Savoirs

Ramener sur Terre les Modernes – un moment latourien (3/4)

Philosophe

Dans ce nouvel article de sa série consacrée à Bruno Latour, Patrice Maniglier insiste sur un troisième geste majeur de la théorie latourienne : exiger que nos vies et nos pensées se mettent enfin sous ce qui est de fait leur condition indépassable, à savoir leur être terrestre. L’impératif « d’atterrissage » oblige à bien saisir ce qui fait l’unité de la Terre, ce qui permet une compréhension plus profonde des liens réels qui existent entre la mutation écologique globale et la pandémie de Covid-19.

La troisième raison pour laquelle la pandémie a fait de Latour, pour un vaste public, le penseur le plus représentatif du moment que nous traversons, est qu’il est un des rares à clamer depuis des années, au milieu d’un certain scepticisme de ses collègues, que la question du réchauffement climatique et plus généralement de la mutation écologique globale n’était pas simplement une question importante parmi d’autres, mais qu’elle était bien la question architectonique à partir de laquelle nous devions refonder nos systèmes intellectuels aussi bien que nos formes de vie.

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Mieux, il s’est efforcé de montrer que cette mutation devait être pensée comme l’irruption d’un nouvel acteur dans nos vies, dans nos débats, dans nos réflexions : la Terre. Il n’a pas eu peur d’affronter les ricanements des esprits rassis en reprenant le nom de Gaïa pour désigner cette entité, au risque de passer pour un dangereux zélateur d’une grotesque spiritualité New Age [1]. Aussi est-il sans doute la seule figure intellectuelle contemporaine qui se soit consacrée à donner un sens fort à un mot d’ordre qui a pris avec la pandémie une actualité dramatique : il est urgent d’atterrir.

Atterrir signifie comprendre que nos existences n’ont pas d’autre horizon que la Terre et cesser de négliger, comme nous l’avons fait, nous, « Modernes », cette condition terrestre, aussi bien dans l’organisation de nos vies que dans la construction de nos systèmes de pensée. Car cette négligence a pour conséquence malheureuse que notre vie comme notre pensée se déploient littéralement hors-sol.

Il faut donc non seulement apprendre à vivre autrement, mais aussi apprendre à penser autrement, en reprenant tout cela sur la base de ce présupposé indépassable : nous sommes terrestres, avant même d’être humains. Or, la pandémie elle aussi a eu l’air de nous ramener sur Terre, et même, littéralement, de nous mettre à Terre.

Mais quel rapport y a-t-il entre pandémie et réchauffement climatique, entre Terre et virus


[1] Il faut ici une fois de plus noter le compagnonnage avec Isabelle Stengers (que Latour aime d’ailleurs à présenter comme son maître) . Pour l’usage de Gaïa par celle-ci, voir Aux temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.

[2] Bruno Latour a déjà réalisé, notamment grâce à sa collaboration avec Frédérique Aït-Touati et Chloé Latour, trois pièces de théâtre : Gaïa Global Circus (création en septembre 2013 au Théâtre Sorano, Toulouse), Le Théâtre des négociations/Make It Work (29, 30 et 31 mai 2015 au Théâtre des Amandiers à Nanterre), INSIDE (créée le 20 novembre 2016 au Théâtre des Amandiers à Nanterre).

[3] Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth, éd. Bruno Latour, Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe/MIT, 2020.

[4] Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, éditions du Seuil, 1986, p. 20.

[5] Sur Lovelock, outre Face à Gaia de Latour lui-même, on se rapportera avec profit aux textes de Sébastien Dutreuil, notamment « Quelle est la nature de la Terre ? », F. Aït-Touati & E. Coccia, Le Cri de Gaïa, Penser avec Bruno Latour, La Découverte, 2021.

[6] Pour une introduction à ce concept, voir Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies, Paris, La Découverte, 2021, en particulier le chapitre 6. Sur la manière dont les zoonoses mettent en jeu les relations entre les humains et les animaux, voir les livres de Frédéric Keck, Un Monde grippé, Flammarion, 2010 et Les sentinelles des pandémies, Zones sensibles, 2020.

[7] Gunther Anders, Le Temps de la fin, L’Herne, 2007. Voir la réflexion de Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro sur cette question de la fin des temps dans « L’Arrêt du monde », E. Hache, De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014.

[8] Sur tous ces exemples et bien d’autres voir l’excellent livre de Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies, op. cit.

[9] Toute la suite de ce texte doit beaucoup aux commentaires de Jeanne Etelain sur une précédente version. Qu’e

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Il faut ici une fois de plus noter le compagnonnage avec Isabelle Stengers (que Latour aime d’ailleurs à présenter comme son maître) . Pour l’usage de Gaïa par celle-ci, voir Aux temps des catastrophes : résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.

[2] Bruno Latour a déjà réalisé, notamment grâce à sa collaboration avec Frédérique Aït-Touati et Chloé Latour, trois pièces de théâtre : Gaïa Global Circus (création en septembre 2013 au Théâtre Sorano, Toulouse), Le Théâtre des négociations/Make It Work (29, 30 et 31 mai 2015 au Théâtre des Amandiers à Nanterre), INSIDE (créée le 20 novembre 2016 au Théâtre des Amandiers à Nanterre).

[3] Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth, éd. Bruno Latour, Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe/MIT, 2020.

[4] Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel, éditions du Seuil, 1986, p. 20.

[5] Sur Lovelock, outre Face à Gaia de Latour lui-même, on se rapportera avec profit aux textes de Sébastien Dutreuil, notamment « Quelle est la nature de la Terre ? », F. Aït-Touati & E. Coccia, Le Cri de Gaïa, Penser avec Bruno Latour, La Découverte, 2021.

[6] Pour une introduction à ce concept, voir Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies, Paris, La Découverte, 2021, en particulier le chapitre 6. Sur la manière dont les zoonoses mettent en jeu les relations entre les humains et les animaux, voir les livres de Frédéric Keck, Un Monde grippé, Flammarion, 2010 et Les sentinelles des pandémies, Zones sensibles, 2020.

[7] Gunther Anders, Le Temps de la fin, L’Herne, 2007. Voir la réflexion de Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro sur cette question de la fin des temps dans « L’Arrêt du monde », E. Hache, De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014.

[8] Sur tous ces exemples et bien d’autres voir l’excellent livre de Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies, op. cit.

[9] Toute la suite de ce texte doit beaucoup aux commentaires de Jeanne Etelain sur une précédente version. Qu’e