Pour un « capital d’émancipation »
Depuis quelques années, le débat sur le revenu d’existence, revenu de base ou revenu universel, s’est installé dans le paysage politique. Tout d’abord porté par des universitaires, et des promoteurs associatifs, il s’est retrouvé propulsé dans les primaires des Républicains et du Parti Socialiste, puis bien plus clairement dans la campagne présidentielle de Benoît Hamon. L’idée fait donc son chemin sans pour le moment faire l’unanimité. L’un des arguments qui lui est le plus souvent opposé se veut une défense du travail, dans sa fonction à la fois sociale et morale, mais aussi l’affirmation de la possibilité de continuer à créer des emplois dans l’économie de demain. Or, si un tel revenu inconditionnel est bien une réponse possible à la raréfaction annoncée de l’emploi – notamment avec la robotisation – il permet également de sortir la source de revenu de la seule sphère salariale. En ce sens, il ne serait en rien contraire au travail, mais il permettrait d’assurer des ressources en dehors de l’emploi salarié. Il deviendrait un socle inaliénable, c’est en cela qu’il faut selon nous le considérer comme un droit lié à la naissance, qui répondrait à la question essentielle de la dignité des êtres humains, de manière universelle et inconditionnelle.
À cette idée du revenu d’existence, il faut ajouter des propositions « sœurs » qui se retrouvent occasionnellement dans le débat mais restent discrètes, parfois même considérées comme concurrentes, et qui suggèrent de préférer une « dotation en capital ». Les chercheurs américains de l’université américaine de Yale, Bruce Ackerman et Anne Alstott, ont fait par exemple la proposition de donner à 21 ans une dotation universelle de 80 000 dollars, avec des mécanismes d’accompagnement pour que cet argent, même dans une perspective libérale, puisse tout de même être utilisé de manière éclairée et responsable. La proximité avec le revenu d’existence est en partie assumée par le fait que le bénéficiaire pourrait tout à fait utiliser sa dotation en capital pour la transformer à sa guise en revenu mensuel plutôt que de l’injecter dans la consommation ou l’investissement pour un projet (création d’entreprise, achat d’un bien immobilier…).
Autre approche, celle du sociologue américain Erik Olin Wright qui se livre à une comparaison entre revenu d’existence et dotation en capital, afin de déterminer quel dispositif serait le mieux à même de sortir les individus d’un rapport de domination. Son analyse, fondée sur une lecture de classes, tournait en faveur du revenu d’existence, notamment en raison de sa périodicité qui apparaissait à Wright davantage en mesure de rééquilibrer le rapport capital-travail. Il faut aussi citer un article de 2011 de Coralie Perez dans lequel l’économiste dresse un panorama des « dotations en capital pour les jeunes », où elle tente de prendre en considération les expériences comme le Child fund trust au Royaume-Uni ou les comptes individuels de formation qu’elle range dans cette catégorie des dotations en capital.
Le capital d’émancipation répond à un autre objectif philosophique et politique : l’émancipation de l’individu.
Nous proposons une approche un peu différente, qui part du principe qu’avant de se poser la question du mécanisme distributif, il est nécessaire de connaître le principe qui guidera la politique publique. Nous l’avons mentionné plus haut, le revenu d’existence répond parfaitement à des impératifs de dignité humaine, et nous l’envisageons aisément comme un droit lié à la naissance de l’individu. En revanche, les dotations en capital répondent à un autre objectif philosophique et politique : l’émancipation de l’individu.
Par sa seule régularité, le revenu d’existence répond ainsi aux besoins quotidiens et immédiats de l’individu. Mais par sa « force de frappe » de départ, un «capital d’émancipation » entend donner une impulsion essentielle à la construction et à la réalisation d’une existence bien vécue. Il permet de libérer un capital pour entamer son projet de vie sans l’appui et donc la dépendance au secteur bancaire. Par ailleurs, l’anticipation psychologique de son versement libère les parents qui n’ont plus besoin de se « saigner » pour leurs enfants, tout en assurant à ceux-ci un horizon de financement stable et garanti de leurs projets. En cela, sa visée est émancipatrice et complémentaire d’un revenu d’existence qui ne serait versé qu’à partir de l’âge de 18 ans.
En pratique, nous proposons qu’un revenu d’existence soit non perçu et ainsi épargné automatiquement depuis la naissance jusqu’à la majorité légale, pour être distribué à ce moment-là. Ce que nous envisageons s’apparente à une hypothèque rendue obligatoire, et qui participe à la construction cognitive et physiologique de l’enfant en adulte. Cette réserve correspond à une part de ressources versées à la naissance sur un compte personnel bloqué qui se libère à la majorité. Au final, le revenu a priori ne cesse donc jamais d’être versé de la naissance à la mort, mais se retrouve hypothéqué jusqu’à la majorité légale pour créer une « impulsion monétaire » significative pour l’entrée dans la vie adulte.
Nous proposons raisonnablement que ce montant soit aux alentours des 300 euros par mois et par enfant, soit la moitié environ d’un revenu d’existence pour adulte. Ce choix est guidé par le réalisme budgétaire d’une part, mais aussi par le fait que cela correspond environ à la moitié du coût moyen d’un enfant pris à charge par sa famille. Le jeune disposerait en définitive d’un capital d’émancipation de 64 800 euros dès ses 18 ans. L’idée n’est pas de le lâcher en « rase campagne » avec cette somme. En cela, il est nécessaire que le système scolaire éduque à l’utilisation de ce capital en permettant au jeune durant sa scolarité obligatoire de construire son projet de vie avec les meilleurs atouts possibles.
Le « capital d’émancipation » n’est pas une aide sociale mais un droit socio-économique.
Nous insistons sur le fait que ce « capital d’émancipation » n’est pas une aide sociale mais un droit socio-économique. Nous le considérons même comme un héritage « naturel » donné à chacun du fait de sa naissance et indépendamment de ses conditions de naissance. Une justification majeure est que personne, avec toute la bonne volonté du monde et jusqu’à preuve du contraire, n’a choisi de naître et encore moins de naître riche ou pauvre. La naissance doit être considérée comme une circonstance et non comme un choix. Il est clair que nous lions une telle mesure à une réflexion forte sur l’héritage « non naturel », c’est-à-dire au patrimoine accumulé par nos ascendants.
Dans une note d’analyse pour France Stratégie intitulée « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », Clément Dherbécourt fait écho à la proposition de l’économiste britannique spécialiste des inégalités Anthony Atkinson, pour qui la dotation universelle de patrimoine pourrait être une mesure qui « permettrait de résorber significativement l’inégalité entre et au sein des générations ». Son financement serait assuré par une réforme de la fiscalité, notamment concernant les transmissions patrimoniales avec une ligne budgétaire dédiée et garantie par l’État. A ce jour, l’héritage constitue en effet l’une des inégalités les plus fortes, et en même temps que le patrimoine augmente plus vite que les revenus, il se concentre entre les mains des plus aisés.
En plus de cela, nous voyons dans cet investissement social un changement dans le rapport entre l’État et l’individu. L’État, en reconnaissant la naissance des enfants par l’ouverture symbolique d’un compte personnel et par la promesse de la « dotation du capital d’émancipation », reconnaît en même temps l’égale valeur de chaque individu. Il prend de facto les habits de la bienveillance, du benevolent state. En projetant les dépenses sur les 18 années (dans les faits, il consigne une promesse budgétaire sur 18 ans mais ne délivre seulement un capital réel que sur une année de financement), il se met en position d’anticiper et de prendre réellement au sérieux la notion de solidarité intergénérationnelle. Ce mécanisme étatique dépasse ainsi en tant qu’institution les aléas gouvernementaux car il devient un droit pour chaque individu bénéficiaire.
C’est dans cette perspective que nous pensons que le capital d’émancipation apparaît à la fois comme une proposition réaliste, qui rééquilibre les inégalités d’héritage et qui consacre un droit économique comme un droit de naissance (qui pourrait devenir constitutionnel). Nous proposons d’ouvrir sérieusement le débat.