Sciences et croyances autour d’un vaccin
Il est commun de distinguer les savoirs scientifiques et les croyances. Pour valider une position, la référence à une rationalité et une méthode éprouvée d’investigation et d’expérimentation est souvent opposée aux croyances, jugées irrationnelles, qui induiraient en erreur à partir d’idées préconçues.
Ce modèle est précisément reproduit autour de la vaccination contre le virus du Covid. Le positionnement « pro-vaccin » s’effectue ainsi en référence à un savoir et à des faits scientifiques que les « anti-vaccins » manqueraient de saisir, embourbés qu’ils seraient dans leurs prénotions, à savoir leur spontanéité voire leur ignorance.
De la sorte un dualisme, sciences = confiance versus croyances = méfiance, émerge et paraît au cœur des débats actuels. Il ne s’agit pas de faire ici un inventaire des arguments pour ou contre le vaccin mais s’arrêter un instant sur la structure de pensée qui régit les options prises en la matière. Cela suppose un petit retour sur ce qui se joue vraiment dans le rapport commun aux sciences et aux croyances.
À la question « à qui se fier ? » chacun répondrait sans doute : les gens bien informés. Mais comment les reconnaître ? Le corps scientifique ne parle pas d’une seule voix ; il expose ses controverses et cela déconcerte le grand public, peu au fait des désaccords scientifiques, pourtant courants.
Les approches scientifiques, rappelons-le, visent, de façon méthodique, à mieux comprendre et à acquérir des connaissances à travers l’étude de faits et de relations de cause à effet, fondées sur la mise à l’épreuve d’hypothèses par l’observation et l’expérience. Un ensemble d’étapes à suivre, consignées dans un protocole, sont nécessaires pour établir des résultats objectifs offrant des conclusions admissibles par les pairs lorsque des avancées identiques, effectuées par d’autres équipes, conduiront à des résultats comparables, qui constituent en quelque sorte des preuves temporaires. En ce sens, les sciences sont à l’opposé de l’opinion, qui repose sur la conviction personnelle et des présupposés.
Les définitions générales de la croyance évoquent en effet un processus mental conduisant à adhérer à une thèse, au point d’en faire une vérité, sans prendre en compte les faits, voire en l’absence de faits, qui les confirmeraient ou infirmeraient. Dans leur version religieuse, les croyances supposent la foi qui, par définition, ne se prouve pas mais est de l’ordre du ressenti intériorisé. Cependant, une telle distinction des sciences et des croyances est trop rapidement supposée.
Les résultats scientifiques ne sont pas en dehors d’enjeux sociaux plus larges : ils sont l’objet de rapport de force et de compétitions.
Les connaissances scientifiques, celles de la science en train de se faire (qu’il faut distinguer des résultats scientifiques anciens, pour certains admis par tous), ne sont pas sans présenter quelques faiblesses. D’une part, elles évoluent par hypothèses et répondent à des questions posées qui ne sont pas sans être influencées par les croyances préalables, voire par des influences politiques (un chercheur anglais aura tendance à montrer que le vaccin anglais AstraZeneca est efficace ; il disposera de crédits pour aller dans ce sens).
Elles répondent à certaines questions pointues liées à l’hypothèse, mais les problèmes afférents, plus généraux, restent en question, et les résultats demandent toujours confirmations, car l’expérience a pu être biaisée par des facteurs externes, c’est-à-dire des variables qui n’étaient pas prises en compte. En outre, elles progressent par rectification successives ; elles sont parcellaires et spécialisées.
Le savoir du milieu scientifique se construit de la sorte de plusieurs manières : par l’expérimentation directe (mais dans ce cas le savoir est très limité, et parfois contredit par d’autres études) ; de seconde main, par la lecture des publications dans des revues (jugées plus ou moins sérieuses) ; par les discussions entre collègues au cours de colloques et séminaires.
Si les conclusions de plusieurs études vont dans le même sens, alors elles paraîtront pertinentes – il sera donc indispensable de considérer des métadonnées, c’est-à-dire les résultats de plusieurs expériences comparables, sachant que, dans la connaissance, la règle démocratique ne s’applique pas : quelqu’un peut avoir raison contre mille. Et puis, les résultats ne seront pertinents que dans la limite du savoir connu à ce jour. De la sorte, les sciences expérimentales progressent lentement, en débroussaillant, en rectifiant peu à peu, en déconstruisant et évacuant les faux problèmes, mais elles gardent de nombreuses zones d’ombres et d’ignorances.
Dans le même temps, les résultats scientifiques ne sont pas en dehors d’enjeux sociaux plus larges : ils sont l’objet de rapport de force et de compétitions entre les personnes, les laboratoires et les institutions. Il y a quelques semaines, en France, le vaccin AstraZeneca n’était pas recommandé pour les plus de soixante-cinq ans ; maintenant il n’est plus conseillé aux moins de cinquante-cinq ans. Admettre une ignorance sur certains points sera ainsi plus « scientifique » que déclarer « tout savoir » sur le vaccin. Ainsi, personne ne connait les effets à long terme du vaccin et s’il sera ou non nécessaire de le refaire annuellement ou selon un autre rythme.
Sur qui porter sa confiance ? Tel est le dilemme.
En revanche, les croyances reposent sur des certitudes, qui peuvent d’ailleurs s’exprimer sous la forme d’un scepticisme généralisé. Ce sont des prises de parti qui tranchent, et en cela elles l’emportent sur la connaissance méthodique, par définition hésitante, parcellaire et en cours de vérification. La confiance donnée amène à tenir pour vrai certains propos émis par certaines personnes, à se fier à quelqu’un et à être persuadé que, pour tel vaccin, les bénéfices l’emportent sur les risques. Ces actes de confiance reposent sur certaines paroles prononcées dans son entourage social.
De la sorte, les croyances sont non seulement nécessaires mais indispensables. Elles permettent une évaluation globale et facilitent l’action qui, lorsque des questions générales sont posées, suppose une décision d’ensemble : par exemple, faut-il autoriser ou non tel ou tel vaccin ? Devant des données multiples, parfois contradictoires, les choix opérés assurent la continuité de la vie.
Le savoir du citoyen bien informé, celui qui se documente ici et là, pèse le pour et le contre, relève d’une démarche intentionnelle peu fréquente. Il suppose du temps et l’accès aux moyens d’informations voire aux publications scientifiques, et une formation intellectuelle pour les comprendre.
La plupart des personnes se situe dans une autre zone : celle du savoir de sens commun. Et cela est tout à fait normal car tout le monde n’a pas l’envie, ni le temps, ni les moyens, ni la compétence pour évaluer avec discernement le bien fondé des vaccins. Il reste ainsi à s’en remettre principalement à des tiers.
Il faut admettre qu’il n’y a pas de choix et d’opinions hors du « bain social » et que la position adoptée est largement façonnée par les sources d’information auxquelles on est sujet plus ou moins passif (notamment dans le cas des médias mainstream) ou actif (notamment dans les réseaux sociaux). Sur qui porter sa confiance ? Tel est le dilemme. Sur des autorités choisies en fonction de critères psychologiques – liés aux émotions en jeu dans la peur de l’épidémie – ou sociologiques, à savoir sur les récits des corps scientifiques institués ou sur des discours critiques diffusés par d’autres influenceurs de la sphère politique et médiatique ?
D’une façon inévitable, et ceci aussi bien pour les positions pro- et anti-vaccin, les arguments déployés pour évoquer son choix en la matière reposent sur des emprunts d’idées, d’avis et, soulignons-le, sur des croyances qui circulent autour de soi et dans la sphère publique.
Ainsi n’y a-t-il pas de dualisme simpliste entre les sciences et les croyances, car les premières s’articulent sur les secondes dont elles sont elles-mêmes une expression sociale. Si les savoirs scientifiques se limitaient aux expériences qui les démontrent, ils ne répondraient guère aux questions sociales, plus vastes et générales. La fiabilité de nos convictions repose toujours sur une part de confiance dans les autres, où résonne toujours une part de croyances.
Au début du siècle, George Bernard Shaw écrivait : « Ce n’est pas l’incrédulité qui est dangereuse dans notre société, c’est la croyance. » Auquel Marcel Pagnol répondait : « Telle est la faiblesse de notre raison : elle ne sert le plus souvent qu’à justifier nos croyances. »