation pour survivre. En boutique possédant une belle vitrine dans nos pays, il peut aussi se transformer en libraire au poteau, éclairé par un réverbère à même la rue au Cameroun ou en vendeur de cordel, de petits livrets grossièrement imprimés et pendus sur une corde à linge au Brésil aujourd’hui.

Apprécié de tous ceux à qui il apportait les objets dont ils avaient besoin, le colporteur, qui suivait les armées romaines ou se déplaçait dans la Chine des Han, était déjà le symbole de la modernité et du progrès. Omniprésent dans les foires asiatiques et leurs homologues européennes, le marchand libraire échange ses livres manuscrits puis imprimés contre les volumes mis en vente par ses confrères. En Europe, il est devenu un familier de la Buchmesse de Francfort au XIVe siècle, avant que celle-ci ne soit remplacée par la foire de Leipzig, après la Réforme luthérienne, et ne revienne à Francfort à partir de 1949.

La multiplication de ces foires et salons du livre de par le monde, à Bruxelles, Genève, Montréal et Paris pour la francophonie, à Londres, Bologne, Pékin, Tokyo, Le Caire, Guadalajara, São Paulo ou Rio de Janeiro, pour ne citer que quelques-uns de ces grands rendez-vous des hommes et des femmes avec le livre, dit quelque chose de l’attitude de nos contemporains face au monde de l’imprimé.

Dans l’iconographie, la lectrice a, depuis longtemps, remplacé la figure du lecteur, comme le confirment les femmes peintes par Fernand Léger au XXe siècle ou une illustration de la Cité des Dames de Christine de Pizan qui date du XVe siècle. C’est à elles que les libraires qui diffusaient les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, et particulièrement la Nouvelle Héloïse, vers 1760, s’adressaient en priorité, sachant bien que la fureur de lire qui s’était emparée des bourgeoisies urbaines un peu partout sur le continent les avait touchées en premier. Ce sont elles qui firent les beaux jours du « feuilleton cousu main » au XIXe siècle et celui de la littérature sentimentale, de Delly aux volumes de la collection « Harlequin » traduits dans toutes les langues de la planète après 1970.

Si le bibliothécaire représenté vers 1566 par Giuseppe Arcimboldo est un homme, reconnaissable à sa barbe fleurie, les femmes sont aujourd’hui majoritaires dans cette profession, comme elles le sont en librairie, même si le phénomène a été plus tardif et si elles ont d’abord investi les librairies de jeunesse avant de devenir majoritaires dans les instituts de formation et les écoles qui préparent aux métiers du livre.

Dans l’iconographie, la lectrice a, depuis longtemps, remplacé la figure du lecteur.

Cette mutation, observable dans à peu près tous les pays du monde, rend en quelque sorte hommage au rôle qu’elles ont joué dans la diffusion des livres depuis le XVIIIe siècle. Omniprésentes dans les représentations qui datent de cette époque, elles ont été nombreuses à écrire des contes puis des livres pour les enfants, de Mme de Genlis, qui rédige La Femme auteur vers 1802, à J. K. Rowling, dont les volumes consacrés aux aventures de Harry Potter ont dépassé le cap des 700 millions de volumes en 2020. Dans les bibliothèques de gare du réseau ferré qui s’est mis en place entre 1850 et 1880, ce sont des épouses ou des veuves de cheminots qui tenaient les ancêtres des Relay et, à Paris, en 1915, c’est la figure d’Adrienne Monnier qui domine le paysage avec sa « Maison des Amis des Livres » où défilent les écrivains les plus connus.

Après 1945, c’est en Californie que s’ouvrent les boutiques où la Beat Generation pouvait acheter les œuvres de William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac, et découvrir d’autres horizons d’attente que ceux que leur proposait l’idéologie dominante.

À Paris, autour de François Maspero et de sa librairie, la Joie de lire, rue Saint-Séverin, des lecteurs enthousiastes bousculaient les habitudes en tournant autour des tables comme dans un libre-service. Oubliant régulièrement de passer à la caisse et de régler le montant de leurs achats, ils fragilisèrent la trésorerie d’une entreprise qu’ils étaient censés soutenir dans son combat anti-impérialiste. Par ce geste inconscient, ils montraient cependant qu’ils ne considéraient plus le livre comme un objet sacré, fût-il imprimé sur papier Bible, puisque les volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade » se retrouvaient très vite soldés sur les quais de la Seine. En Italie, autour de Giangiacomo Feltrinelli, qui avait été à l’origine de la naissance du livre de poche en 1949, des phénomènes identiques se produisirent en ces années où la politique avait pénétré en profondeur à l’intérieur des librairies européennes.

Le monde des librairies avait changé, sans que les contemporains s’en rendent toujours compte, et les obstacles qui s’étaient longtemps opposés à l’entrée de tous les publics dans ces commerces d’un genre particulier s’envolaient les uns après les autres. Les clubs de lecture, venus d’Allemagne et d’Angleterre avaient conquis de nouveaux lecteurs entre 1945 et 1975, et les boutiques France Loisirs du groupe allemand Bertelsmann avaient pris le relais, en 1970, pour achever de faire du livre un produit presque comme les autres. C’est sans doute pourquoi il fut assimilé à une vulgaire marchandise, en février 1979, lorsque l’arrêté Monory « libéra » son prix, permettant aux centres E. Leclerc et à la FNAC de le vendre avec un « discount » de 20 à 30 %.

Il fallut l’intervention de Jérôme Lindon et de l’Association pour le prix unique du livre pour que la loi Lang, votée à l’unanimité en août 1981, vienne rendre au livre sa fonction de ferment et ne sauve le réseau des librairies françaises, menacées de subir le destin des disquaires, aujourd’hui disparus.

La télévision, après la radio, les revues politiques et littéraires, puis les magazines et les quotidiens, était entrée en scène, après 1980, pour transformer l’écran d’Apostrophes puis de Bouillon de culture en une immense librairie dans laquelle les caméras de Bernard Pivot montraient un décor de livres sagement rangés sur leurs étagères. Pierre Dumayet l’avait précédé, quelques années plus tôt, avec ses Lectures pour tous, et, aux États-Unis, c’est une femme, Oprah Winfrey, qui est parvenue à gagner à la lecture des millions de téléspectatrices, souvent organisées en clubs de lecture qui répercutent l’écho qui leur parvient des librairies et du monde des livres.

D’autres pays ont suivi ces exemples, mais le fait que les émissions de Bernard Pivot aient pu être considérées par les intellectuels new-yorkais comme la preuve de la singularité de la France évite de considérer la mondialisation comme une sorte de niveau égalisateur qui détruirait les spécificités de chaque pays.

Loin de se contenter de l’émission de François Busnel, La Grande Librairie, cependant très prisée parce qu’elle est la vitrine la plus regardée par les téléspectateurs en 2021, de nombreux libraires français ont également investi le monde du Web, où ils s’efforcent d’être présents et d’orienter les lecteurs afin de ne pas abandonner à Amazon, à Facebook ou à YouTube le soin de commenter la vie du livre dans leur pays. Ayant tiré les leçons des expériences menées par plusieurs groupements de libraires, « Page », « Clé », ou « l’Œil de la lettre » dans les années 1980-2000, ils essaient de répondre aux défis de notre époque en étant présents sur tous les supports, un bulletin imprimé pour le réseau « Initiales », qui regroupe une cinquantaine de libraires répartis sur tout le territoire, ou un site internet, tel www.babelio.com, sans doute un des plus consultés aujourd’hui.

La plupart des pays enregistrent des mutations comparables d’un support à un autre et, sur tous les continents, d’Australie en Europe, en passant par l’Amérique et l’Asie, les libraires tentent de s’adapter à une concurrence de plus en plus exacerbée au niveau de la vente en ligne, qui représente autour de 20-22 % des parts de marché en Europe et plus de 40 % aux États-Unis ou en Australie.

Le personnage central de la série You est l’illustration de la capacité des libraires à inspirer leurs contemporains.

Avec la volonté affichée par certains de ces grossistes d’un nouveau genre de se transformer en éditeurs ou d’attirer à eux le monde de l’autoédition, en pleine ascension, les libraires ont de nouvelles raisons de s’inquiéter. L’un d’entre eux, Christian Thorel, le fondateur de la librairie Ombres blanches à Toulouse, n’a pas hésité à croiser le fer avec le président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, en mars 2019. Refusant de se rendre au Salon du livre de Paris, le libraire toulousain a violemment pris à partie le patron du SNE en publiant une lettre ouverte intitulée Éloge de la soumission, dans laquelle il n’est pas loin de considérer les géants de l’édition française comme des « collabos » étant donné l’invitation officielle faite à la firme californienne Amazon de venir à cette manifestation.

En refusant la soumission au diktat des géants de la Netéconomie, Christian Thorel et les libraires qui le suivirent ont sans doute sonné l’heure de l’indispensable riposte aux menaces qui pèsent sur le monde des livres depuis une décennie. Toutefois, la présence renforcée d’Amazon en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France ne semble pas préfigurer un recul de cette entreprise dans ces trois pays. La société californienne y a en effet bâti d’immenses entrepôts qui ont pris la place des « cathédrales du livre » que représentaient, à la fin des années 1970, les centres de distribution de Maurepas pour Hachette, Malesherbes pour le Groupe de la Cité, devenu Éditis, ou Lagny-sur-Marne pour la Sodis (Gallimard).

Même si Amazon semble, dans le même temps, vouloir se positionner comme le futur géant de la distribution alimentaire en s’attaquant à Walmart, et si ce recentrage peut s’accompagner d’une moindre agressivité dans le domaine du livre, rien ne laisse présager, pour le moment, une baisse des achats de produits culturels en ligne, que ce soit en Europe, en Amérique ou en Asie, où Alibaba est très bien implanté.

Face à ces réalités, les libraires ont mis en place des plateformes également en ligne, mais qui se comportent comme des coopératives en évitant de privilégier un libraire au détriment d’un autre, et qui sont, sans doute, une des réponses possibles à la baisse tendancielle de la vente en magasin enregistrée dans de nombreux pays. Grâce à ce que l’on appelle le facing, que l’on peut traduire par le face-à-face des couvertures de livre mises au même niveau sur un site web, les commerçants peuvent proposer leurs services à une clientèle encore plus large et améliorer ainsi singulièrement leur rayon d’action.

Ayant conquis une nouvelle visibilité en devenant le personnage central de la série You sur Netflix (Parfaite au Québec), qui a adapté, en 2018, le roman de la Canadienne Caroline Kepnes, le libraire Joe Goldberg s’est transformé, dans cette fiction, en un criminel extrêmement dangereux qui traque sur les réseaux sociaux tous ceux qui s’approchent de Guinevere Beck, une cliente dont il est tombé follement amoureux. Par ce trait qui le rapprocherait davantage d’Hannibal Lecter, Joe Goldberg ne ressemble pas vraiment au libraire Secundus de l’Antiquité romaine ni à Adrienne Monnier ou à Sylvia Beach, la fondatrice de la librairie Shakespeare and Co. Il ne possède pas non plus les qualités humaines du Catalan Ramón Vinyes qui a inspiré Gabriel García Márquez pour sa peinture du libraire de Macondo dans Cent Ans de solitude, mais ses aventures sont suivies par des millions d’internautes abonnés à une plateforme, et c’est en cela qu’il est l’illustration de la capacité des libraires à inspirer leurs contemporains.

Transformé en héros de polars depuis plusieurs décennies, puis de films et, maintenant, de séries, ce personnage protéiforme n’a pas fini d’interroger ceux qui tentent de comprendre pourquoi, depuis cinq millénaires, il a survécu à toutes les catastrophes qui auraient dû entraîner sa disparition.

NDLR : Jean-Yves Mollier vient de publier Une histoire des libraires et de la librairie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (Imprimerie nationale éditions/Actes Sud, 2021). Il est également l’un des contributeurs de l’ouvrage Que vive la loi unique du prix du livre ! La loi Lang a quarante ans (Association Verbes, 2021) offert aux clients des librairies participantes à la journée de la fête de la librairie le 24 avril.


 

Jean-Yves Mollier

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Notes