Libertés publiques

Penser l’impensable – hommage à Maurice Rajsfus

Avocat au barreau de Paris

En 1995, Maurice Rajsfus, historien et écrivain spécialiste de la répression policière, rescapé de la Shoah et militant, disparu en juin dernier, publiait La Police de Vichy. Ce livre important reparaît aujourd’hui, et si l’avocat Arié Alimi a accepté d’en rédiger cette préface, c’est parce que ce travail doit permettre d’inspirer tant les historiens du temps présent que les défenseurs des droits humains, les policiers et ceux qui aspirent à des fonctions administratives ou politiques.

Penser l’impensable. Témoigner de l’« intémoignable ». Ce sont là les apories auxquelles tous ceux qui ont écrit et vécu la Shoah ont dû se confronter. Cet impensable qui serait demeuré un impensé si Maurice Rajsfus, à l’instar de tous ceux qui ont souhaité témoigner ou transmettre aux générations futures, n’avait pas consacré le temps d’une vie à rendre compte de cette période. Parce qu’avant même la Libération, les mécanismes de dissimulation et de réécriture de l’histoire sont déjà à l’œuvre et se poursuivront, afin de permettre la continuité de l’État français et de l’ordre public. Car qu’est-ce qui justifie autrement d’empêcher l’accès des documents d’archives, quand il s’agit de comprendre le fonctionnement d’un génocide ?

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Le travail historique de Maurice Rajsfus n’est pas celui du simple témoin (dont les parents ont été raflés et parqués au Vél’ d’Hiv), qui devra sa survie au sort de l’âge et qui ne reverra jamais ses parents déportés. Il est celui du témoin qui décide d’endosser le costume d’historien du temps d’après. Avec la distance que requiert le travail de l’historien. Malgré la douleur probablement permanente de devoir revivre au travers des fiches d’archives les funestes moments de son enfance. Et pourtant, ce travail historique est précis. Chaque conclusion est fondée par un document d’archives permettant d’asseoir une rigueur scientifique.

Certes, Maurice Rajsfus n’avait pas fait d’études d’histoire et n’était pas passé par le moule académique de l’historien. Mais qu’importe, si le travail final ne souffre que peu de critiques. En particulier quand, au moment de sa première édition, aucune thèse d’histoire n’a encore été consacrée à la police de Vichy. Alors même que le matériel historique, les archives et la documentation sont mis sous le sceau du secret par un État qui tente de protéger ceux qui ont participé et qui sont restés dans son ventre. Comme ce fut encore le cas avec le génocide rwandais, qui n’a pas encore livré tous les aspects de la responsabilité de l’État français dans le massacre des Tutsis – un État dont la doctrine officielle est celle de la parenthèse de Vichy et d’une France qui s’est réfugiée à Londres.

Si le titre du livre pourrait laisser penser que c’est aussi l’option de l’auteur, ses recherches, son développement et son action militante contre les exactions de la police tout au long de sa vie, permettent de penser le contraire. Bien sûr, l’Administration policière pendant toute la période de l’Occupation vivait sous la pression militaire de l’Occupant. Pourtant, la volonté d’indépendance de cette administration à l’égard de ce dernier ressort des archives exhumées : une volonté d’indépendance qui se traduit, non pas par le souhait de prendre le contre-pied de l’Occupant, mais bien de lui démontrer qu’elle est en mesure de l’anticiper.

Ce souci d’efficacité justifiera la création, à l’initiative de l’amiral Darlan, ministre de l’Intérieur, d’une police nationale centralisée sous l’égide d’une Direction générale de la police nationale par la loi du 23 avril 1941. Et c’est cette même structure qui subsiste aujourd’hui…

Les arrestations et les déportations des Juifs étrangers, des réfugiés, puis des résistants, s’établissent alors sur une structure administrative pointilleuse et implacable, dépassant souvent les objectifs nazis. La répression policière, plus importante en zone « libre » qu’en zone occupée, en est un exemple. La rafle du Vél’ d’Hiv en est un autre ; éloquent tant l’ingéniosité logistique, l’énergie et les forces policières ont été déployées pour permettre le plus grand nombre d’arrestations et pour faciliter les déportations dans les camps d’extermination. Même la volonté du régime de Vichy d’empêcher les arrestations et la déportation des Juifs français apparaît non pas comme une démarche humanitaire, mais plutôt comme le souhait de conserver un semblant de souveraineté.

Un autre impensable surgit : celui de savoir si les structures et les mécanismes de cette histoire peuvent être transposés au temps présent.

L’impensable, ce n’est pas seulement le fait d’une machine administrative déshumanisée qui mettra en place sous l’impulsion de l’Occupant, la déportation de 250 000 personnes, dont 76 000 Juifs. L’impensable, ce sont ces hommes, du simple gardien de la paix au plus haut fonctionnaire, qui ont servi un État démocratique, et qui, presque du jour au lendemain, ont commencé à coopérer et à servir avec empressement l’Occupant afin d’arrêter et de déporter des Juifs (adultes, personnes âgées, malades et même enfants), uniquement parce qu’ils étaient juifs.

Ainsi apparaît la figure de René Bousquet, jeune technocrate brillant qui deviendra secrétaire général à la police, affichant sa grande proximité avec ses homologues nazis, et qui dirigera la collaboration zélée de la police française avec la Gestapo, dans les arrestations et la déportation. Le même Bousquet qui hâtera la déportation des enfants juifs avec leurs parents. C’est cela la banalité du mal si bien décrit par Hannah Arendt, lors du procès de Eichmann à Jérusalem.

Un autre impensable surgit à la fin de la lecture de La Police de Vichy : celui de savoir si les structures et les mécanismes de cette histoire peuvent être transposés au temps présent. Impensable car la singularité de la Shoah s’oppose à sa banalisation, que des comparaisons hâtives et malvenues pourraient provoquer. À tel point que des outils discursifs, tel le point Godwin, sont venus sacraliser cette période pour en interdire l’usage comparatif.

Pour autant, le devoir de mémoire et l’impératif du témoignage mis en exergue par Primo Levi, exigent de ne pas enfermer l’histoire de Vichy et de sa police dans un musée. Et si comparaison n’est pas raison, le travail de Maurice Rajsfus sur le fonctionnement de l’administration policière doit permettre d’inspirer tant les historiens du temps présent que les défenseurs des droits humains, les policiers et ceux qui aspirent à des fonctions administratives ou politiques. Comme il a probablement motivé son propre engagement contre les violences policières et sa réflexion sur leur caractère systémique.

C’est encore lui qui le dit si bien : « Finalement, la police n’a jamais varié dans sa nature profonde, et les policiers “républicains”, issus de la Résistance, ne furent jamais que l’apparence d’une réalité trompeuse. »

Ainsi ce travail de recherche révèle plusieurs structures inhérentes à l’administration policière qui peuvent être utilisées pour comprendre la police française contemporaine. D’abord le double degré de responsabilité. Une responsabilité hiérarchique, qui révèle une forme d’autonomie de l’administration policière ; véritable pouvoir à part entière, dont la logique et les intérêts internes conduisent à faire pression sur un gouvernement et à justifier de son fonctionnement par une anticipation des volontés du gouvernant. Une responsabilité encore hiérarchique dans l’organisation administrative d’un processus de violence décorrélé d’humanité et qui repose sur le dogme de l’obéissance des exécutants.

Mais également une responsabilité individuelle de chaque policier dont le libre arbitre, mû par une conscience humaine, devrait l’amener à refuser les ordres manifestement criminels et qui le conduisent trop souvent à aller au-delà de la volonté hiérarchique. Parce que l’obéissance ne suffit pas à expliquer le geste d’un policier qui, à défaut d’avoir arrêté suffisamment de Juifs étrangers, s’en va compléter sa liste aléatoirement. Seule la cruauté peut l’expliquer.

Les corps gardent la mémoire de leurs formations et de leurs postures passées : celui de la police est difforme.

Cynisme, obéissance et cruauté sont ces mots qui ne définissent pas seulement la police de Vichy, mais plus généralement la police dans son exercice contemporain et quotidien. Quand on songe aujourd’hui aux maltraitances subies par les personnes migrantes à Calais, réveillées en pleine nuit, leurs tentes lacérées et leur eau quelques fois mélangée à du gaz lacrymogène pour les empêcher de boire. Une obéissance aux ordres de dispersion couplée à un geste de cruauté individuelle.

Obéissance et cruauté à l’égard des manifestants tués, éborgnés, mutilés par des armes pourtant en dotation, mais dont l’usage aberrant fait parfois songer à des jeux de guerre auxquels leurs auteurs se prêtent. Obéissance et cruauté dans l’exercice de gestes d’étranglement ou de plaquage ventral, trop souvent utilisés contre des personnes issues de l’immigration, et dont beaucoup sont morts à l’issue d’un contrôle d’identité au faciès.

La police française n’est pas la police de Vichy, mais l’épuration n’a été que très partielle. Les hommes sont restés. Malgré les simulacres de grève générale à l’approche de la Libération. Malgré les quelques résistants tardifs au sein de la police. Ceux qui avaient contribué à l’assassinat de Juifs ont continué leur travail sous de Gaulle : jetant des Algériens dans la Seine, en 1961 ; écrasant des militants anticolonialistes sur les grilles du métro Charonne, en 1962. Les corps gardent la mémoire de leurs formations et de leurs postures passées. Celui de la police est difforme. Et cette difformité se perpétue encore aujourd’hui, au risque de le voir à nouveau commettre l’impensable.

L’abnégation et le courage du travail et de la vie de Maurice Rajsfus doivent servir à penser l’impensable. Non seulement pour le transmettre aux générations futures, mais surtout pour que plus jamais, un enfant n’entende au petit matin, toquer des policiers à la porte de l’appartement familial, et voir ses parents partir dans les fumées de l’horreur humaine.

Les derniers mots de Maurice Rajsfus, plus vivants que jamais, résonnent dans une époque où tous les possibles, surtout les pires, peuvent advenir : « Nous en sommes régulièrement les témoins lorsque les institutions cèdent à la tentation totalitaire et qu’il paraît nécessaire de donner l’illusion d’une société libérale à une population persuadée que la France dispose toujours d’une police démocratique. »

NDLR : Ce texte est la préface inédite de l’ouvrage de Maurice Rajsfus, La Police de Vichy. Les forces de l’ordre françaises au service de la Gestapo (1940-1944) à paraître dans quelques jours aux Éditions du Détour.


 

Arié Alimi

Avocat au barreau de Paris, Spécialisé en droit pénal et libertés publiques, membre du bureau national de la LDH

Notes