Savoirs

Apprendre à penser global (et pas universel) – un moment latourien (4/4)

Philosophe

Dans le dernier article de sa série consacrée à Bruno Latour, Patrice Magnilier met en évidence un quatrième geste latourien : relativiser les questions portant sur l’universel pour leur préférer l’analyse des phénomènes de globalisation. Les concepts développés par Latour pour parler des phénomènes globaux sans les hypostasier permettent de mieux saisir l’unité de la Terre et l’expérience pandémique, ainsi que les liens profonds qui existent entre ces deux aspects de notre présent. Ainsi se conclut cet appel à lire l’une des œuvres majeures de notre temps afin de devenir nos propres contemporains.

Le quatrième geste théorique de Latour qui le rend particulièrement pertinent pour penser le temps présent est d’avoir fait de la globalisation la grande question à la fois épistémologique, morale, politique et métaphysique qu’il faut affronter. La Modernité est obsédée par la question de l’universalité, notamment dans son opposition aux différences : ce fut toute la problématique des droits humains, de la citoyenneté, de la religion même, de la laïcité encore chez quelques esprits lents…

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Latour, quant à lui, n’a cessé d’expliquer que derrière les phénomènes d’universalisation se trouvaient en vérité des processus de globalisation et que ceux-ci posaient des problèmes autrement plus intéressants et pertinents que ceux-là. On peut distinguer universalisation et globalisation, en disant que la première met en œuvre l’opposition de l’identique et du différent, alors que la seconde met en œuvre l’opposition du partiel et du total.

La grande question contemporaine n’est pas de savoir comment se fondre dans une identité, mais comme se composer dans une totalité. Or, sur ce point, une fois de plus, la pandémie de Covid-19 est venue confirmer la pertinence de l’approche que Latour défendait.

Ce déplacement vers la question de la globalisation, Latour en a d’abord éprouvé la nécessité pour les sciences : à l’énigme de la vérité universelle des énoncés scientifiques, Latour répondait par la proposition d’étudier la construction de réseaux réels qui permettent la circulation des énoncés dans des ensembles toujours plus grands [1]. Si les lois de Newton sont universellement vraies, c’est qu’il existe des instruments d’observation, de calcul, de mesure, qui permettent de rapporter certains événements à ces énoncés, littéralement comme on transporte un fragment de quelque chose d’un lieu à un autre.

Dire que tout événement obéit par nature aux lois de Newton n’a pas plus de sens que de dire que la chute de ma tartine sur le carrelage est en soi un événement scientifique


[1] Voir notamment La Science en action, La Découverte, 1989, chapitre 6 (« Les centres de calcul »).

[2] Changer de société, refaire de la sociologie,  La Découverte, 2006, 3ème partie (« Comment retracer les associations ? »).

[3] Bien que Latour ne fasse pas les distinctions que nous proposons entre continuité, finitude et globalité au sujet de l’unité de la Terre, on peut dire qu’il a abordé la première dans tous ses premiers ouvrages à partir de la « théorie de l’acteur réseau » ; que son dernier ouvrage Où suis-je ? est plus spécifiquement consacré à la question de la confinitude ; et enfin que Face à Gaïa est le grand livre où il tente de prendre de front la question de la globalité de la Terre. Où atterrir ? porte enfin sur un dernier aspect, que nous ne traiterons pas ici mais qui est lui aussi d’une grande pertinence pour la situation actuelle : le fait que l’Un se divise nécessairement et comporte une dimension intrinsèquement conflictuelle. Voir à ce sujet Patrice Maniglier, « Latour, chef de guerre. Petit traité de gaïapolitique », dans Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, éd. Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia , La Découverte, 2021.

[4] E. Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), PUF, 2013 (Livre II, chapitre 7).

[5] Voir Tim Lenton, Earth System Science, A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2016, p. 25-26.

[6] Tout le livre de Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies (La Découverte, 2021) est consacré à cette démonstration.

[7] David Kopenawa et Brice Albert, La Chute du ciel : Paroles d’un chaman Yanomani, Plon, 2010.

[8] Je force un peu Latour, mais pas beaucoup : car la problématique des « modes d’existence » est précisément introduite dans le dernier chapitre de Changer de société, Refaire de la sociologie, où il est question du global et du local, et plus précisément encore de la question de la variété des types d’identité qui circulent dans les réseaux (voir, Changer de société, op. cit.

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Voir notamment La Science en action, La Découverte, 1989, chapitre 6 (« Les centres de calcul »).

[2] Changer de société, refaire de la sociologie,  La Découverte, 2006, 3ème partie (« Comment retracer les associations ? »).

[3] Bien que Latour ne fasse pas les distinctions que nous proposons entre continuité, finitude et globalité au sujet de l’unité de la Terre, on peut dire qu’il a abordé la première dans tous ses premiers ouvrages à partir de la « théorie de l’acteur réseau » ; que son dernier ouvrage Où suis-je ? est plus spécifiquement consacré à la question de la confinitude ; et enfin que Face à Gaïa est le grand livre où il tente de prendre de front la question de la globalité de la Terre. Où atterrir ? porte enfin sur un dernier aspect, que nous ne traiterons pas ici mais qui est lui aussi d’une grande pertinence pour la situation actuelle : le fait que l’Un se divise nécessairement et comporte une dimension intrinsèquement conflictuelle. Voir à ce sujet Patrice Maniglier, « Latour, chef de guerre. Petit traité de gaïapolitique », dans Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, éd. Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia , La Découverte, 2021.

[4] E. Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), PUF, 2013 (Livre II, chapitre 7).

[5] Voir Tim Lenton, Earth System Science, A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2016, p. 25-26.

[6] Tout le livre de Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies (La Découverte, 2021) est consacré à cette démonstration.

[7] David Kopenawa et Brice Albert, La Chute du ciel : Paroles d’un chaman Yanomani, Plon, 2010.

[8] Je force un peu Latour, mais pas beaucoup : car la problématique des « modes d’existence » est précisément introduite dans le dernier chapitre de Changer de société, Refaire de la sociologie, où il est question du global et du local, et plus précisément encore de la question de la variété des types d’identité qui circulent dans les réseaux (voir, Changer de société, op. cit.