Nouvelle-Calédonie et décolonisation : passer à l’exercice pratique
Le Président de la République, on le sait, est sensible à l’histoire de la colonisation et aux enjeux mémoriels qu’elle sous-tend. Lors d’un déplacement en 2017 en Algérie, il condamnait celle-ci comme un acte de barbarie, un crime contre l’humanité et ajoutait : « Je l’ai fait en France […] et je l’ai fait partout où je me suis déplacé. La colonisation fait partie de l’histoire française […], fait partie de ce passé que nous devons regarder en face […] [1]. » Cinq ans plus tard, la position est fortement réaffirmée et élargie à d’autres sujets : la France doit regarder son passé en face.
Nul doute qu’au moment même où étaient réunis à Paris les principaux représentants des forces politiques calédoniennes pour préparer le troisième et ultime référendum prévu par l’accord de Nouméa qui décidera de l’avenir institutionnel du territoire, l’indépendance ou le maintien dans la République, le Président Emmanuel Macron et son ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu n’ignoraient rien de l’histoire douloureuse qu’a connue la Nouvelle-Calédonie, marquée par un régime colonial particulièrement ségrégatif et brutal envers ceux qu’on appelait alors les indigènes.
L’un et l’autre ont sans doute en tête l’histoire des spoliations foncières et le refoulement des populations kanak dans des réserves indigènes, l’application très dure du régime de l’indigénat, les obligations de travail, l’impôt de capitation pesant sur les seuls indigènes, autant d’éléments qui ont laissé des traces profondes dans les mémoires.
Leurs interlocuteurs kanak, nés entre 1940 et 1970, ont passé leur jeunesse dans un territoire d’Outre-mer libéré de la colonisation au sens institutionnel du terme, où les régimes juridiques discriminatoires ont été abolis en 1946 et le droit de vote étendu à toutes et tous en 1957. Mais ces générations d’hommes et de femmes kanak ont dû lutter toute leur jeunesse et une partie de leur vie d’adulte contre l’adversité et les effets d’héritage persistants de la situation coloniale : l’inégalité patente de la répartition foncière jusque dans les années 1970, la maintien des inégalités socio-économiques et la pauvreté des populations kanak reléguées dans les positions subalternes, les difficultés d’accès à l’éducation ou encore l’expression du racisme et du mépris envers la culture, les langues, les savoir-faire et les savoir-être kanak.
Les Calédoniens de toute origine se souviennent de ces réalités encore très prégnantes avant 1980 et savent que, sur la société calédonienne, pèsent les ombres d’un passé colonial qui a du mal à passer. L’explosion des évènements entre 1984 et 1988 a mené le pays au bord de la guerre civile engageant les acteurs locaux et les acteurs métropolitains dans une spirale de violence qui a conduit au drame final, 19 jeunes kanak tués dans la grotte d’Ouvéa, la mort de 6 gendarmes et militaires puis la mort des leaders indépendantistes Jean- Marie Tjibaou et Yeiwene Yeiwene.
De cette violence qui a profondément traumatisé l’ensemble de la population calédonienne et marqué durablement la classe politique française sont nés les accords de Matignon en 1988 puis l’accord de Nouméa de 1998 ouvrant une longue séquence de paix civile et de transformations dans le sens d’un rééquilibrage socio-économique, politique et culturel entre les diverses communautés.
La question aujourd’hui est de savoir si l’initiative du gouvernement est une réponse à la hauteur de ces enjeux.
Alors que cette séquence aujourd’hui s’achève en prévision du vote sur l’indépendance du territoire, ce rappel historique pourra paraître à certains fastidieux et inutile. Il est tout au contraire crucial pour comprendre les enjeux essentiels dans lesquels se situe la rencontre des représentants politiques calédoniens à Paris sur l’invitation du gouvernement.
Par-delà les péripéties politiques immédiates et les blocages que l’on connait, il s’agit de remettre cette rencontre et la séquence dans laquelle elle s’inscrit dans une longue durée qui rend justice au sens d’un combat pour deux générations de leaders kanak et qui met en lumière les transformations qu’a connues le pays depuis 30 ans ainsi que les progrès d’un « vivre ensemble » grâce aux efforts conjugués de toutes les communautés présentes dans le pays et du soutien de l’État français. Or, la question aujourd’hui est de savoir si l’initiative du gouvernement est une réponse à la hauteur de ces enjeux.
Rappelons que les Indépendantistes ont décidé en avril 2021 d’appeler à l’organisation du troisième et dernier référendum d’autodétermination prévu par l’Accord de Nouméa, à la suite des deux premiers qui ont eu lieu en 2018 et 2020. Les résultats – 57 % pour le Non à l’indépendance contre 43% pour le Oui en 2018, puis 53% pour le Non et 47 % pour le Oui en 2020 – ont révélé un resserrement des écarts entre le Oui et le Non mais aussi le maintien d’un puissant clivage entre une majorité de non Kanak votant en faveur du maintien dans la France et une majorité de Kanak votant pour l’indépendance, sur fond d’une mobilisation remarquable de l’électorat montant à 80 %.
L’issue du troisième référendum est très incertaine mais donnera très probablement un résultat serré à l’image des deux premiers. Il était donc très pertinent dans un tel contexte que le gouvernement s’attelle sérieusement à la préparation de ce dernier référendum et prépare un document cherchant à clarifier les implications du Oui ou du Non pour éclairer les électeurs.
On peut s’étonner, cependant, que ce document préparatoire émanant des services de l’État n’ait pas été réalisé dès 2018 pour aider à la réflexion de l’ensemble des partenaires. On peut aussi s’étonner que l’invitation faite à ces derniers de venir en discuter à Paris ne leur laisse qu’un délai de 8 à 15 jours maximum de réflexion et d’analyse. Or ce document préparatoire se voulait rigoureux et approfondi exigeant donc d’être soumis à discussion et expertise au sein de chacune des composantes politiques calédoniennes pour rendre la rencontre la plus profitable. C’est l’une des raisons avancées par l’Union Nationale pour l’indépendance (UNI) pour finalement décliner l’invitation.
L’autre raison concerne le format même de la rencontre parisienne organisée sur la base du groupe dit Leprédour, constitué en Nouvelle-Calédonie lors de la visite du Ministre des Outre-mer en octobre 2020 réunissant 5 figures indépendantistes et 5 figures loyalistes. Or la présente rencontre parisienne est présentée comme une étape essentielle, l’ouverture officielle par le gouvernement des préparations pour l’organisation du troisième référendum qui clôturera l’accord de Nouméa.
Vu toute l’importance que le gouvernement lui confère, on aurait pu s’attendre à ce que celui-ci respecte strictement le cadre de négociations adopté depuis 1998 pour suivre l’Accord de Nouméa par le biais du Comité des signataires plutôt que de choisir un nouveau format pour une réunion dont le programme restait encore flou dans les jours précédant la venue des représentants.
Dans le cas d’une victoire du Non, il est clair qu’on ne pourra en aucun cas se contenter d’un statu quo.
Quoiqu’il en soit, alors que les partenaires calédoniens, y compris les indépendantistes de l’UNI, sont en demande de discussions avec l’État, le gouvernement rate un coche puisque l’UNI, partenaire historique et incontournable, favorable à un projet d’indépendance en partenariat, manque à l’appel.
Le document lui-même se veut le résultat d’un important travail mené par les services de l’État pour éclairer les électeurs. L’introduction souligne d’emblée « le manque de symétrie en nombre de pages [34 contre 6] entre le Oui et le Non », sous prétexte que « les conséquences de l’indépendance sont plus nombreuses que celles d’un maintien dans la France ». Et de conclure, « cela est logique ».
La logique, en fait, ne nous apparaît pas clairement car dans le cas d’une victoire du Non sur la base d’un résultat serré, il est clair qu’on ne pourra en aucun cas se contenter d’un statu quo alors qu’une large partie de la population calédonienne dont la majorité des Kanak attend un changement en profondeur et risque d’être profondément déçue d’un résultat refermant une longue période porteuse d’espoirs et d’aspirations.
Il est crucial qu’en cas du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France, un projet alternatif engageant des réformes de fond soit mis rapidement sur le métier afin de répondre à ces aspirations portées en particulier par une partie de la jeunesse pour ne pas créer une dangereuse situation de frustration propice à l’explosion d’une situation déjà hautement inflammable.
Or les six pages consacrées aux implications du Non, qui se présentent comme un inventaire à la Prévert de questions générales sans que ne soient apportées de réponses ou de propositions par l’État, ne sont pas de nature à rassurer. Mis à part quelques garanties fondamentales, et en particulier le refus non négociable de la partition du territoire, le gouvernement n’apporte pas de projet qui pourrait donner un sens positif et dynamique à un avenir du territoire au sein de la République.
Pourtant, il y a là, une occasion unique à saisir pour que la France explore les voies de la décolonisation en pratique au delà des enjeux institutionnels dans un territoire d’outre-mer marqué par des dépendances et inégalités anciennes, résidus de formes de gouvernance coloniales et post coloniales.
La décolonisation n’est pas qu’une affaire institutionnelle, elle est aussi une affaire de pratiques.
La réflexion sur les implications du Non s’impose d’autant plus que la lecture des analyses bien plus développées sur les implications du Oui révèlent les difficultés et déséquilibres majeurs que connaît actuellement la Nouvelle-Calédonie, ce qui exige, quoiqu’il arrive, des réformes de taille. On peut citer : les déficits des régimes sociaux, le taux d’endettement des usines de nickel, l’extrême dépendance du pays à la France en matière d’importations de biens et de services auxquels s’ajoutent – ce que ne souligne pas suffisamment le document – la question des inégalités criantes, la nécessité d’une réforme fiscale plus redistributive, l’indexation des salaires des fonctionnaires, les effets pervers des politiques de défiscalisation, les effets de monopoles commerciaux et les marges abusives, la vie chère, la prise en charge d’une jeunesse en décrochage scolaire, la persistance de poches de pauvreté, l’insuffisante adaptation des programmes scolaires… Autant de problèmes dont on ne pourra pas faire l’économie de la réflexion quelque soit l’issue du référendum, et autant de leviers pour penser un nouveau projet de société plus équitable émancipé de logiques héritées du passé.
La décolonisation n’est pas qu’une affaire institutionnelle, elle est aussi une affaire de pratiques et de changements politiques et sociétaux. Si la Nouvelle-Calédonie devait rester dans l’ensemble français, elle devrait constituer un cas pratique, singulier certes mais inspirant pour repenser le pacte outre-mer et l’avenir des territoires ultra-marins et de leur place dans la République. Le travail du point de vue de l’État reste à faire.
Trente-quatre pages, en revanche, sont dévolues aux implications du Oui à l’indépendance. Le document proposé aux partenaires politiques calédoniens propose un scénario de sortie en passant en revue un ensemble de points institutionnels et financiers. Et si l’on comprend bien l’objectif de ce document, il s’agit de dessiner un scénario, partant d’un point zéro pour amorcer les négociations, qui consiste à exposer les effets d’une indépendance sèche entrainant tout à la fois la coupure des financements d’État, l’arrêt des aides de toutes sortes que le territoire reçoit via la France et via l’Europe, le départ des fonctionnaires, des militaires, gendarmes et policiers, professeurs et personnels de santé et de justice, auxquels s’ajouteront le retrait de la nationalité française et la suppression de l’accès des ressortissants à l’espace Schengen.
Si ce scénario a le mérite de procéder précisément à l’inventaire et la mesure des engagements de l’État français en Nouvelle-Calédonie, il fait silence sur la question des ressources que ce pays rapporte à la France et celle des intérêts géostratégiques qu’il permet de soutenir. Il met à plat les effets d’un départ brutal de la métropole dans un territoire construit depuis 168 ans sur une étroite dépendance économique renforcée encore depuis les années 1970.
Posé comme tel, le scénario d’une indépendance sèche, que personne ne souhaite, rappelle les pires scénarios des décolonisations passées et nourrit inutilement un puissant sentiment d’incertitude et de peur auquel s’ajoute la menace d’un mystérieux sondage « réalisé dans le cadre de l’écoute profonde de la société civile calédonienne » qui prévoit le départ immédiat de 10 000 à 70 000 résidents calédoniens sur une population comptant, en 2019, 271 407 personnes.
On peut bien sûr admettre que le texte proposé pour la rencontre organisée à Paris n’était qu’un document de travail préparatoire à vocation strictement interne, une sorte de base minimum pour commencer les négociations. Cependant ce document a fuité et se retrouve maintenant disponible sur les réseaux sociaux. On mesure les effets délétères qu’il peut produire agitant efficacement le camp de la peur et donnant indéniablement un signal : l’indépendance est extrêmement dangereuse pour un petit pays comme la Nouvelle-Calédonie qui risque de ne pouvoir soutenir le projet, se trouvant devant le travail colossal de reconstruire l’ensemble des partenariats internationaux.
Il est précisé par exemple que le Vanuatu, souvent cité en exemple comme un avenir probable et peu enviable de la Nouvelle-Calédonie-Kanaky par les opposants à l’indépendance, a mis 32 ans pour rejoindre l’OMC ! À la lecture des 34 pages consacrées aux implications du Oui à l’indépendance, on finit par se demander comment les pays anciennement colonisés ont-ils pu imaginer d’être un jour indépendants.
On ne peut que regretter la façon dont cette séquence politique a été organisée et a été publicisée – et notamment la manière dont elle vient de se clôturer avec l’annonce importante et discutée de la date du référendum et en l’absence de l’Union Nationale pour l’indépendance (UNI) pour partenaire historique et incontournable. La décolonisation n’est pas un exercice simple, loin de là, et la construction d’un nouveau pacte de société dans un pays anciennement colonisé, travaillé par les ombres de son passé et les effets d’héritages très concrets des inégalités structurelles anciennes, est hautement délicate et à haut risque. La société calédonienne a besoin de réassurance, de paix civile et d’un débat public riche et démocratique ainsi que du soutien d’un État français inventif et innovant capable d’imaginer de nouvelles formes d’alliances et coopérations avec ce pays du Pacifique à la fois si proche et si lointain.
L’accord de Nouméa portait l’ambition d’une issue par le haut à 168 ans de présence française et quel que soit le résultat du troisième référendum, cette ambition doit être soutenue par la quête d’un nouveau pacte acceptable par tous, ce que exige du côté calédonien et du côté français de regarder « l’histoire en face » et de rechercher une solution peut-être inédite. Ceci pour éviter à tout prix l’expression régressive de rapports de force aux relents de vieux schémas de domination qui constitueraient le terreau le plus favorable pour le retour des violences.