Société

Cent mille vies

Maîtresse de conférence en littérature comparée

Que faire de la contradiction entre la conviction commune que toute vie mérite que l’on s’en souvienne et l’indifférence à la réalité quotidienne de morts prévisibles ? Dépassé la semaine dernière, le cap symbolique des 100 000 morts du Covid-19 a offert l’occasion de se poser la question. Et de tenter d’y répondre.

Nous avons franchi jeudi 15 avril 2021 la barre symbolique des cent mille morts de l’épidémie de coronavirus. Aux États-Unis, où l’on compte désormais plus de cinq cent mille victimes, ce seuil a été atteint dès le mois de mai 2020. Le New York Times avait alors mis en une du journal une liste impressionnante de mille noms, imprimés en tous petits caractères, pour donner une idée de ce que représentait humainement cette « perte incalculable [1] ».

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Parce qu’« ils n’étaient pas simplement des noms sur une liste », les journalistes ont trouvé pour chacun d’eux, en guise d’épitaphe, quelques mots extraits des nécrologies parues dans des dizaines de journaux du pays :
Irvin Herman, 94 ans, Indianapolis, ancien de la marine qui ne se vantait pas de son service dans le Pacifique. Louvenia Henderson, 44 ans, Tonawanda, fière maman de trois enfants. Jesus Roman Melendez, 49 ans, New York, célèbre dans sa famille pour son ragout de boeuf birria. Joe Diffy, 61 ans, Nashville, star de la country récompensée aux Grammys. Ronnie Estes, 73 ans, Stevensville, voulait toujours être près de l’Océan…

Dans le cadre de cet hommage, le Grammy vaut autant que le ragoût de bœuf ou la passion de l’océan : il est simplement l’une des qualités grâce auxquelles on perçoit que chaque vie vaut que l’on s’en souvienne. Les quelques mots qui évoquent une profession, un trait de caractère, une manière d’être heureux ou la fierté d’être mère tentent de conjurer tant l’anonymat des statistiques que le bloc de silence des noms propres.

Mais le New York Times n’avait pas attendu ce seuil des cent mille morts pour donner un visage aux victimes de l’épidémie. Dès le mois de mars 2020, au moment où le coronavirus explose sur la côte Est des États-Unis, le service des nécrologies du journal se réunit pour imaginer les manières de réagir au désastre annoncé. Ce sera la rubrique « Ceux que nous avons perdus » (« Those we’ve lost »), inspirée des quelques 2500 « Portraits de la douleur » (« Portrait


[1] The New York Times, « US Deaths Near 100,000, an Incalculable Loss », 24 mai 2020.

[2] Pendant deux ans, le journal avait publié plus de deux mille trois cents récits sur les victimes des attentats, créant une vaste collection de notices dont le Mémorial des attentats du 13 novembre, dans le quotidien Le Monde, est une réplique française.

[3] Daniel J. Wakin, « Faces That Can’t Be Forgotten », The New York Times, 16 avril 2020.

[4] Thomas Laqueur, Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz, Gallimard, 2018 [Princeton University Press, 2015], p. 551.

[5] Ibid., p. 535.

[6] Ibid., p. 489.

[7] Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning. The Great War in European Cultural History, Cambridge University Press, 1995, p. 17.

[8] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Harvard UP, 2013.

[9] Ronald de Sousa, « Après la catastrophe », Critique, vol. 783-784, no. 8-9, 2012, pp. 631-641.

[10] Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter s’est d’ailleurs amplifié dans le cadre d’une épidémie qui affecte les Afro-Américains de manière disproportionnée. La violence lente et invisible des inégalités de santé trahit autant la hiérarchie des vies qui « importent » que la brutalité systémique des policiers.

[11] Voir l’étude d’Ashton Verdery citée par Allison Gilbert dans sa tribune « The Grief crisis is Coming », The New York Times, 12 Avril 2021. Le calcul compte uniquement les membres de la famille proche : enfants, petits-enfants, époux, frères et sœurs. Allison Gilbert insiste sur les effets sociaux et médicaux à très long terme de cette épidémie de deuil.

[12] Thomas Laqueur, op. cit., p. 28.

[13] Chloé Hecketsweiler, « 100 000 morts en France, un traumatisme à l’empreinte incertaine sur le long terme », Le Monde, jeudi 15 avril 2021, p. 2-3.

[14] Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015, p. 19.

Raphaëlle Guidée

Maîtresse de conférence en littérature comparée

Rayonnages

SociétéSanté

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] The New York Times, « US Deaths Near 100,000, an Incalculable Loss », 24 mai 2020.

[2] Pendant deux ans, le journal avait publié plus de deux mille trois cents récits sur les victimes des attentats, créant une vaste collection de notices dont le Mémorial des attentats du 13 novembre, dans le quotidien Le Monde, est une réplique française.

[3] Daniel J. Wakin, « Faces That Can’t Be Forgotten », The New York Times, 16 avril 2020.

[4] Thomas Laqueur, Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz, Gallimard, 2018 [Princeton University Press, 2015], p. 551.

[5] Ibid., p. 535.

[6] Ibid., p. 489.

[7] Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning. The Great War in European Cultural History, Cambridge University Press, 1995, p. 17.

[8] Rob Nixon, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Cambridge, Harvard UP, 2013.

[9] Ronald de Sousa, « Après la catastrophe », Critique, vol. 783-784, no. 8-9, 2012, pp. 631-641.

[10] Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter s’est d’ailleurs amplifié dans le cadre d’une épidémie qui affecte les Afro-Américains de manière disproportionnée. La violence lente et invisible des inégalités de santé trahit autant la hiérarchie des vies qui « importent » que la brutalité systémique des policiers.

[11] Voir l’étude d’Ashton Verdery citée par Allison Gilbert dans sa tribune « The Grief crisis is Coming », The New York Times, 12 Avril 2021. Le calcul compte uniquement les membres de la famille proche : enfants, petits-enfants, époux, frères et sœurs. Allison Gilbert insiste sur les effets sociaux et médicaux à très long terme de cette épidémie de deuil.

[12] Thomas Laqueur, op. cit., p. 28.

[13] Chloé Hecketsweiler, « 100 000 morts en France, un traumatisme à l’empreinte incertaine sur le long terme », Le Monde, jeudi 15 avril 2021, p. 2-3.

[14] Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015, p. 19.