Lutter pour l’espace public – à propos d’EuropaCity
«Europacity participe au développement de “centre commerciaux” toujours plus grands, en périphérie de nos villes. C’est un modèle qui a largement contribué à la crise du petit commerce ces dernières décennies, à la dévitalisation du cœur de nos villes et de nos bourgs, ainsi qu’à une dépendance toujours plus forte à la voiture. […] Enfin, ce projet concourt à l’artificialisation de 80 hectares de terres agricoles. Or nous ne voulons plus laisser perdurer un étalement urbain qui depuis des décennies se fait au détriment de ces terres et des espaces naturels. »
Ces phrases, prononcées par la ministre de l’écologie Élisabeth Borne le 7 novembre 2019, lors du troisième conseil de défense écologique du gouvernement Philippe/Macron, annoncent l’abandon du projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity dans les terres agricoles du Triangle de Gonesse dans la banlieue nord de Paris. Hors de leur contexte, ces paroles semblent sorties de la bouche des militants environnementalistes qui se sont mobilisés pendant dix ans contre ce projet.
Il semblerait ainsi que gouvernement et militants soient tombés d’accord sur une nouvelle définition de l’intérêt général, plus soucieuse de l’environnement qu’auparavant. Pourtant, rien n’est moins sûr. En avril 2021, face à un regain de mobilisation, le Premier ministre Jean Castex a annoncé le maintien de la gare du Triangle de Gonesse à l’origine conçue pour servir EuropaCity. Pour les militants, cette gare en plein champ est un cheval de Troie de l’urbanisation à tout prix. Suivant la perspective que l’on adopte, l’annonce de l’abandon du projet EuropaCity par le gouvernement peut donc être lue différemment.
D’un côté, une lecture généreuse et un rien naïve considèrerait que le gouvernement a enfin pris conscience des enjeux environnementaux et va donc revoir sa conception de l’intérêt général. De l’autre, une lecture plus réaliste comprendrait que le gouvernement a été forcé d’abandonner ce projet par la mobilisation citoyenne, mais qu’il n’a pas pour autant changé ses façons de voir. Un retour sur cette lutte révèle de fait deux conceptions distinctes du public et de l’intérêt général que cette annonce ne réconcilie pas [1].
Trois camps et deux conceptions opposées de l’intérêt général
Le nom Triangle de Gonesse désigne un espace de 670 hectares de terres cultivées entre les aéroports Roissy-CDG et du Bourget, en bordure intérieure de l’agglomération parisienne. Sa forme à peu près triangulaire dont la pointe est dirigée vers Paris est délimitée par l’autoroute A1 à l’est et la départementale 317 à l’ouest, une autre voie rapide. Ainsi découpé, cet espace est resté agricole alors que les terres alentours se sont progressivement urbanisées au cours des cinquante dernières années.
Il faut dire que les avions survolent le triangle toutes les minutes environ en journée (et toutes les quatre minutes entre minuit et cinq heures du matin). Les plans d’exposition au bruit interdisent tout habitat, expliquant la conservation de ce havre vert entre autoroutes, zones logistiques et commerciales. Pourtant, depuis les années 1990, les promoteurs lorgnent sur ces terres non encore bâties. Dans les années 2000, ils ont réussi à construire une zone d’entrepôts dans sa pointe sud, à la place de champs de tulipes.
Le premier groupe d’acteurs de cette longue dispute est celui des aménageurs. Il inclut des acteurs privés comme Ceetrus, ex-Immochan, promoteur du projet EuropaCity, locomotive du projet d’urbanisation de la zone. C’est un projet d’investissement privé de 3 milliards d’euros, proposé par l’alliance internationale des groupes Auchan Holding [2] et Dalian Wanda [3]. Il associe un parc d’attractions, une piste de ski, un parc aquatique, des hôtels, un musée, une salle de concert et une ferme urbaine à un centre commercial de 500 boutiques (le plus grand d’Europe).
Les promoteurs annoncent la création de 10 000 emplois et une fréquentation prévue de 31 millions de visiteurs par an, soit deux fois plus qu’Eurodisney, distribués entre zones gratuites ou « freemium » et zones payantes ou « premium ». Ils comptent profiter de la proximité de l’aéroport de Roissy et d’une nouvelle gare du métro du Grand Paris Express, construite au milieu des champs expressément pour ce projet, pour renouveler leur modèle commercial en perte de vitesse en associant grande surface et parcs d’attraction, selon la théorie du « marketing expérientiel ».
Le camp des aménageurs regroupe aussi des établissements publics, comme Grand Paris Aménagement, porteur de la Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) du Triangle de Gonesse, l’Établissement Public Foncier de la région Île-de-France, chargé d’exproprier les terres ou encore la Société du Grand Paris, chargée de construire la ligne 17N du Grand Paris Express avec sa station dans le Triangle. Ces établissements sont contrôlés par le gouvernement et les collectivités territoriales qui siègent à leurs conseils d’administration.
Un autre acteur public est la mairie de Gonesse, responsable du changement d’affectation des sols du Triangle d’un usage agricole à une urbanisation par des constructions. Jean Pierre Blazy, membre du parti socialiste, à la tête de la ville depuis 1995 est le premier défenseur du projet. L’argument de tous ces acteurs pour justifier l’urbanisation des terres est le développement économique. Les promesses d’emploi ainsi que la revalorisation de l’image de la ville de Gonesse garantissent selon eux l’utilité publique du projet, qu’ils défendent lors de la concertation avec les habitants.
La première conception pose ainsi l’intérêt général et l’espace public comme une production des pouvoirs publics associés aux promoteurs privés en faveur du développement économique et de l’emploi. Le public est représenté par le gouvernement et ses administrations. C’est une conception théorisée dès 1925 par Walter Lippmann, pour laquelle les analyses techniques et économiques doivent être laissées aux spécialistes qui se chargent de les présenter aux citoyens qui ne forment qu’un « public fantôme ».
Le deuxième camp est celui des agriculteurs de la Plaine de France. Victimes d’évictions liées à l’urbanisation, toujours plus nombreuses depuis les années 1960, ils ont progressivement relocalisé leurs exploitations en plus grande périphérie, tout en faisant exploiter les terres du triangle en céréaliculture intensive. La terre est profonde et ne nécessite pas d’arrosage. Les rendements en céréales, soutenus par les intrants chimiques, sont parmi les meilleurs d’Europe [4]. Sans perspective d’avenir sur ces terres, ils sont aujourd’hui une dizaine de familles, accusées par le camp des aménageurs d’avoir pollué une terre qui ne vaudrait plus rien.
Seuls deux exploitants, encore domiciliés à Gonesse, s’opposent à leur éviction qui marquerait la fin de leur activité. La Chambre d’Agriculture de la région Île-de-France et la Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FDSEA) dominant dans le Val d’Oise ont une position officiellement résignée. Ils acceptent l’urbanisation des terres du Triangle en échange de promesses de meilleures protections des autres terres plus éloignées de Paris et, surtout, d’indemnités d’éviction conséquentes. Ils reconnaissent ainsi que le développement économique par l’aménagement prime sur la production agricole.
Enfin, l’association Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG, ci-après « le collectif ») s’oppose à l’urbanisation des terres agricoles et au projet EuropaCity. Présidée par le charismatique Bernard Loup, militant connu dans le département pour avoir défait plusieurs projets de centres commerciaux, son conseil d’administration est constitué d’une vingtaine d’environnementalistes de la région nord-est parisienne. Elle compte environ 200 membres dont une dizaine d’associations, comme France Nature Environnement.
Opposée à EuropaCity, elle tient un autre discours. Ces terres sont parmi les plus fertiles d’Europe. Elles sont cultivées depuis plus de 2 500 ans, comme l’ont montré les fouilles d’archéologie préventives en prévision des travaux. Il importe donc de ne pas détruire ces sols et de s’inscrire dans une continuité historique : si Paris a pu croître, c’est justement grâce à ces terres qui l’ont nourrie depuis des siècles et ont garanti sa sécurité alimentaire. Les environnementalistes accusent les aménageurs de profiter du fort taux de chômage local, notamment chez les jeunes [5], pour faire miroiter des emplois imaginaires, alors que la zone est déjà largement dotée en centres commerciaux.
Comme beaucoup de mobilisations contre les « grands projets inutiles et imposés [6] » à la suite de la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes par les habitants de la ZAD (zone à défendre), leur action utilise cinq canaux de lutte : juridique, politique, médiatique, d’action sur le terrain et de contre-projet. Leur discours s’appuie ainsi sur trois raisons opposées à celle des aménageurs : ils contestent les promesses exagérées de développement économique d’un modèle qui ne résout pas les problèmes de pauvreté. Ils critiquent une destruction des terres agricoles et un consumérisme qui mène la société dans le mur d’un point de vue alimentaire et environnemental.
Ils offrent enfin une vision d’un autre mode de développement véritablement durable, au sens ou leur contre-projet, appelé CARMA (Coopération pour une Ambition agricole, Rurale et Métropolitaine d’Avenir), combine agriculture à destination locale et préservation de la biodiversité. Persuadés de la légitimité et de la justesse de leur argumentation, ils recherchent un maximum de visibilité afin de gagner le soutien des médias et de l’opinion publique.
Le public est alors constitué par des citoyens mobilisés. C’est la conception de John Dewey [7], opposant historique de Lippmann. Elle considère que les citoyens sont capables de décider par eux-mêmes des solutions à apporter aux problèmes collectifs que le gouvernement est ensuite chargé d’appliquer.
Première scène de confrontation : la concertation
Les procédures d’urbanisme opérationnel obligent les aménageurs à organiser des phases de concertation publique. La plus marquante est le débat public organisé par la commission du même nom en vertu de l’importance du budget investi par les promoteurs du projet EuropaCity. Organisé sur quatre mois au printemps 2016, il a permis aux militants de se renseigner sur la nature du projet et de former leur propre analyse. La commission a notamment consulté des experts et demandé aux groupes mobilisés de produire des cahiers d’acteurs bien informés. Des discussions parfois animées ont eu lieu lors de cinq réunions publiques, trois conférences débat et neuf ateliers thématiques.
Ce processus a notamment permis de discuter le nombre d’emplois nets créés par le projet en incluant ceux qui seraient « cannibalisés » dans les commerces alentours. Suivant les interprétations, le chiffre d’emplois créés est ainsi passé de 12 000 à une fourchette de 0 à 8 000. À l’issue de ce processus, la présidente de la commission constate une confrontation entre « deux visions de la société aux antipodes l’une de l’autre ». Elle recommande néanmoins la poursuite des débats sous l’égide de garants.
En réponse, les promoteurs font évoluer leur projet qui fait apparaître une ferme urbaine et un parc arboré. Pour leur part, les militants ressortent de cette expérience confortés dans leur opinion par les études qu’ils ont pu mener. Ils quittent alors les débats et s’engagent autrement dans la lutte contre le projet, en organisant des événements festifs dans le triangle même. Parallèlement, ils participent aux enquêtes publiques que les aménageurs sont obligés de conduire pour obtenir les diverses autorisations préfectorales. Mais leurs avis ne sont qu’informatifs et les conclusions des commissaires enquêteurs ne sont que consultatives, sans conséquence sur les décisions d’aménagement.
Ainsi, en 2017, en dépit d’un avis défavorable du commissaire-enquêteur, le conseil municipal de la ville de Gonesse vote la révision de son plan local d’urbanisme (PLU) autorisant la construction dans les terres agricoles. En 2018, un autre commissaire enquêteur donne un avis favorable à la déclaration d’utilité publique de la ZAC du Triangle de Gonesse, bien que 80 % des 3 400 avis récoltés soient négatifs. Ces épisodes montrent les limites de la conception représentative du public et de l’intérêt général qui semble, malgré la concertation, peu capable de tenir compte des avis des citoyens.
Deuxième scène : les tribunaux
Si l’avis négatif du commissaire enquêteur n’est que consultatif, il peut en revanche être invoqué au tribunal pour faire casser une décision. C’est ainsi que le collectif a réussi à faire annuler la révision du PLU par le tribunal administratif de Cergy. Il a aussi obtenu l’annulation de l’arrêté de création de la ZAC du Triangle de Gonesse et une suspension des travaux de la ligne 17 du Grand Paris Express. Pourtant, ces jugements ont tous été rejetés par la Cour d’appel administrative de Versailles.
Ces procès ont toutefois permis de retarder les travaux. Ils ont aussi contribué à la médiatisation de la lutte et exposé plus clairement encore que lors du débat public, quoique de façon juridique, les arguments des parties en défense de leur conception de l’intérêt général et du public. Les audiences sont ainsi des scènes de dévoilement des valeurs auxquelles les promoteurs et les militants tiennent. En l’occurrence, elles opposent la construction à tout prix d’un coté à des activités plus durables et respectueuses du vivant de l’autre.
Troisième scène : les événements et les médias
Échaudés par une concertation et des audiences sans conséquence, les militants organisent chaque année depuis 2017 une fête dans les terres menacées sur un terrain prêté par un agriculteur opposé à l’urbanisation et un autre événement à Paris. Ces manifestations attirent entre 1 000 et 1 500 personnes. Elles permettent au collectif de rendre cet espace public de deux façons complémentaires. D’une part, elles le font découvrir à de nombreux visiteurs. D’autre part, elles offrent des débats afin d’exposer les arguments contre l’artificialisation des terres à tout le monde et notamment aux femmes et hommes politiques et aux journalistes.
Cela contribue à faire connaître les lieux et la cause à la fois directement, par une expérience vécue, et indirectement, par les nombreux articles de presse et les publications individuelles et associatives dans les réseaux sociaux. Ces fêtes, entre autres actions, ont ainsi lancé un processus de publicisation au sens de Dewey. Il consiste à rendre publics simultanément un espace, un trouble (la menace d’artificialisation) et un collectif. Ceux-ci deviennent alors respectivement un espace public, un problème public et un public. Le but d’une telle mobilisation est d’influencer les pouvoirs publics afin qu’ils ne puissent faire autrement que d’en tirer les conséquences qui s’imposent : l’abandon du projet.
Cette bataille n’est pas évidente à mener. Outre la difficulté à faire venir des centaines de personnes dans un espace difficilement accessible et inconnu, les militants ont aussi fait l’objet de mesures d’expulsion par les aménageurs qui ont tenté de museler cette forme d’expression au tribunal. Pourtant, cette lutte est efficace, puisque le collectif a gagné le soutien des médias, ce qui a mené à l’annulation du projet EuropaCity.
La publicisation contre le public clé en main
Ces trois scènes, la concertation, les procès au tribunal et les événements festifs et militants illustrent chacune d’une façon différente deux conceptions antagonistes du public et de l’intérêt général. La concertation oppose un public à consulter mais dont on n’écoute que peu les avis (le « public fantôme ») à un public qui mène l’enquête et se forge sa propre opinion, indépendante de celle des aménageurs.
Les procès révèlent un intérêt général changeant suivant les cours, plus enclin à la protection de l’environnement en première instance, mais protecteur du droit à construire en appel. Ils permettent aussi aux militants de poursuivre leur enquête et d’intéresser les médias. Enfin, les événements festifs transforment l’espace contesté en espace public en le rendant accessible à tout le monde à la fois physiquement et intellectuellement, à travers les débats et les médias, alors que les aménageurs cherchent au contraire à réduire son accessibilité.
En février 2021, un an après l’abandon d’EuropaCity et devant l’imminence des travaux de la gare en plein champ, les militants se sont résolus à recourir à des moyens illégaux, mais non violents. Ils ont ouvert la première ZAD d’Île-de-France. Cette occupation a emprunté ce moyen d’action aux activistes de Notre-Dame-des-Landes, mais elle s’est aussi inscrite dans l’histoire de cette lutte et en particulier de sa conception du public et de l’intérêt général. C’est ainsi qu’elle a conjugué illégalisme et culture publique et créé la première ZAD publique de France. Elle s’est ouverte et exposée jusque dans son fonctionnement interne aux visiteurs et aux journalistes afin de gagner l’assentiment de l’opinion publique et de faire basculer la décision en sa faveur.
Si la mobilisation peut se permettre cette action, c’est parce que les valeurs environnementales ont beaucoup progressé dans la culture nationale et sont considérées comme légitimes par de nombreux citoyens et jusque dans des textes de lois. Mais cela ne veut pas dire qu’elles ont une influence sur l’aménagement urbain, qui semble rétif à toute remise en cause, ou qu’elles sont capables d’influencer la décision du gouvernement en dépit d’une conception de l’intérêt public qui lui échappe mais qu’il revendique pourtant. La ZAD a été évacuée de force au bout de 17 jours et les travaux d’urbanisation ont immédiatement commencé. Début mai, le Premier ministre a dévoilé le nouveau projet d’aménagement de ce territoire, certes moins ambitieux, mais ne parvenant toujours pas à apaiser la colère des militants écologistes.
Au final, si le gouvernement a abandonné le projet EuropaCity, mais pas la gare du Triangle de Gonesse, il faut donc croire qu’il a dû céder à la pression publique, mais qu’il n’a pas pour autant accepté que le public ainsi constitué lui impose ses propres choix d’aménagement. La conception représentative du public soutenue par les aménageurs apparait rétive à la discussion publique et n’accepte d’être questionnée qu’à la marge. Construire reste toujours l’objectif des aménageurs publics et privés, même s’ils ont aujourd’hui plus de mal à présenter cela comme un intérêt général.
C’est un des acquis de cette lutte : par son action, le collectif pour le Triangle de Gonesse contribue à redéfinir le public et l’intérêt général dans un sens plus participatif et moins représentatif.
NDLR : Ce texte fait partie d’une série engagée par AOC, en partenariat avec le podcast Public Pride, autour des différentes occurrences des mots du public, le brouillage de la frontière public-privé et le coût démocratique de ces évolutions. Ce texte s’appuie sur le premier épisode du podcast, à écouter ici.